Comment L’Oréal soigne d’abord ses actionnaires (MàJ)

SECOND LIFE

Depuis trois exercices, les dépenses liées à l’outil industriel et commercial de L’Oréal sont inférieures aux sommes consacrées aux actionnaires. Cela fait du numéro un mondial des produits cosmétiques une entreprise plus financière qu’industrielle.

Ce qui se joue entre Liliane Bettencourt et sa fille, Françoise Bettencourt-Meyers, est peut-être plus grave que le feuilleton familial. Derrière l’affaire, il y a les affaires des actionnaires, le contrôle de L’Oréal et l’avenir des 65.000 salariés du groupe. Numéro un mondial des cosmétiques, L’Oréal fait partie du patrimoine national au même titre que Michelin, Peugeot ou Lagardère, pour la partie aéronautique et armement, mais l’entreprise fait surtout partie du patrimoine d’une famille qui se déchire en place publique.

L’Oréal est-il encore un groupe industriel ?

A priori, la question ne se pose pas. 23 marques internationales (Helena Rubinstein, Cacharel, The Body Shop, Yves Saint Laurent, Vichy, Kérastase…), 34 unités de production, et 65.000 salariés dans 130 pays et 17 milliards de chiffre d’affaires, selon le Document de référence 2010, cela lève tout débat. Mais, un basculement s’est opéré depuis le début des années 2000. L’Oréal est devenu un groupe patrimonial qui consacre ses ressources en priorité à ses actionnaires de référence : la famille Bettencourt (31 % du capital) et Nestlé (30 %).

Selon une étude réalisée par OFG Recherche, depuis 2006 L’Oréal consacre désormais l’essentiel des ressources dégagées par son outil de production à ses actionnaires, les investissements industriels étant relégués au second plan. Les chiffres sont implacables : entre 1999 et 2001, 45 % des liquidités générées par l’activité de l’entreprise (4,4 Mds€), le flux de trésorerie pour les spécialistes, allait à l’investissement industriel. Normal, le groupe prépare son outil, ses usines, son outil logistique à l’avenir. Il faut gagner en productivité pour faire face à la concurrence et conserver ses parts de marchés. Les actionnaires ne sont pas vraiment négligés, puisqu’ils ont reçu 1 Md€. Réparti en fonction de leur part de capital, cela donne 580 millions d’euros pour le tandem Bettencourt-Nestlé qui détient à l’époque 58 % des actions. L’investissement industriel représente un effort deux fois supérieur (1,97 Md€). La logique est clairement industrielle.

Sur la période 2002-2005, la balance investissements industriels et dividendes s’équilibre : 2,1 Mds€ sur le premier plateau, 2 Mds€ sur le second. L’avantage reste encore du côté des machines. Avançons encore dans le temps et la bascule se confirme entre 2006 et 2009 : 2,8 Mds d’un côté (26 % du flux de trésorerie, 11 Mds€) et 3 Mds€ de l’autre. Rien de grave a priori, sauf qu’il faut rajouter du côté des actionnaires actuels du groupe les efforts réalisés par L’Oréal pour racheter ses propres actions : 1 Md€ en 1998-2001, 2,3 Mds€ en 2002-2005 et 3 Mds€ en 2006-2009. Pourquoi une entreprise rachète-t-elle ses propres actions ? Il s’agit la plupart du temps de conforter la position de ses grands actionnaires et de réduire le « flottant », cette part du capital qui s’échange à la Bourse et risque toujours d’atterrir dans des mains inamicales.

Le moment où ça bascule

Au cours des années 1999-2002, L’Oréal avait donc dépensé 2 milliards dans ses usines et 2 milliards pour rémunérer ou conforter la position de ses deux actionnaires de référence. Entre 2006-2009, les chiffres soulignent que le souci primordial est patrimonial : 3 milliards pour l’outil industriel et logistique, 6 milliards pour les actionnaires ! Le parfum n’est plus le même, la perspective a changé. « Toujours plus proche de nos actionnaires », peut-on lire, sans ironie aucune, à la page 95 du Document de référence 2010. En effet.

Comment expliquer un tel basculement ? Il faut remonter au 4 février 2004. Lors d’une conférence de presse, tenue à la mi-journée au 41, rue Martre, à Clichy, au siège du groupe, Sir Lindsay Owen-Jones, le big boss d’alors, devenu président non exécutif du conseil d’administration, dévoile un bouleversement du capital de l’entreprise. Réunis au sein d’une holding commune, baptisée Gesparal, les Bettencourt et Nestlé verrouillent le capital de L’Oréal (58 % des actions et 74 % des droits de vote) depuis 30 ans. La veille, le 3 février, ils ont signé un divorce par consentement mutuel.

Au terme de ce Yalta d’actionnaires (lire p. 86 du Rapport annuel 2009, joint au Document de référence 2010), Gesparal est absorbée par sa filiale industrielle. Les Bettencourt, encore unis, reçoivent 27,5 % des actions et des droits de vote et Nestlé récupère 26,4 % du capital et des droits de vote. Pendant 5 ans, l’un et l’autre s’engagent à conserver leurs titres et assurent ainsi la stabilité du capital jusqu’au 29 avril 2009. Ils conviennent aussi de ne pas signer de pacte avec d’autres actionnaires pendant dix ans.

« Six mois après le décès de Mme Bettencourt… »

Une dernière clause est plus surprenante. À la rubrique Durée il est dit : « Sauf stipulations contraires, le Protocole restera en vigueur durant cinq années à compter du 29 avril 2004, et en tout état de cause, jusqu’à l’expiration d’une période de six mois après le décès de Madame Bettencourt. » En clair, le statu quo entre les Bettencourt et Nestlé doit tenir pendant six mois au-delà de la mort de Liliane Bettencourt. Après, ce sera chacun pour soi et si la famille est désunie, plus rien ne tiendra…

De deux choses l’une, soit Françoise Bettencourt-Meyers parvient à conserver la participation de « la » famille Bettencourt entre ses mains et L’Oréal restera sous pavillon tricolore ou elle adoptera la croix blanche sur fond rouge. Affaires à suivre.

PhDx

Photo: L’Oréal sur Second Life / REUTERS/Suzanne Miller

6 commentaires pour “Comment L’Oréal soigne d’abord ses actionnaires (MàJ)”

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par pyxmalion, Edshel Dee et des autres. Edshel Dee a dit: PhDx » Derrière l’affaire Bettencourt, les affaires de L’Oréal: http://bit.ly/c6gCby via @addthis […]

  2. Bonjour,
    il me semblerait intéressant de rappeler pour quelles raisons, en 1974, Nestlé est rentré dans le capital de l’Oréal

  3. Après 2001, les taux d’intérêt ont été maintenus bas pendant une période assez longue. Les entreprises étaient alors incitées à optimiser leur profil financier. Il était plus rentable d’emprunter pour investir, plutôt que de puiser dans ses ressources propres. Cela créait un effet de levier. De plus, cela permettait de payer plus de dividendes, de racheter des actions, et par ces moyens d’augmenter le cours de bourse, sur lequel les emprunts pouvaient être gagés. Je ne sais pas si c’est la raison qui explique l’attitude de L’Oréal. Mais c’est une explication possible.

  4. Cela me semble cohérent en tout cas. Maintenant, je reprends l’allocation du flux de trésorerie qui s’élève à 4,4 Mds€ entre 1999 et 2001, à 7,4 Mds entre 2002 et 2005 et à 11 milliards de 2006 à 2009. Merci en tout cas pour cette remarque. PhDx

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  6. […] ensuite, s’accumulent tous les personnages secondaires, la grande entreprise familiale, L’Oréal, les politiques, les journalistes mi-investigateurs, Mediapart, mi-people, Claire Chazal, les […]

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