Raisons de la pure critique

disques

La publication de Rock critics, une copieuse anthologie de la critique rock française, offre l’occasion d’un retour en arrière mais aussi d’un bilan de santé (précaire) de la littérature musicale hexagonale actuelle.

On croit souvent qu’une anthologie sert à se replonger dans les grands moments d’un genre. Pas seulement : en lire une, c’est aussi prendre à la fois la mesure de ce qui manque et de ce qui s’est perdu. A la lecture de Rock critics, deuxième essai compilatoire (1) de la littérature rock française que viennent de tenter les éditions Don Quichotte, on se désolera dans un premier temps de quelques absences fâcheuses (oublis ou refus des intéressés?), dont celles de piliers des Inrockuptibles mensuels comme JD Beauvallet et Gilles Tordjman (un texte sublime de ce dernier sur Tim Buckley, notamment, n’aurait pas déparé dans l’ensemble).

Dans un deuxième temps, on se délectera de quelques pépites: un article superbe de Philippe Garnier sur un sujet aussi banal et récurrent que «le dernier Stones», un éloge furieux du colonel Parker par Bayon, une interview au long cours de Brian Wilson — période has been — par Michka Assayas ou encore une réjouissante analyse philosophico-morale d’AC/DC (« pas juste un groupe à riffs, mais un groupe à riffs justes ») par Arnaud Viviant. Une fois établi le décompte des absences et des présences, on pourra revenir à l’étymologie du mot anthologie, anthologeo, «cueillir des fleurs»; ou plutôt se servir de celles-ci, d’une certaine façon, pour fleurir une chambre d’hôpital. Celle d’une critique rock française qui, comme en témoigne par exemple ce texte curieux et anonyme publié l’an passé sur le site des Inrockuptibles, semble ne plus trop savoir comment porter la plume dans le couplet.

Ce bilan de santé est une affaire, forcément, de chiffres et de lettres, et les premiers, comme souvent quand il s’agit de presse, ont l’allure d’une plongée aux abysses. Comme le rappelle le journaliste Denis Roulleau dans l’introduction du livre, le second couteau de la critique rock française, Best, vendait 200.000 exemplaires par mois en 1980 ; aujourd’hui, Rock’n’Folk et Les Inrockuptibles tirent à 68.000 exemplaires environ respectivement par mois et par semaine, pour une diffusion payée inférieure d’un bon tiers. Autre chiffre à calculer pour jouer à se faire peur, celui du nombre de feuillets abattus par plusieurs des articles de ce recueil (quarante pour le plus long, une interview des Stones par Bruno Blum dans Best), et le comparer à celui d’articles actuels. Sans surprise, en comparaison, la presse musicale actuelle a suivi l’évolution des autres publications : au plus court.

Au-delà de ces petits jeux comptables, reste le retour aux textes – sachant qu’on sera bien en peine de démêler la poule de l’oeuf : qui, de la baisse de qualité des textes, du raccourcissement des articles et de la diminution de la diffusion, est arrivé en premier ? A la lecture de Rock critics, plusieurs traits frappent en tout cas comme des secrets trop souvent égarés : une science du pas de côté, du coup de dé, de la règle du je. Prenez Patrick Eudeline qui, dans un texte sur les Sex Pistols, balance en 1977 : «La garage-scène new-yorkaise avec ses pauvres Ramones ou les étudiants de Talking Heads et Television est bien larguée». Le genre de jugement qui fait rigoler aujourd’hui quand on réécoute Fear of Music ou Marquee Moon, mais constitue aussi une prise de risque qu’on ne voit plus trop à l’heure où les critiques musicaux ne cherchent qu’à satisfaire toutes les niches et publics pop sans les mettre en rapport, quitte à faire le grand écart des chroniques élogieuses entre Carla Bruni et Animal Collective. Comme si la critique musicale était définitivement «horizontale» par opposition à une critique de cinéma «verticale», attachée encore à hiérarchiser et mettre en perspective la qualité des oeuvres : il est inimaginable de voir en France autour d’un disque une controverse critique semblable à celle ayant entouré la Palme d’or du dernier Festival de Cannes, Uncle Bonmee who can recall his past lives d’Apichatpong Weerasethakul.

Voyez, ensuite, Arnaud Viviant qui analyse AC/DC à coups de Nietszche, Heidegger ou Chomsky : intellectualisme, prétention? Non, simplement l’idée de s’emparer d’un objet apparemment éloigné de la ligne éditoriale de son journal (Les Inrockuptibles, en l’occurrence) puis d’écrire dessus en dansant sur cette ligne – et non de la franchir pour aller se vautrer dans la critique complaisante à l’égard d’un objet grand public, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui dans la presse, recherche d’audience à tout prix oblige.

Relisez, enfin, le texte de Garnier sur les Stones pour voir comment parler à la première personne sans tomber dans le tout à l’ego ou le clin d’oeil lourdingue et faussement copain au lecteur : «La première fois que je me suis mis à vraiment écouter les Stones, c’était déjà “trop tard”. C’était la première fois que L. m’amenait chez lui. Sa chambre était minuscule et il couchait dans un lit Empire trop petit pour lui ; tout y fleurait la vieille France et le bon goût. Mais il y avait cette pile de 45 tours… Et il se levait tard, parce que la nuit il écoutait les radios-pirates ; c’était vraiment le seul avantage de vivre en Normandie ». En quelques lignes, une esthétique du souvenir personnel bien plus brillante que la plupart des pseudo-reportages «gonzo» qui pullulent aujourd’hui, et consistent généralement à comparer la qualité des différents alcools de l’espace VIP d’une salle de concert. A surjouer la coolitude alors que, au fond, le critique rock reste le type qui tient la chandelle entre un lecteur et un disque. «The only true currency in this bankrupt world is what we share with someone else when we’re uncool»: ces mots attribués à Lester Bangs dans le film Presque célèbre datent des années 70 et restent plus valables que jamais dans un monde des médias bien bankrupt.

On arrêtera là les exemples: chacun pourra trouver dans cet intéressant et inégal (bref, une anthologie) Rock critics ses quatre ou cinq os critiques et stylistiques à ronger – et tant pis si cela fait exhumation ou adoration de vieux squelettes. Bien sûr, on se souviendra que l’époque compilée dans ce livre n’avait pas que des avantages du point de vue de la critique musicale (les sources d’information se sont depuis multipliées, diversifiées, démocratisées avec les blogs musicaux) ; on dira que cette nostalgie d’un âge d’or supposé de la presse musicale est un peu réac et que, plutôt que se replonger dans l’ancien testament, on ferait mieux de tenter d’inventer le nouveau, quand bien même il passerait par 140 caractères ou deux chiffres et une virgule. On aura raison, bien sûr, mais on ne pourra s’empêcher de penser, le stylo ou le clavier à la main, à cette phrase de Philippe Garnier, encore lui, en chute d’un article sur les scènes punks de Cleveland et Boston : «Il est grand temps de commencer à faire, en moins bien, ce qui nous a toujours plu».

Jean-Marie Pottier

Rock critics, préface de Pierre Lescure, présentation de Denis Roulleau, éditions Don Quichotte, 500 pages.

(1) Gilles Verlant avait compilé il y a dix ans des textes parus entre 1960 et 1975 dans un livre appelé Le Rock et la plume (éditions Hors Collection) dont le deuxième volume, pourtant prévu, n’est à notre connaissance jamais paru.

Photo: Flick CC by sashafatcat

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Alex Chilton, étoile fuyante

Ce qu’un ouragan n’avait pas réussi, une peine de coeur l’a fait. Cinq ans après avoir été brièvement porté disparu lors du passage de Katrina sur la Louisiane, Alex Chilton est mort le 17 mars à la Nouvelle-Orléans, a priori d’un arrêt cardiaque. Dix jours après le suicide de Mark Linkous de Sparklehorse disparaît un autre songwriter cabossé d’exception, dont, en quarante ans de carrière, l’image se sera reflétée, de manière oblique et intermittente, dans celles d’autres figures cultes du rock comme Brian Wilson (le génie mélodique carbonisé) ou Scott Walker (l’idole précoce reconvertie le long d’une seconde carrière féconde).

Alex Chilton, Bowery 1977 - A la sortie du CBGB. ©GODLISAu départ, pourtant, il y a un simple petit tube qui, aujourd’hui encore, passe comme une lettre à la poste: «The Letter», récemment réexhumé par le juke-box nostalgique Good Morning England, comme une carte postale des sixties redoutablement efficace, du genre à passer en boucle sur les radios adult-rock. Dans cette usine à tubes qu’est l’année 1967, Alex Chilton a alors à peine seize ans et sa plus grande réussite, qu’il chante d’une voix étonnamment grave (sa fragilité attendra la suite de sa carrière pour ressortir), est l’oeuvre d’un musicien country du nom de Wayne Carson Thompson. Lui et ses comparses sont bien habillés, le cheveu long mais bien coiffé sur les photos, et chantent, aidés de musiciens de studio, des compositions écrites par d’autres. Il n’a pas encore trouvé sa voix.

Pour cela, il faudra rompre avec les Box Tops pour repartir, quatre ans plus tard, d’un autre studio de Memphis, Ardent, avec trois musiciens du cru, Jody Stephens, Andy Hummel et Chris Bell. En ce dernier, Chilton a trouvé son McCartney — lui plus torturé, l’autre plus mélodieux. Fragilisant sa voix, s’autorisant des aigus, faisant sonner davantage sa guitare, Chilton codifie sous l’intitulé mercantile de Big Star (le nom d’une chaîne de supermarchés du Sud-Est des Etats-Unis) une quasi-marque déposée, la power-pop. Ce genre que les Américains résument parfois sous l’expression hard-jangle, avec ses guitares carillonnantes et tranchantes, accouplant les Byrds aux Who, les Etats-Unis à l’Angleterre. Dès son premier disque, #1 Record (1972), Big Star résume pourtant le style autant qu’il le dépasse : les fondations sont solides, les titres charpentés, mais le groupe est déjà sur un fil, à l’image de ces petits miracles de slows instables que sont “The Ballad of El Goodo” et “Thirteen”. Le disque est une réussite critique mais un ratage commercial et Chris Bell, le second couteau très bien affûté, claque la porte pour aller poursuivre une carrière solo qui le conduira à un accident de voiture mortel, en décembre 1978, et à un disque posthume culte, I Am the Cosmos.

Sous sa célèbre pochette signée du photographe William Eggleston, Radio City, qui suit en 1974, creuse les mêmes sillons (Bell en avait ébauché les fondations avant de partir), affine la formule jusqu’à parvenir au single parfait, «September Gurls». Toute la power-pop résumée en une formule, filles et automne, jeunesse et mélancolie, trois minutes derrière lesquelles s’échineront à courir les groupes de la vague power-pop du tournant des 80’s (le R.E.M. des débuts, The Bongos, The dB’s…) et certains mélodistes radieux des 90’s (Teenage FanClub, Wilco). Pour paraphraser ce que disait Brian Eno du Velvet Underground, peu de gens ont acheté les deux premiers disques de Big Star, mais chacun d’entre eux a composé des tubes.

A sa façon, Big Star est d’ailleurs un autre Velvet Underground, assemblage de musiciens qui se délite peu à peu, orchestre alternant ballades et rock aiguisé, groupe pour songwriters plus que pour auditeurs. Comme le Velvet en son temps, Big Star perd alors un membre par album, et c’est cette fois-ci Andy Hummel qui part après l’échec commercial de Radio City, pauvrement promu et distribué par Stax, le légendaire label soul du groupe. Comme le Velvet Underground en son temps, Big Star sort alors son meilleur album avec le troisième, Third/Sister Lovers, son boulevard du crépuscule. Un chef d’oeuvre édité au compte-gouttes sous au moins trois ou quatre versions différentes et un titre doublement jumeau (Chilton et Stephens sortaient à l’époque avec deux jumelles, Lesa et Holiday Aldridge).

Une oeuvre bringuebalante sans grand équivalent dans l’histoire de la musique pop, si ce n’est peut-être, justement, l’album à la banane du Velvet, et qui s’avère la traduction musicale la plus juste jamais opérée de cette phrase de Rainer Maria Rilke: «La beauté est le commencement de la terreur que nous pouvons supporter». L’apparente joliesse du disque (pochette glamour, élégants arrangements de cordes, piano signé du grand producteur Jim Dickinson, choeurs soul), sa beauté lyrique de musique ds chambre opiacée («Stroke It Noel»), tout cela s’efface en un espace titubant, au bord de l’évanouissement, fait de ballades noyées au fond d’un verre d’alcool, jusqu’aux métaphores les plus noires («You’re a wasted face/You’re a sad-eyed lie/You’re a holocaust»).

En sept ans, Chilton est parvenu à l’exact inverse de l’artisanat pop triomphant des Box Tops. Effrayé par ce sublime suicide commercial, les labels contactés refusent de publier le disque, perdu pendant quatre ans, et qui ne sortira pour la première fois qu’en 1978.

Alex Chilton prépare alors déjà la sortie de son premier album solo, Like Flies On Sherbert, qualifié par un critique du site Allmusic de «prétendant sérieux au titre de plus mauvais disque de l’histoire». Après trois années passées à planter les graines d’un culte persistant («Ce n’est pas comme si j’étais une big star qu’on remarque tout le temps, mais on me reconnaît», lâchait-il avec humour en 2000 dans une interview à Rolling Stone), le voilà parti pour trente ans d’une carrière erratique. Trois décennies d’une discographie cubiste, ignorée aux Etats-Unis, un peu plus remarquée, grâce au label New Rose, en France, terre d’accueil des poètes maudits du rock américain : «Alex Chilton s’avance sur la petite scène du Rex-Club, armé de sa guitare. Sa maigreur est celle du type qui, pendant des années, a porté une charge trop lourde pour lui ; son pâle sourire est celui d’un fataliste. Il joue son dernier disque – qui est bon, sans plus. Et on a envie d’aller lui serrer la main», écrivait d’ailleurs en 1990 le critique François Gorin dans son fondamental Sur le rock.

De 1975 à 2010, le long de sa troisième vie, Alex Chilton, c’était un inventaire à la Prévert. Des reprises en pagaille, de sa part, ou de celle des autres — Yo La Tengo, les encyclopédistes les plus sûrs du rock américain, en ont ainsi signé une superbe de «Take Care». Des collaborations classes avec les Cramps, Richard Lloyd de Television ou Alan Vega. Des disques solos déglingués, regroupés dans des compilations comme Lost Decade ou Top 30. Des pas de côté, comme ces quelques mois passés à faire la plonge dans un restaurant de la Nouvelle-Orléans pour vivre. Des poules aux oeufs d’or (la reprise de «September Gurls» par les Bangles, sur le multi-platiné Different Light) ou de plomb (l’utilisation pour une bouchée de pain de “In The Street” en générique de la série That 70s Show, inspirant à Chilton ce commentaire: «On aurait dû appeler cela That 70 Dollars Show»).

Un instant de nostalgie, avec la reformation des Box Tops et de Big Star et un quatrième album anecdotique. Un coffret enfin l’an dernier, comme un embaumement avant l’heure. Une carrière qui ne ressemble à rien, en tout cas sûrement pas à une carrière. A l’heure où «indie» ou «culte» sont devenus des étiquettes comme les autres pour vendre du rock banal ou des vieilleries vieillies, il est bon de rappeler à quel point le sens le plus noble de ces mots a été résumé par le parcours d’Alex Chilton, celui d’un type parti d’une célébrité presque anonyme pour aboutir à une solitude très peuplée («Children by the million sing for Alex Chilton when he comes ’round», clamaient les Replacements). Aussi bien de son propre fantôme que des rêves des autres.

Jean-Marie Pottier

Photo: Alex Chilton à la sortie du CBGB, en 1977. © GODLIS

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La mort de la nouvelle chanson française

C’est le petit jeu Google de cette rentrée musicale 2010 : compter le nombre de chroniques de La Reproduction d’Arnaud Fleurent-Didier qui font référence à Vincent Delerm, soit pour les rapprocher (à tort, mille fois), soit pour les opposer. Le même exercice fonctionne aussi pour La Superbe, le double album de Benjamin Biolay paru à l’automne, et Bénabar, mais avec cette fois-ci un lien sans ambiguïté, les propos peu amènes du premier sur le second. Au-delà, La Reproduction et La Superbe partagent deux autres points communs: ils attaquent la nouvelle chanson française avec ses propres armes mais sont, comme le veut la novlangue critique, “déceptifs”, décevants en bien, le Biolay parce qu’évidemment trop long et vite réductible à une très grosse poignée de splendeurs (“La Superbe”, “15 Août”, “Si tu suis mon regard”, “Lyon presqu’île”…), le Fleurent-Didier parce que simplement joliment “katerinien”, là où le single laissait entrevoir quelque chose de rarement vu ces dernières années dans la pop française.

Oublions donc pour un temps les albums, concentrons-nous sur les chansons, celles dont tout le monde parle en premier : “Brandt Rhapsodie” et “France Culture”. Deux antidotes au delermo-bénabarisme, à ce courant  qui avait été présenté comme un remède à la télé-réalité, comme s’il fallait forcément choisir l’un ou l’autre. “France Culture” aurait pu s’appeler “Ton héritage”, titre d’une chanson du Biolay, mais c’est surtout de celui d’une chanson de Delerm qu’AFD aurait pu s’inspirer en intitulant ce morceau “Les garçons de 1974”. Sauf que le rappel du passé ne fonctionne pas de la même façon : là où Delerm accumule les références gentillettes à l’attention d’un public en quête d’identification, “lalalalala”, AFD, las las las las, parle avant tout de lui, ne cherche pas forcément à être aimable (“Elle trouvait que les noirs sentaient, elle n’aimait pas les odeurs”) ni à tendre un miroir à sa seule génération. Les suivantes, aussi, pourront s’y reconnaître un peu.

Si le nom de Truffaut surgit spontanément dès qu’on parle des deux musiciens, le premier n’en a retenu que le côté faussement léger, tandis que le second a aussi gardé sa noirceur et son obsession inavouable pour la mort. Grattez le vernis germanopratin d’un Delerm, vous ne trouverez qu’un grand vide ; oubliez le name-dropping évidé de Fleurent-Didier (le leimotiv “il/elle ne m’a pas appris”), il vous restera un drôle d’humour à froid (“Ils n’avaient pas voulu que je regarde Apocalypse Now mais je pouvais lire Au coeur des ténèbres, je ne l’ai pas lu, on ne m’a pas dit que c’était bien”) et quelques gifles assénées l’air de rien (“Elle m’a fait sentir que la drogue était trop dangereuse, il m’a dit que la cigarette était trop chère, elle m’a dit qu’une fois elle avait été amoureuse, elle ne m’a pas dit si ç’avait été de mon père”). Bref, Delerm et Didier, duel plutôt que duo, les ventes contre la réussite, l’inculture pop française contre “France Culture”.

Même constat du côté de Biolay : “Brandt Rhapsodie”, c’est basiquement une chanson de Bénabar qui aurait compris (au-delà du talent mélodique) qu’elle est autorisée à durer un peu plus qu’un week-end entre potes et qu’on peut cacher de grandes histoires dans les petits détails. Ramassant cinq ou dix ans en cinq minutes et une succession de flashes d’une grande puissance évocatrice (“A+, le + est une croix” ou “D’une écriture différente, du papier à en-tête, Effexor 75 LP, une gélule trois fois par jour”), Biolay empoisonne la nouvelle chanson française à petites gouttes, plus proche d’un Perec que de Delerm ou Bénabar – nom qui chez les deux susnommés inspirerait sans doute surtout une chanson sur Olga Bryzgina et la dernière ligne droite du 400 mètres de Barcelone.

Bien sûr, pour l’instant, ce ne sont que deux chansons (plus, quand même, un beau succès commercial, le premier, pour Biolay), mais elles apportent quelque chose : pas un courant d’air frais, mais plutôt un soupçon d’acide. On passe de la chanson bobo aux véritable plaies qu’on gratte, un peu comme, dans les années 90, certains cinéastes français avaient rompu avec la superficialité toute publicitaire des années 80 avec des films au scalpel : le “héros” de “France Culture”, c’est un peu, vingt ans après, celui de La Sentinelle de Desplechin (“On ne m’a pas appris comment faire avec les filles, comment faire avec les morts”). Et si on continue à remonter les décennies encore plus loin, on dira qu’en deux morceaux et un hiver, la chanson française vient de repasser des Carpentier à Jean-Claude Vannier, de la boutique à la grandeur, des années Pompidou/VGE à l’époque De Gaulle (le dyptique “Mémé 68”/“Pépé 44” de AFD) et des seventies aux sixties : en remontant le passé, elle nous paraît avoir rajeuni.

Jean-Marie Pottier

Photo de Une : Ted Drake

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Dinosaur Jr, le brontosaure bouge encore

C'est les vacances. Le temps de se poser cinq minutes pour regarder dans le rétro. On fait les fonds de soute de notre iTunes et qu'est ce qu'on découvre? Dans les meilleurs albums de ce premier semestre 2009 figurent deux vieux brontosaures du rock indie 80's: Dinosaur Jr et Sonic Youth.

Concernant Sonic Youth, personne ne sera vraiment surpris, tant leur carrière est rectiligne depuis plus de 25 ans, à part quelles embardées au détour du siècle. Les New-Yorkais gardent jalousement la clé de la maison underground et les rides n'ont pas altéré le respect que leur voue les jeunes générations. Non, la surprise vient plutôt de Dinosaur Jr, dont l'allure de retraités régressifs fait ricaner les festivaliers.

Depuis que le marché du disque s'est effondré pour se transférer en partie sur le business des concerts, la reformation de groupes cultes est devenue une vraie industrie. Objectif: extorquer quelques centaines d'euros à des quarantenaires prêts à ne pas dormir pendant trois jours pour voir les Pixies ou Dinosaur Jr à Benicàssim. Il fallait être un nostalgique bien naïf pour en espérer quelques bienfaits artistiques. D'ailleurs, le retour des Pixies aura sonné aussi creux que le ventre de Franck Black.

Mais du côté de Dinosaur Jr, l'appel des dollars aura eu une vertu: réconcilier le guitariste Jay Mascis et le bassiste Lou Barlow, les deux piliers du groupe qui s'étaient violemment fâchés en 1989. Dinosaur Jr était alors devenu la franchise exclusive du guitariste qui avait fini par s'abîmer dans quelques albums indécents au milieu des années 90. Pour parfaire la tournée de reformation de 2005-2006, le groupe avait sorti Beyond en 2007, un premier retour aux sources déjà très réussi. Deux ans plus tard, les compositions se sont affinées et voici donc Farm qui de a quoi désarçonner la jeune concurrence.

Le trio des albums historiques — Dinosaur, You're living All Over Me et Bug — reste indépassable. Mais Farm, qui réveillera les anciens et convertira les plus jeunes, constitue une sorte de best of rempli uniquement d'inédits. Une démarche de rentier, sans aucune originalité mais parfaitement jouissive. Le groupe revisite ses années de jeunesse, ridant encore et encore la même rampe: pluie électrique, guitare qui pleure, solos classieux, songwriting à la Neil Young…

Le premier clip du disque, Over it, reprend la métaphore des skateurs sur le retour, l'occasion aussi de découvrir la coupe de blonde décolorée de Jay Mascis.

Dinosaur Jr, c'est «Sonic Youth sans New York», écrivent Les Inrocks. C'est pas très gentil pour la province américaine, mais c'est bien cela. Chez Sonic Youth, le snobisme repousse la grâce mélodique au second plan, au détour d'un chemin lardé de larsens. Chez les patauds Mascis et Barlow, la manœuvre est moins discrète: la couche mélodique noie les compositions sur fond de punk hardcore mal dégrossi. Branleurs du MoMa vs branleurs du skate park, il faut choisir.

Mais en l'occurence, les plus gros branleurs sont ceux de la maison de disque de Dinosaur Jr qui ont pressé pour le marché européen une version sur-saturée — elle relève le niveau sonore (déjà bien douloureux pour les oreilles) de 3 dB. Sur son site officiel, le groupe s'en excuse et explique que l'erreur est due à un bug informatique. Ceux qui auraient acheté la mauvaise version peuvent se la faire échanger. En attendant, pas de chance, la version mise en ligne sur l'indispensable site de streaming Spotify est la mauvaise.

Vincent Glad

Pour écouter l'album sur Spotify (prévoir quand même quelques boules quiès), c'est par ici. Pour écouter l'album sur Deezer dans une qualité moindre, c'est par ici.

(Spotify n'est normalement disponible que sur invitation. Mais il est possible de contourner la règle en s'inscrivant sur cette page. Chut, on ne le répète pas)

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«I've got my own album to do…»

Enfin seul ! Quand, en 1976, Bill Wyman sort son deuxième album solo, il l'appelle Stone Alone – un titre qu'il réutilisera pour son autobiographie. A l'époque, le bassiste fait encore partie des Rolling Stones, qu'il ne quittera que seize ans plus tard. Dans un groupe, mais parti de son côté, soit en solo soit avec un groupe supplémentaire: comme Wyman, Paul Banks s'apprête à explorer ces jours-ci cet étrange paradoxe. Le chanteur/guitariste des New-Yorkais d'Interpol sort en effet son premier disque solo sous le nom de Julian Plenti. Le geste tient à la fois de l'escapade conjugale, de la concurrence déloyale, du coup de poignard dans le dos… Petit passage en revue non exhaustif des messages subliminaux que lancent ceux qui, pour citer un autre membre des Stones, Ron Wood, ont un jour crié: «I've Got My Own Album To Do».

Cornwell

«Je cherche un canot de sauvetage»

Imaginez que vous appreniez que votre entreprise frôle la liquidation judiciaire, n'auriez vous pas envie d'imprimer quelques CV pour les envoyer à gauche à droite ? Un album solo peut servir à ça: à préparer sa sortie, à éviter le chômage musical. A mettre de côté: c'est pour ça qu'on parle de side project. En 1979, quand le manager des Stranglers avertit ses poulains que le punk frôle le dépôt de bilan (les Sex Pistols sont morts, les autres ne se sentent pas très bien non plus), deux d'entre eux se lancent en solo: le chanteur Hugh Cornwell s'adjoint l'ancien batteur de Captain Beefheart Robert Williams pour un très bon album de post-punk/goth, Nosferatu, tandis que le bassiste Jean-Jacques Burnel enregistre son étrange hommage à la construction européenne, Euroman Cometh. Revigoré, le groupe survivra pourtant à l'échappée, et enregistrera même son chef-d'oeuvre deux ans plus tard (La Folie).

Keith Richards

«Je veux fuir l'usure du couple»

A force de vivre ensemble pendant des années, les musiciens finissent par se taper sur les nerfs, au point de préférer une bonne séance d'onanisme musical – mais pas plus, afin d'éviter un divorce coûteux. Une démarche souvent très vaine qui fut notamment celle des Stones au milieu des années 80, quand Mick et Keith se tiraient la gueule et partaient chacun bouder dans leur coin. Résultat: des boîtes à rythmes hideuses, du chant gueulard, des solos de saxos côté Jagger She's the Boss»), des non-mélodies sur lesquelles vient se poser  un non-chant côté Richards («Talk is Cheap»). Quand les vieux routiers de la presse musicale parlent des années 80 comme d'une décennie perdue, on espère que c'est surtout à ce genre d'albums, laids comme une thérapie conjugale ratée, qu'ils font allusion.

Rod Stewart

«Je suis bien meilleur que les autres tocards»

Un bonus orgueilleux des deux catégories précédentes: on essaie de se trouver une porte de sortie, de voyager enfin en solitaire, mais on le fait en plus en passant en force et en clamant qu'on est l'ingrédient indispensable du groupe d'origine. A peine les Faces lancés en 1969, leur chanteur Rod Stewart enregistre ainsi «An Old Raincoat Won't Ever Let You Down», opportunément renommé «The Rod Stewart Album» aux Etats-Unis (ce qui s'appelle, littéralement, se faire un nom) puis enchaîne en 1971 avec le rouleau compresseur «Every Picture Tells a Story» (premier numéro un simultané sur les singles et les albums des deux côtés de l'Atlantique). Non content d'utiliser les autres membres des Faces comme backing band, il finit par déclarer que «Ooh La La», le dernier disque de son propre groupe, est «un album pourri et qui sent mauvais». Un parcours sans faute.

Harrison

«Je veux enfin prouver ce que je vaux»

La position inverse: brimé, privé de micro et/ou de crédits, le galérien brise ses chaînes le temps d'un disque. S'affirme lui aussi en pleine lumière, tel ce bon vieux Bill Wyman lançant au début des années 80, faute de grammaire incluse: «(Si Si), Je suis Un Rock Star». Les exemples abondent, mais donnent, dans le meilleur des cas, de bons disques de deuxième classe, tel ce «The Red & The Black» sorti en 1981 par Jerry Harrison, le guitariste des Talking Heads, l'année même où David Byrne publie le génial «My Life in the Bush of Ghosts» avec Brian Eno: musicalement intéressement mais vocalement très en dessous de son patron. Ou encore les Breeders de Kim Deal, qui se libère du joug de Black Francis pour aller enregistrer «Pod» (1990), disque sympathique mais indéniablement inférieur à ceux des Pixies – qui rompront par fax deux ans plus tard. Et si en musique, les dictatures avaient du bon?

Elliott

«Je veux expérimenter un autre style»

Non, public, le corbeau gothique que tu as devant toi aime les couleurs. Le bourrin enjoué a un petit coeur d'artichaut. Le grunge tatoué sait écrire des mélodies à la louche. Bref, ce genre d'album, c'est l'occasion pour un musicien de montrer qu'il a plusieurs cordes à son instrument et d'éviter de se faire taxer de « sous-… », tel Robert Smith enchaînant un side project psychédélique (The Glove, «Blue Sunshine», 1982) avec sa trilogie glaciaire avec The Cure («Seventeen Seconds»Faith»Pornography»). Dans la catégorie des véritables papillons de nuit révélés par ce genre d'exercice, on compte notamment Elliott Smith, qui s'échappe dès 1994 des grungy Heatmiser pour enregistrer le sobre «Roman Candle», ou encore John Frusciante des Red Hot Chili Peppers qui, en 1990, juste après l'enregistrement de «Blood Sugar Sex Magik», compose des morceaux qui deviendront la matrice du déglingué «Niandra Lades & Usually Just a Tee-Shirt».

Kiss

«Je veux prendre l'oseille sans me tirer»

En plus de savoir se maquiller, les quatre membres de Kiss savent aussi calculer: en 1978, alors que le groupe est au sommet commercial de sa carrière, ils décident de sortir quatre albums solos simultanément, afin de réussir un gros coup commercial auprès des fans. Une stratégie parfaitement préparée (les quatre albums sortent le même jour, le 18 septembre, avec une même charte graphique pour les pochettes et des pré-commandes qui permettent au label de clamer que le disque de platine est atteint pour les quatre) mais qui échouera à moitié : aucun des disques solos ne montera aussi haut que les «vrais» albums du groupe dans les charts. Et Kiss retournera bien vite embrasser une carrière collective.

Person Pitch

«J'enregistre ce disque parce que j'en ai besoin»

Alors, dans laquelle des six familles précédentes se situerait le futur album de Paul Banks/Julian Plenti, si l'on se livrait à un exercice de critique-fiction? Au vu du choix d'un pseudo, des premiers morceaux disponibles (plus dépouillés et expérimentaux qu'Interpol) et du fait que le groupe prépare un nouveau disque, la cinquième paraît la plus crédible: un désir de changer de style. Reste à savoir si Banks pourra être admis dans la septième catégorie, celle de ses albums solos qui échappent à ces motivations à gros sabots et paraissent davantage inspirés par le besoin, que cela soit celui de s'amuser, de se libérer ou de se surpasser par rapport aux voyages groupés précédents. Ces albums, réussites mineures («Psychic Hearts» de Thurston Moore, «The Eraser» de Thom Yorke) ou majeures («Young Prayer» et «Person Pitch» de Panda Bear, «Pacific Ocean Blue» de Dennis Wilson) à qui on peut adresser le plus beau des compliments vis-à-vis de leur grands frères: ils diffèrent dans leur ressemblance et partagent un air de famille.

Jean-Marie Pottier

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Musique: quand Brett Smiley faisait va-va-voom

Une femme qui court pieds nus sur une route dans la nuit noire, une mystérieuse boîte qui brûle tout dans une lumière irradiante quand on l'ouvre, un garagiste grec dont l'expression favorite est « Va va voom » et qui meurt bêtement… Le film : Kiss Me Deadly (En quatrième vitesse) de Robert Aldrich, sorti en 1955. Dix-neuf ans plus tard, un jeune américain du même âge, Brett Smiley, sort son premier single, « Va Va Va Voom », et c'est la même chanson, glamour, brûlante et parfumée à l'échec. Un véritable baiser de la mort pour un genre tout entier.

1974, ou l'agonie du glam. Ce courant qui entendait décaper le rock de ses complaisances hippies en combinant l'énergie de la musique fifties à un look futuriste a alors ses trois meilleures années derrière lui. Bowie en route pour deux albums de transition (Diamond Dogs, Young Americans) avant une salve de chefs-d'oeuvre, Roxy Music bien installé et moins surprenant, T-Rex qui glisse de la tête des charts, le glam-punk des New York Dolls en phase terminale… Brett Smiley, next big thing (« A une époque où David Bowie incarnait la perfection androgyne pour l'immense majorité des gens, il faisait passer Ziggy pour un maçon », écrira de lui un critique), arrive déjà trop tard, malgré sa précocité.

Gamin acteur, il a joué une décennie plus tôt dans le musical Oliver à Broadway, en compagnie de Davy Jones, un futur membre des Monkees, dont la célébrité forcera un certain David Jones à se rebaptiser David Bowie. Après avoir formé son premier groupe, The Left Backs, à l'âge de douze ans, il a traîné sa guitare au soleil de la Californie (« Après le grand tremblement de terre de 1971, nous nous sommes dit “A quoi bon ?”, et nous avons arrêté d'aller à l'école. A la place, je restais jouer de la musique sur le campus »), où il prétend avoir fréquenté le jeune Michael Jackson. Il a ensuite frayé avec le DJ Russ Gibb, connu pour avoir propagé les rumeurs sur la mort de Paul McCartney, et avec Dave Fieger, le futur chanteur de The Knack (« My Sharona »), au sein du groupe Sky.

La rencontre décisive, il la fait finalement en 1973, du côté de Detroit : Andrew Loog Oldham, l'ancien manager des Stones, le découvreur de Marianne Faithfull. L'homme qui le couve du regard, le 19 septembre 1974, pour sa première apparition télévisée en Angleterre, au Russell Harty Show, avec sa face B « Space Ace ». Smiley est sur scène, outrageusement androgyne, il minaude, lève les yeux au ciel, en veste rose, son image démultipliée en une quinzaine de reflets bleus. Sa voix est parfois légèrement cassée, c'est beau et toujours un peu ridicule, c'est glam. « Space Ace » est son « Life On Mars » à lui.

Enregistré entre Nashville, Londres et New York avec les musiciens des disques solos de Lennon et un arrangeur de Sinatra, l'album entier est de la même veine, du Bowie/T-Rex saupoudré de quelques reprises (une tellurique du « I Want To Hold Your Hand » des Beatles, une de la chanson du Magicien d'Oz…). Annonçant sa sortie prochaine, Russell Harty lance à ses téléspecteurs : « C'est nous, les acheteurs de disques, qui auront le mot de la fin ». Ils resteront muets : l'album ne sortira pas, du fait de désaccords entre Smiley, Oldham et Anchor Records, un nouveau label avec qui un confortable contrat de 100.000 dollars a été signé.

« Il y avait énormément de méfiance et de manigances entre le label, les distributeurs, moi et Andrew. Je ne lui faisait pas confiance, il ne me faisait pas confiance », expliquera le chanteur, parti pour une très longue traversée du désert. Côté cour, il oscillera dès lors entre projets musicaux avortés (un groupe appelé The Vice, de nouvelles démos enregistrées avec Oldham) et escapades alimentaires (un remake érotique de Cendrillon tourné avec sa copine de l'époque, et où il incarne le Prince, un cameo dans le American Gigolo de Paul Schrader…). Côté jardin, il mélangera allègrement champagne et cocaïne, crèchera au château Marmont et au Chelsea Hotel et connaîtra un bref internement avant d'apprendre qu'il est séropositif.

Heureusement, et contrairement à l'autre grand maudit du glam, Jobriath, Smiley sera finalement réhabilité de son vivant. En 2003, RPM Records ressort « Va Va Va Voom » sur une compilation, Velvet Tinmine, puis réédite l'intégralité de l'album disparu sous le nom de Breathlessly Brett. Dans la foulée, « la Greta Garbo de la pop adolescente » redonne des concerts, sort un live et se voit consacrer une biographie et plusieurs articles enthousiastes (dont, en France, un long papier de l'ex-chanteuse d'AS Dragon, Natacha, dans un récent hors-série de Technikart). « No more va-va-voom », lâchait dans Kiss Me Deadly, en guise d'oraison funèbre, un collègue du garagiste grec après sa mort : cette fois-ci, la fin a un peu changé.

Télécharger en MP3 « Va Va Va Voom » et une reprise de « Kooks » de David Bowie, ou écouter des titres sur le MySpace de Brett Smiley.

Acheter Breathlessly Brett sur le site de RPM Records.

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Stuart Murdoch est-il à bout de souffle?

« FUCK ORANGE JUICE ! FUCK THE SMITHS ! FELT, FELT, FELT ! ». Il y a six ans, Stuart Murdoch faisait figurer ce cri de guerre dans les notes de pochette de Dear Catastrophe Waitress, sixième album de Belle & Sebastian. Peut-être que dans quelques années, un groupe indie osera s'attaquer à ses glorieux aînés en balançant un « FUCK BELLE & SEBASTIAN ! » sur son disque, ou assènera en interview, comme le personnage interprété par Jack Black dans le film Haute Fidélité : « Belle & Sebastian ? It sucks aaaaaaaaaasssss ». Et, au vu des derniers disques de groupe, quand même sacré en son temps plus grand de l'histoire du rock écossais, cela sera plutôt mérité.

God Help The Girl, le dernier projet de Murdoch, censé servir de bande originale à une comédie musicale qui reste à tourner, n'est pas un disque déplaisant. Pire : c'est un disque comateux, à l'encéphalogramme presque plat. Révélateur de la dégringolade essuyée par l'Ecossais depuis une décennie, quand un album attrape-coeurs (If You're Feeling Sinister) et quelques singles enthousiasmants (« Dog On Wheels », « String Bean Jean ») l'avaient sacré nouveau Morrissey pour toute l'internationale des jeunes gens mélancoliques.

Ce grand groupe adolescent a ensuite voulu grandir, passer aux choses sérieuses, devenir adulte : transformé en gérant de sa petite PME (morceaux sous-traités à d'autres membres du groupe, signature chez Rough Trade, deals de production avec des pointures du secteur comme Trevor Horn ou Tony Hoffer…), Murdoch a semblé perdre, au fil de ses new adventures in hi-fi, ce secret magnifique qu'on retrouve encore aujourd'hui à la réécoute de If You're Feeling Sinister. Plus un spleen discret que de la tristesse, moins des mélodies plaintives qu'une alternance parfaite de temps forts et de temps faibles, de couplets en creux et refrains en plein (« Like Dylan in the Movies », « Mayfly »). Avec tambours et trompettes, ces morceaux-là devenaient limpides avec le temps, quand on en grattait doucement l'écorce.

Aujourd'hui, les compositions de Murdoch, confiées à une troupe de chanteuses et à un autre ex-grand songwriter à l'inspiration déclinante (Neil Hannon, de The Divine Comedy), se révèlent tellement sur la longueur pour ce qu'elles sont dès les premières secondes, sans surprise (du sous-Bacharach, un instrumental jazzy pour ascenseur ou encore le 1582e pompage recensé à ce jour de l'intro du « Be My Baby » des Ronettes…) qu'elles en deviennent déprimantes. God Help The Girl est, à une ou deux exceptions près (« Musicians, Please Take Heed », notamment), prévisiblement joli et joliment prévisible. Un disque de table basse, du papier peint sonore pour platine CD, bien moins enthousiasmant dans le genre revival girl-group que le Volume One de She & Him, par exemple.

Alors, bien sûr, on pourra toujours vanter les qualités démocratiques du projet, puisque deux chanteuses, Brittany Stallings et Dina Bankole, ont été recrutées après des auditions sur le Net : mais, justement, n'est-ce pas la démocratie qui a tué Belle & Sebastian, l'idée qu'a eue Murdoch de confier un quota de morceaux à ses comparses sur chaque disque ? On dira aussi que ce n'est que la bande-son d'un film dont on n'a pas encore vu les images : mais justement, pourquoi ne pas les avoir attendues pour sortir ce disque, tant on a l'impression que Belle & Sebastian ne tient plus aujourd'hui que sur son imagerie classieuse, ses belles pochettes par exemple ? Sur l'une des dernières couvertures de magazine qui lui ait été consacrées, Stuart Murdoch, clope au bec et chapeau belmondesque, au côté de sa Jean Seberg à lui, détournait d'ailleurs une autre imagerie, celle du A bout de souffle de Godard. Aujourd'hui, plus de doute : le titre du film était prémonitoire.

Ecouter des extraits de God Help The Girl.

Acheter God Help The Girl (Rough Trade). Sortie le 23 juin.

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Vingt ans après, la guerre des Roses continue

Sauf à offrir un sachet d'ecstas ou un pantalon baggy vintage, je ne vois pas comment ils pourront faire mieux la prochaine fois. La réédition à paraître cet été du premier album éponyme des Stone Roses  mérite largement son surnom de «Collector's» : deux CD de singles et de démos, trois vinyles, une clé USB, des gravures, un livre… Et le disque originel, devenu au final le bonus de l'ensemble. Vingt ans après sa sortie, en juillet 1989, cette Bastille du rock anglais est-elle toujours bonne à prendre? The Stone Roses est-il un disque éternel ou une grosse baudruche à classements en tous genres? Une de ces vaches sacrées dont on fait les meilleurs hamburgers, comme disait Mark Twain?

Cette guerre des Roses fait rage depuis vingt ans, jusque dans les plus hautes sphères du rock anglais. Pour Alan McGee, l'ex-patron du label Creation, «leur son est sans âge, leur album aurait pu sortir en n'importe quelle année après 1966, il serait toujours irrésistible». Le regretté Tony Wilson, patron de Factory, aurait lui lâché (selon la légende): «Donnez des guitares et des partitions de Jimi Hendrix à mille chimpanzés, ils finiront par sonner comme les Stone Roses». Du côté des musiciens, Noel Gallagher, qui n'a cessé avec Oasis de vouloir refaire les Stone Roses, mais avec des semelles de plomb, payait ses dettes dès le début de sa carrière dans une interview aux Inrockuptibles: «Pour moi, l'exemple à suivre, c'est les Stone Roses, un groupe qui file à son rythme et se fout complètement des autres». Eddie Argos, le chanteur du groupe Art Brut, avait lui choisi l'exemple des Mancuniens à l'occasion d'une enquête sur les albums les plus surestimés: «Quand je suis bourré en boîte, je finis généralement par me disputer avec le DJ qui les passe. C'était un groupe horrible, vraiment horrible».

Du côté des procureurs, la liste des arguments est longue: le son envapé et la production datée de John Leckie, les tee-shirts XXXL, les clips sur fond de ciels oranges et montagnes violettes, les slogans vieillis (“I Wanna Be Adored”, “I am the Resurrection”) sur fond de grand messes pour le temps passé (le concert géant de Spike Island)… Un disque accouché sous extase et qui aurait subi une adolescence ingrate. Un groupe sans durée — la faute à un deuxième album, The Second Coming, moins mauvais que ne le veut sa réputation mais mille coudées en dessous du premier — et sans véritable postérité. Pas de reformation, comme une manière implicite de dire que tout cela n'a pas résisté à l'usure du temps. Si vous n'y étiez pas, vous ne comprendrez pas.

Madchester, fin des années 80, terminus.

Madchester, but not united, alors. Disqualifier le premier album des Stone Roses comme un disque de témoignage, comme on dit de certaines candidatures vouées à l'échec, c'est jeter le bébé avec l'eau aujourd'hui un peu saumâtre des Happy Mondays ou Primal Scream, eux signés à l'époque chez des labels vraiment hype (Factory et Creation), pas chez les méconnus Silvertone. Ce serait oublier à quel point ce disque était dès le départ bâti pour durer, avec ses deux moitiés élégamment séparées par une relecture des textes saints, ce “Elizabeth My Dear” esquissé depuis le “Scarborough Fair” de Simon & Garfunkel. Ecarter ses simples et solides qualités musicales: l'influence omniprésente du plus grand groupe sous-estimé des sixties (les Byrds), ce non-chanteur enchanteur (Ian Brown), ce Hendrix de l'indie-pop britannique (John Squire) et la section rythmique la plus funky du Nord (Mani et Reni). Négliger l'attitude de ce groupe qui, loin du one-hit-wonder, a pu mûrir son coup pendant cinq ans avant de jeter pratiquement tout ses forces dans ces quarante minutes. Comme en leur temps le Forever Changes de Love (versant psychédélique) ou le Marquee Moon de Television (version punk new-yorkais), The Stone Roses est un disque marqué par son époque mais qui la transcende par une folle ferveur, celle d'une profession de foi ou d'une nouveauté déjà testamentaire : “I'll live until I die”, chute de la face B “Going Down”, et tautologie qui semble tranquillement narguer les déclinologues.

C'est souvent sur ces faces B, d'ailleurs, qu'on trouve les messages codés qui résument le mieux un groupe ou un disque. Le même mois que The Stone Roses, les Mancuniens sortaient «Mersey Paradise», sublime appendice du single «She Bangs The Drums», et peut-être ce qu'ils ont enregistré de plus beau. «Rivers cools where I belong, in my Mersey paradise»: la Mersey, c'est cette source miraculeuse du rock anglais (le Merseybeat des Beatles des débuts ou des plus anecdotiques Hollies ou Herman's Hermits), qui part de la région de Manchester, la cité industrielle des sons arrogants du futur, pour se jeter dans la baie de Liverpool, le port de la pop anglaise éternelle et du songwriting canonique. En vingt ans, The Stone Roses a remonté cette rivière, de la sensation de la semaine au classique inusable. Et au milieu coule un chef-d'œuvre.

Ecouter l'album éponyme des Stone Roses sur Deezer ou sur Spotify.

Acheter The Stone Roses, édition Special, Legacy ou Collector's (Sony Music). Sortie le 10 août.

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Comment Chirac, le post-punk, a flingué Hadopi

Jacques Chirac s'est-il prononcé pour ou contre la censure partielle de la loi Hadopi? Son envie de retoquer un projet de loi scruté à la loupe par Sarkozy était-elle supérieure à ses liens avec Christine Albanel, son ancienne plume à la mairie de Paris et à l'Elysée? Théoriquement, les délibérations du Conseil constitutionnel restent secrètes, mais la réponse est certaine: l'ancien président s'est forcément prononcé pour la censure, puisque son conseiller musical occulte est un pro de la repompe et un fan du piratage, en la personne de Malcolm McLaren, l'ancien manager des Sex Pistols. L'homme qui, il y a une dizaine d'années, lâchait “Mr Napster est un saint!”.

En 1995, c'est en effet un de ses morceaux, “Aria On Air”, que le maire de Paris, candidat à l'Elysée, choisit pour illustrer ses clips de campagne. Dans un article du New Yorker, le musicien racontait alors sa surprise après ce choix : «Son directeur de campagne m'a téléphoné, et je me suis dit 'Pourquoi donc m'appellent-ils ?'. Je pensais qu'ils contacteraient Jean-Michel Jarre ou Michel Legrand». En tout cas, le titre en question est largement et officiellement pompé sur un passage archi-connu de Lakmé, un opéra français du XIXe siècle, de même que le programme chiraquien de l'époque est tranquillement décalqué de la «fracture sociale» d'Emmanuel Todd.

Quant à l'artiste qui l'a «composé», c'est un vrai thuriféraire du piratage: dans sa bible sur le rock anglais des années 1978-1984, le journaliste Simon Reynolds raconte comment McLaren imagina une ode au peer-to-peer encore inconnu, en 1980, à l'occasion d'une émission intitulée An Insider's Guide to the Music Business. “McLaren écrivit des paroles à la gloire du piratage. […] L'idée consistait à utiliser la chanson, intitulée 'C-30, C-60, C-90 Go !', comme générique de l'émission, et à terminer le programme avec le slogan 'MUSIC FOR LIFE FOR FREE ('MUSIQUE GRATUITE A VIE')'”. Le morceau, avec ses lyrics à faire pleurer un bataillon d'ayant-droits, sera censuré par l'industrie musicale britannique de l'époque et finira sa course sur le premier album de Bow Wow Wow.

Difficile de croire qu'un candidat aussi finement entouré que Jacques Chirac ait pu embaucher un tel musicien sans examiner soigneusement son passé, pendant une campagne où le mot magique d'“internet” commence à être prononcé. D'autant qu'à l'époque des premiers engagements pro-piratage de McLaren, le Corrézien appartenait au même milieu que lui, le post-punk : à peine sorti de l'appel de Cochin, un peu son «Anarchy in the UK» à lui, conçu pour braquer l'électorat de l'accordéoniste VGE, le patron du RPR s'apprêtait à se convertir au style néo-romantique avec le très produit «Jacques Chirac maintenant», typiquement le genre de chanson qui n'a dû sa survie mémorielle qu'au peer-to-peer. Le tout avant d'embrasser dans les années suivantes une variété de styles inconnue même des Clash de Sandinista! (libéral, sécuritaire, social, écolo).

Bref, Chirac a modelé toute sa carrière depuis vingt-cinq ans sur le style de ce sympathique escroc de McLaren — éclectisme, opportunisme, sens du rebond et de la promesse toc — et il n'était que logique qu'il applique aujourd'hui dans la pratique les idées de ce théoricien du piratage. Au prochain épisode, je vous expliquerai comment Frédéric Lefebvre s'est inspiré des meilleures techniques de sampling pour rédiger ses communiqués de presse.

JMP

Image de une: Jacques et Claude Chirac en 1987, au cap d'Antibes. REUTERS

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