Les investissements de Jean-Jacques Augier, trésorier de la campagne présidentielle de François Hollande, dans les îles Caïmans, cela provient du projet «Offshore leaks». La révélation des noms du Crédit Agricole et de BNP Paribas, qui conseillent à leurs clients de faire de l’optimisation fiscale, idem. Ces avocats suisses qui ont aidé leurs clients à préserver leur patrimoine du fisc, c’est signé «Offshore leaks» aussi. Qu’est-ce que ce projet? Comment les journalistes enquêtent-ils sur ces fichiers secrets? Qui a donné les tuyaux? Est-ce le futur du journalisme d’investigation? Réponses ci-dessous.
C’est le nom d’une opération orchestrée par l’ICIJ, le consortium international des journalistes d’investigation, basé à Washington, qui implique 86 journalistes de 46 pays, réunis autour d’un objectif: enquêter sur les détenteurs de comptes dans des paradis fiscaux du monde entier.
«Leak» signifiant fuite, en français, le nom de l’opération rappelle bien sûr Wikileaks, l’organisation qui a publié, en 2010, des câbles diplomatiques secrets en partenariat avec des grands médias internationaux,. «Le point commun avec Wikileaks, c’est que la base du travail repose sur des fichiers secrets», m’explique Vincent Fagot, rédacteur en chef adjoint au Monde.fr. «La différence, c’est que ces fichiers ne sont pas accessibles à tous en libre accès, notamment parce qu’ils sont incompréhensibles pour 99.9% des gens».
A une somme titanesque de données: près de 2,5 millions, dont des emails, des passeports scannés, des facturations, des certificats de toutes sortes, des lettres d’avocats, des tableurs. Les télégrammes de Wikileaks, «c’était du narratif, plutôt bien écrit par des personnes travaillant dans des ambassades», reprend Serge Michel, directeur adjoint des rédactions du Monde, «tandis que là, ce sont des données fragmentées et parcellaires qui n’ont pas de sens pour un lecteur».
Cela s’est passé en plusieurs temps. En novembre 2012, le ICIJ prend contact avec Le Monde, qui avait déjà publié deux de leurs enquêtes, pour leur proposer d’être partenaires d’une «opération sur les paradis fiscaux». Le Monde signe. Fin décembre, le ICIJ transmet au Monde un tableur Excel qui réunit, pour la France, 130 noms – le Guardian, également partenaire de l’opération, reçoit, lui, un autre tableur lié à l’Angleterre. Sur cette liste apparaît entre autres le baron Elie de Rothschild, pour lequel il est fait mention de 500 documents associés, mais qui ne sont pas consultables à ce stade, quand, pour d’autres noms, ne figurent que trois pièces. Les données sont en fait tenues secrètes dans une base verrouillée, qui n’est consultable que depuis Washington, le siège du consortium, ou Madrid. En janvier, Anne Michel, la journaliste du Monde qui enquête depuis plusieurs semaines sur le listing, se rend donc à Madrid pour consulter la base de données sous la supervision de l’ICIJ. Ce n’est qu’ensuite que cette base a pu être interrogée à distance, grâce à un moteur sécurisé mis en place en deux semaines par un développeur britannique mandaté par l’ICIJ.
Non, assure l’équipe du Monde, qui a bien sûr essayé de chercher le nom de l’ex-ministre du Budget, ainsi que celui d’autres personnalités politiques, comme Nicolas Sarkozy, mais n’a trouvé trace ni de l’un ni de l’autre. Celà dit, cela ne veut pas dire grand chose, ajoute Serge Michel, car «vous avez vu la complexité du montage des opérations bancaires de Jérôme Cahuzac», qui passerait par un intermédiaire financier, Reyl & Cie, pour ouvrir un compte dit «omnibus» à l’UBS, lequel intègre les fonds de différents clients, dont les noms ne sont pas revélés.
Ils peuvent se connecter sur un forum sécurisé, également mis en place par l’ICIJ, où ils peuvent échanger sur leurs enquêtes respectives. «Une fois qu’on a réuni tous ces reporters, on avait besoin de leur donner des outils pour fonctionner comme dans une équipe», détaille Marina Walker Guevara, directrice adjointe du consortium. «Nous avons beaucoup interagi avec les journalistes grecs, suisses et allemands», assure encore Serge Michel.
C’est là que cela se complique car on ne connaît pas l’identité de la ou des personnes qui ont «volé» ces données, sans doute des ex-employés des sociétés CTL, basé aux îles vierges britanniques, et de Portcullis TrustNet, basé à Singapour. C’est Gerard Ryle, actuel directeur de l’ICIJ, qui a eu le tuyau lorsqu’il travaillait encore en Australie. En l’occurrence, un disque dur sur lequel étaient stockés ces 260 gigabytes de données. «Il est arrivé pour demander un job à l’ICIJ avec son disque dur sous le bras», raconte Marina Walker Guevara au Nieman Lab. L’idée de Gerard Ryle: profiter du réseau international de journalistes d’investigation de l’ICIJ pour passer au crible toutes ces données, un travail impossible à faire seul.
Formellement, la déclaration des droits et des devoirs de Munich, de 1971, stipule que l’on ne saurait «user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents». Or ce ne sont pas les journalistes qui ont dérobé les documents, ceux-ci les ont récupérés, comme souvent, par des sources motivées par le désir de vengeance, de règlement de compte, de dénonciation ou autre. C’est ce qu’il s’est passé, déjà, avec les enregistrements clandestins réalisés au domicile de Liliane Bettencourt par son majordome, et diffusés par Médiapart. Aux journalistes de faire en sorte que les révélations éclairent des faits plutôt que de servir les motivations de leurs sources, parfois obscures. Dans le cas d’Offshore leaks, l’enjeu est clair pour Le Monde. «Pouvoir raconter le fonctionnement des sociétés offshore nous paraît plus important que de faire la fine bouche sur l’illégalité de la source», justifie Serge Michel.
«Hasard du calendrier», répond Anne Michel, journaliste au Monde, qui explique que la date du 4 avril, jour où a été publiée l’histoire de Jean-Jacques Augier, a été fixée par l’ICIJ un mois auparavant. «Nous nous sommes rigoureusement tenus à cet embargo», reprend-t-elle, «nous travaillons sur cette affaire depuis des mois, il nous était impossible de savoir que M. Cahuzac allait passer aux aveux 48 heures avant notre première publication».
Le Monde a beau promettre de publier une dizaine de noms significatifs, il est trop tôt pour savoir quelle déflagration peuvent avoir ces publications. Des médias parlent de «pétard mouillé», d’autres rappellent que certains documents étaient déjà sortis il y a un an. Pour Vincent Fagot, du Monde.fr, les révélations ont une résonance particulière dans un contexte où, à cause de l’affaire Cahuzac, l’évasion fiscale se trouve au coeur de l’actualité et exige un repositionnement du gouvernement sur la question. En France, «c’est moins paillettes qu’en Russie, où des proches de Vladimir Poutine sont apparus dans le listing comme détenant des comptes secrets», dit-il encore. Mais «ce que l’on voit surtout, c’est qu’il y a un certain nombre de patrons de PME qui pratiquent l’évasion fiscale» et que l’on comprend mieux, à la lumière de ces données, comment ces détenteurs de comptes procèdent.
L’organisation ICIJ est financée par des mécènes privés et des dotations individuelles, comme ProPublica, aux Etats-Unis, qui a gagné un prix Pultizer en 2010, ou comme Ciper (Centro de investigation periodística), au Chili. Tous sont des organisations qui financent des productions journalistiques sans en tirer profit. Aucune dépendance, donc, aux revenus publicitaires. Pas d’abonnements non plus. Un modèle qui se développe, encouragé aux Etats-Unis par des sponsors comme les fondations Bill Gates ou Knight, résolument tourné vers l’investigation à plusieurs mains et qui se veut… sans frontière. Une supra rédaction internationale?
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Alice Antheaume
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lire le billetDimanche 22 août, 11h. Les journalistes Web «de garde» pour le week-end se tournent les pouces: aucune grosse information à se mettre sous la dent. Aude Courtin, journaliste à lepost.fr, soupire sur Twitter «qu’est-ce que je m’ennuie!». Et Vincent Glad, son homologue à Slate.fr, de l’apostropher: «Si tu vois de l’actu, fais tourner. Du haut de ma tour, je ne vois rien venir et je désespère.»
Cet échange est l’une des émanations de la «supra rédaction» qui s’est formée sur le Web français. J’emploie le mot «supra» à dessein. Car c’est un corps de journalistes et experts du Web qui, au delà du titre qui les emploie – ou du site pour lequel ils produisent des contenus –, travaillent parfois de concert sur le même sujet. Et communiquent les uns avec les autres. Comme s’ils étaient dans la même rédaction.
De l’extérieur, le processus est quasi invisible. Cette construction de l’information en temps réel, en ligne, et en commun, s’est installée sans avoir été ni planifiée ni orchestrée. En commun? Mais à combien? Difficile de déterminer le nombre exact de membres de cette salle de rédaction virtuelle, disons une petite cinquantaine, travaillant ou sur des sites d’informations généralistes, ou des blogs, ou des sites locaux et régionaux, ou spécialisés.
Crédit:Flickr/CC//lori_greig
Premiers faits d’armes
La première fois que cette «supra rédac» émerge, en France, c’est, me semble-t-il, en novembre 2009, lors de la polémique autour de l’exacte date à laquelle la photo de Nicolas Sarkozy donnant des coups de pioche sur le mur de Berlin a été prise. En 1989, certes, mais était-ce bien le 9 novembre 1989, comme l’assure le chef de l’Etat sur sa page Facebook?
Toute la journée du 9 novembre 2009 – la photo avait été publiée la veille sur le profil Facebook de Nicolas Sarkozy -, les rédactions françaises s’emparent de l’histoire. Lemonde.fr retrouve une dépêche de l’AFP datant du 17 novembre 1989 qui évoque un voyage à Berlin le… 16 novembre 1989. 20minutes.fr apprend, via un conseiller de l’Elysée, qu’il y aurait eu en fait deux voyages à Berlin lors de ce mois de novembre 1989. A son tour, lefigaro.fr ressuscite des archives de l’époque qui montrent qu’Alain Juppé a bien été deux fois à Berlin. Mais pour Nicolas Sarkozy, c’est moins sûr. Enfin Liberation.fr, sur le blog d’un de ses journalistes, assure que la version des faits racontés par Nicolas Sarkozy sur son profil Facebook ne colle pas avec la réalité historique.
Bilan: en quelques heures, plusieurs personnes, issues de rédactions différentes, ont ainsi construit ensemble une enquête à plusieurs mains, en se citant réciproquement. Et cette collaboration, non préméditée, a permis à l’enquête d’avancer en temps réel, chaque site publiant au fur et à mesure ses infos, sans attendre d’avoir le fin mot de l’affaire.
Adrénaline en commun
«Il arrive que la “supra rédac” se mette à bosser “ensemble”, généralement sur un gros événement ou une actu “chaude”, m’explique Samuel Laurent, journaliste politique au Monde.fr, ex-lefigaro.fr. Disons surtout qu’on partage des choses que l’on voit en enquêtant». «Partager des choses», en langage Web, cela veut dire s’envoyer/poster des liens url. Sans «bonjour» ni aucun autre mot servant la fonction phatique du langage, circulent ainsi des liens vers un document, vers une vidéo, vers un article paru sur un site étranger… qu’importe le contenu du moment qu’il apporte un élément d’information inédit. Le lien, c’est la monnaie d’échange des travailleurs du Web. Or qui dit lien pertinent vers une information encore inexploitée journalistiquement dit idée de sujet potentielle «à vendre» lors de la conférence de rédaction.
La collaboration entre journalistes n’est pas nouvelle. Ce qui change, c’est l’intensité de cette collaboration et la technologie employée pour ce faire. Sans surprise, les passerelles entre les membres de cette «supra rédac» passent avant tout par les outils du Web. Messagerie instantanée, Skype, direct message sur Twitter, message via Facebook, ou simple email: la plupart des journalistes Web ont des dizaines de fenêtres ouvertes sur leur écran. De quoi tisser des liens en permanence, bien plus qu’entre journalistes d’antan.
«Même si je ne chatte pas avec mes confrères, je vois ce qu’ils font, car ils changent leur statut en fonction du sujet qui les préoccupe», me raconte l’un d’eux. Paradoxal? Entre un journaliste travaillant sur un site de presse et son homologue bossant sur le journal imprimé du même groupe, la distance professionnelle, psychologique et même humaine, est peut-être plus grande qu’entre deux journalistes Web, même issus de sites concurrents.
Technologie au quotidien
L’esprit de corps règnerait donc davantage au sein des travailleurs du Web que dans les autres supports (télé, radio, presse écrite)? Le Web serait-il le monde des gentils bisounours qui s’entraident? Et si, à force d’échange et de mise en commun, ces pratiques empêchaient les sites de sortir des informations exclusives? «Je tweete souvent ce sur quoi je bosse, reprend Samuel Laurent. Ce qui me permet parfois d’avoir de l’aide, de trouver des interlocuteurs, etc. Je ne donne pas le détail de mes angles, en tous cas plus maintenant. Il m’est arrivé de me faire “piquer” une idée par quelqu’un d’autre, depuis j’ai tendance à tweeter des angles que je ne vais pas faire plutôt que ceux que j’ai en tête.»
D’autant que, sur le Web, nombre de rédacteurs travaillent, au même moment de la journée, sur les mêmes informations, chacun cherchant à la traiter à sa façon (ici, une interview, là, un décryptage, ici encore, un diaporama, là, une vidéo, etc.) et, si possible, avant les autres. Du coup, en plus d’écrire leurs papiers, les rédacteurs suivent leurs confrères sur les réseaux sociaux, voient ce qu’ils publient, commentent leurs articles, et partagent des infos. «Si je tombe sur un document important pour le sujet que je traite, je ne vais pas le balancer directement, surtout si je sais que d’autres bossent sur la même chose.» En revanche, donner des liens vers des vidéos qui ne serviront pas pour son sujet, «pas de problème», elles pourront servir à d’autres.
Synchronisation des flux, des infos, des contacts
La «supra rédac», c’est donc un échange d’intérêts bien compris: à la fois système de veille et d’aide collective, outil d’espionnage industriel, et… carnet d’adresses commun. En effet, et contrairement à ce qui se pratique dans les autres médias, il arrive qu’un journaliste Web demande un contact ou un numéro de téléphone à un autre journaliste Web, même si celui-ci travaille pour un site concurrent. Lequel va le plus souvent lui répondre en quelques minutes, avec le numéro de téléphone demandé, ou, a minima, un «désolé, je n’ai pas cela dans mes tablettes».
«J’ai tendance à donner un numéro si on me le demande, ce qui n’arrive pas non plus tous les jours, m’assure l’un des journalistes concernés. Mais je fais attention, par exemple pour un portable perso, ou si le contact m’a donné son numéro à titre exceptionnel… Un contact “général”, genre attaché de presse de politique, se partage sans souci. Le numéro “exclusif” que tu as eu un mal fou à dégotter, moins».
Confrères ET concurrents
Solidarité entre travailleurs rompus au temps réel et habitués à ce que, dans le flux de l’information en continu, un message ne puisse rester plus de quelques minutes sans réponse? Très certainement. Mais aussi réseau entre journalistes qui, «turn over» des rédactions Web oblige, ont déjà travaillé ensemble et/ou savent qu’ils seront amenés un jour ou l’autre à se croiser dans une rédaction. «Disons que ça nous place dans une situation de “confrères-concurrents” qui n’est finalement pas très différente de situations de reportage ou d’événements où des dizaines de journalistes couvrent la même chose… Au congrès du PS à Reims, ou à La Rochelle, par exemple, il y a aussi une forme d’entraide entre journalistes de médias concurrents», dit Samuel Laurent.
En dehors de l’hexagone, ce phénomène de «mutualisation/collaboration de forces journalistiques», comme l’écrit Jeff Jarvis, est un peu différent. Il est affiché. Et passe par des titres de rédactions plutôt que par des individus membres d’une rédaction. Ce qui a été manifeste en juillet, lorsque le site Wikileaks, diffusant 77.000 documents provenant des services de renseignements américains sur la guerre en Afghanistan, s’est allié avec trois noms de la presse mondiale, le New York Times, le Guardian et le Spiegel. Wikileaks a collecté les informations, les trois autres y ont apporté, en ligne, de la valeur ajoutée, en commentant, mettant en perspective, croisant des données, recueillant des réactions, et attirant «l’audience et son attention».
«Grâce au Net, le coût marginal du partage d’informations est égal à zéro, analyse Jarvis sur son blog. Donc la valeur du journaliste dans la diffusion des informations est proche de zéro (…) Cette mutation du marché nous force à regarder ce qu’est la vraie valeur du journalisme (…)». Le salut dépend de «la valeur ajoutée» que peuvent apporter les journalistes. Ceux-ci ne peuvent et ne doivent pas seulement «mettre en scène l’information» mais y «ajouter de la perspective (ce qui, horreur, pourrait vouloir dire avoir une opinion)», ironise Jarvis, avant de conclure: «Si vous n’apportez aucune valeur ajoutée, alors on n’a plus besoin de vous.» Compris, «supra rédac»?
Et vous, avez-vous construit des sujets de façon transversale avec des confrères? Avez-vous demandé de l’aide pour trouver un interlocuteur à un membre d’une rédaction concurrente?
Alice Antheaume
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