Engrenages tourne toujours

C’est la sombre destinée de tout journaliste spécialiste des séries. Quand vous sortez en soirée, ça ne rate quasiment jamais. Pour peu qu’on apprenne votre job, on vous pose LA question, celle dont vous cauchemardez toutes les nuits, celle qu’on écrira sur votre tombe, celle qui résonnera plus longtemps dans votre crane que votre premier « papa, c’est quoi cette bouteille de lait ? » : « C’est quoi ta série préférée ? » Autrement dit, et parfois autrement formulé : quelle est la meilleure série du moment ? En matière de séries américaines, la réponse est difficile (moi, je répond Breaking Bad, mais je crains de tomber sur un pro Mad Men et du coup de pourrir l’ambiance). Côté paf, en revanche, j’hésite rarement : la meilleure série française, c’est Engrenages, dont la saison 4 débute ce soir sur Canal+.

Bien sûr, j’aime beaucoup Fais pas ci, fais pas ça, j’ai un faible pour les WorkinGirls, et j’ai défendu par-ci par-là d’autres projets, mais aucune série n’a su faire preuve d’une telle stabilité, aussi bien dans ses intrigues que dans ses personnages, sa réalisation, ses acteurs, etc. J’avais vu d’un œil distrait la première saison, en 2005. A l’époque, Canal+ se lançait dans les séries, et on ne disait pas encore comme on dit « aujourd’hui, il va pleuvoir », « Canal+, c’est autre chose niveau séries quand même. » Et puis est venue la saison 2. Plus nerveuse, plus réaliste, déjà filmée à l’épaule, déjà impeccable sur les seconds rôles (Reda Kateb en dealer rappeur !). Les comédiens avaient appris à se connaître et à connaître leurs rôles. Les cheveux courts, Caroline Proust s’était glissée dans le personnage de Laure Berthaud, renvoyant Julie Lescaut à ses études. On ne pouvait en douter, on tenait un bon polar. Confirmé dans une saison 3 à l’intrigue sans doute plus convenue (un tueur en série), mais où tous les personnages s’épaississaient encore.

La saison 4, qui commence donc ce soir, est aussi excellente — même si je garde une préférence pour la deux, sans doute parce que c’est d’elle qu’est venu mon intérêt pour la série. Engrenages est une des rares séries françaises que je regarde jusqu’au bout, épisode après épisode, dès que la chaîne me les fait porter en DVD. Pourquoi ?

Parce que les intrigues sont complexes et bien foutues.
L’idée, simple, d’Engrenages, c’est de mêler police et justice. Il faut que chacun de ses personnages – en gros, une flique, Laure Berthaud, et son équipe, un juge, François Roban, et des avocats, Joséphine Karlsson et Pierre Clément – se dépêtre d’une situation compliquée, voire complètement galère, tout en participant en partie aux galères des autres, chacun s’inscrivant dans un même système. Les pubs pour cette saison 4, placardées dans tout Paris, montrent un labyrinthe. Une grosse pelote de fils barbelés ferait aussi l’affaire. Les scénaristes n’évitent pas quelques facilités, et certaines sous-intrigues se résolvent un peu facilement – on ne dira pas ici lesquelles, pour ne pas spoiler – mais, dans l’ensemble, c’est du bon boulot de scénariste.

Parce que la police et la justice en prennent pour leur grade.
Engrenages est co-scénarisée par un flic, Eric de Barahir, mais elle ne fait pas l’éloge de la police pour autant. Berthaud et ses hommes (à commencer par les fidèles Tintin et Gilou) ne respectent pas les règles, font des conneries, évitent les sanctions comme ils peuvent, sont faillibles. Pas des Vic Mackey en puissance, pas non plus les bourrins de Braquo, descendante bodybuildée et moins fine d’Engrenages, mais des flics qui font ce qu’ils peuvent, et le font bien. Malgré leur hiérarchie, qui mériterait des claques dans cette saison 4, surtout le nouveau chef de leur section, un type qui ne pense que chiffres et promotion personnelle. Ce n’est pas plus rose au palais de justice, où la ligne blanche est allégrement dépassée par des magistrats à la déontologie contestable – secoués par le génial juge Roban dans cette saison 4. Noir c’est noir, mais sans tomber dans un « tous pourris » ou une critique irréfléchie. Ça fait du bien aux yeux et du bien au cerveau.

Parce qu’Engrenages fait de son mieux pour coller à la réalité.
Nous n’irons pas dire aux scénaristes de la série qu’ils font le The Wire à la française, ils prendraient la grosse tête. Mais Engrenages s’inscrit bien dans la société française contemporaine. Sa saison 2, justement, reste une des plongées les plus convaincantes dans les « cités. » Le nouveau volet s’ouvre sur une arrestation de sans-papiers, traite la question des extrémismes de gauche, de la modification de la législation sur la garde à vue*, et des militants du PKK, les indépendantistes Kurdes, dont certains ont été arrêtés vendredi dernier à Marseille, dans la réalité. Pas de frime, des bureaux exigus, des appartements crédibles, des gens qui ne ressemblent pas à des mannequins – il y a quelques belles gueules, mais surtout une collection de « gueules » tout court, à mettre au crédit des casteurs. Bref, Engrenages ressemble assez au vrai monde (en mode galère), et c’est une excellente chose.

Parce que les personnages et leurs interprètes sont attachants.
Ils ont tous sévèrement morflé dans la vie, et sont devenus au mieux des gens biens mais caractériels – Laure Berthaud – au pire des gens complètement largués, qui peinent à prendre de bonnes décisions – Joséphine Karlsson. Quoi qu’il en soit, on les retrouve à chaque saison avec joie. On les retrouve, parce qu’on s’est attaché à eux, parce qu’il importe qu’ils s’en sortent, parce qu’ils existent, qu’ils continuent d’exister en leur absence de nos écrans – pourtant deux ans entre chaque saison. C’est tout con, mais c’est souvent ce qui fait une bonne série : des personnages solides, qu’on aime retrouver. Grace à eux, on pardonnera les facilités scénaristiques, et même les quelques développements intimes ratés. Que dire des comédiens ? Passés quelques seconds rôles moyens (le méchant militant extrémiste de cette saison 4 m’irrite) ils sont tous formidables. Mention spéciale à Caroline Proust, 100% crédible, et au formidable Philippe Duclos (le juge Roban), parfait à tous les niveaux, drôle, grave, intriguant, touchant. Mon personnage préféré.

Parce qu’Engrenages est joliment réalisée.
On pourra lui reprocher d’abuser de certains filtres – j’ai revu la saison 3 récemment, qui est toute bleue – mais les parti-pris d’Engrenages sont respectés, et jouent un rôle clef : caméra à l’épaule, façon reportage mais pas au point de vomir son goûter, scènes rapides, ambiance nocturne et, détail essentiel, on suit la police, sur ses pas. Il y a un « style Engrenages », et Jean-Marc Brondolo, Virginie Sauver et Manuel Boursinhac (déjà sur la saison 3) s’y sont tenu dans cette nouvelle saison.

Sans vouloir ressembler à une série américaine, sans refuser de s’inscrire dans la société française, sans se priver d’aller un peu loin pour qu’on s’amuse un peu plus, en ayant le bon goût de faire jouer de bons comédiens et de leur offrir un texte qui leur permette de briller, Engrenages est devenue ma série française préférée. Ce qui n’est pas très original, je vous l’accorde, l’ensemble de la critique tendant à aimer la série. Je ne demande qu’une chose : qu’une autre fasse aussi bien, si possible dans un autre genre que le polar.

Engrenages, saison 4, lundi à 20h55 sur Canal+

* P.S : notons que cette thématique aurait peut-être mérité un développement plus fin. Elle est quasi limitée au désaccord des flics.

5 commentaires pour “Engrenages tourne toujours”

  1. Je suis complètement d’accord avec vous. La seule série française qui soutient la comparaison avec ses cousines US ou UK.

  2. Excellente série. Quelqu’un sait-il qui joue le rôle du président du tribunal qui reçoit le juge Roban?
    Merci.

  3. @titi39 C’est le juge Thiel en personne. Un vrai juge dans un rôle à contre emploi.

  4. Une excellente (ou presque… lire ci-après) critique de cette excellente série, sans citer une seule fois le nom du génial Thierry Godard… y’a embrouille ??

  5. @Ronan Oh non pas du tout, j’ai même reçu Thierry Godard sur Le Mouv’ ! Un excellent acteur, indeed !

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