Dimanche 22 août, 11h. Les journalistes Web «de garde» pour le week-end se tournent les pouces: aucune grosse information à se mettre sous la dent. Aude Courtin, journaliste à lepost.fr, soupire sur Twitter «qu’est-ce que je m’ennuie!». Et Vincent Glad, son homologue à Slate.fr, de l’apostropher: «Si tu vois de l’actu, fais tourner. Du haut de ma tour, je ne vois rien venir et je désespère.»
Cet échange est l’une des émanations de la «supra rédaction» qui s’est formée sur le Web français. J’emploie le mot «supra» à dessein. Car c’est un corps de journalistes et experts du Web qui, au delà du titre qui les emploie – ou du site pour lequel ils produisent des contenus –, travaillent parfois de concert sur le même sujet. Et communiquent les uns avec les autres. Comme s’ils étaient dans la même rédaction.
De l’extérieur, le processus est quasi invisible. Cette construction de l’information en temps réel, en ligne, et en commun, s’est installée sans avoir été ni planifiée ni orchestrée. En commun? Mais à combien? Difficile de déterminer le nombre exact de membres de cette salle de rédaction virtuelle, disons une petite cinquantaine, travaillant ou sur des sites d’informations généralistes, ou des blogs, ou des sites locaux et régionaux, ou spécialisés.
Crédit:Flickr/CC//lori_greig
Premiers faits d’armes
La première fois que cette «supra rédac» émerge, en France, c’est, me semble-t-il, en novembre 2009, lors de la polémique autour de l’exacte date à laquelle la photo de Nicolas Sarkozy donnant des coups de pioche sur le mur de Berlin a été prise. En 1989, certes, mais était-ce bien le 9 novembre 1989, comme l’assure le chef de l’Etat sur sa page Facebook?
Toute la journée du 9 novembre 2009 – la photo avait été publiée la veille sur le profil Facebook de Nicolas Sarkozy -, les rédactions françaises s’emparent de l’histoire. Lemonde.fr retrouve une dépêche de l’AFP datant du 17 novembre 1989 qui évoque un voyage à Berlin le… 16 novembre 1989. 20minutes.fr apprend, via un conseiller de l’Elysée, qu’il y aurait eu en fait deux voyages à Berlin lors de ce mois de novembre 1989. A son tour, lefigaro.fr ressuscite des archives de l’époque qui montrent qu’Alain Juppé a bien été deux fois à Berlin. Mais pour Nicolas Sarkozy, c’est moins sûr. Enfin Liberation.fr, sur le blog d’un de ses journalistes, assure que la version des faits racontés par Nicolas Sarkozy sur son profil Facebook ne colle pas avec la réalité historique.
Bilan: en quelques heures, plusieurs personnes, issues de rédactions différentes, ont ainsi construit ensemble une enquête à plusieurs mains, en se citant réciproquement. Et cette collaboration, non préméditée, a permis à l’enquête d’avancer en temps réel, chaque site publiant au fur et à mesure ses infos, sans attendre d’avoir le fin mot de l’affaire.
Adrénaline en commun
«Il arrive que la “supra rédac” se mette à bosser “ensemble”, généralement sur un gros événement ou une actu “chaude”, m’explique Samuel Laurent, journaliste politique au Monde.fr, ex-lefigaro.fr. Disons surtout qu’on partage des choses que l’on voit en enquêtant». «Partager des choses», en langage Web, cela veut dire s’envoyer/poster des liens url. Sans «bonjour» ni aucun autre mot servant la fonction phatique du langage, circulent ainsi des liens vers un document, vers une vidéo, vers un article paru sur un site étranger… qu’importe le contenu du moment qu’il apporte un élément d’information inédit. Le lien, c’est la monnaie d’échange des travailleurs du Web. Or qui dit lien pertinent vers une information encore inexploitée journalistiquement dit idée de sujet potentielle «à vendre» lors de la conférence de rédaction.
La collaboration entre journalistes n’est pas nouvelle. Ce qui change, c’est l’intensité de cette collaboration et la technologie employée pour ce faire. Sans surprise, les passerelles entre les membres de cette «supra rédac» passent avant tout par les outils du Web. Messagerie instantanée, Skype, direct message sur Twitter, message via Facebook, ou simple email: la plupart des journalistes Web ont des dizaines de fenêtres ouvertes sur leur écran. De quoi tisser des liens en permanence, bien plus qu’entre journalistes d’antan.
«Même si je ne chatte pas avec mes confrères, je vois ce qu’ils font, car ils changent leur statut en fonction du sujet qui les préoccupe», me raconte l’un d’eux. Paradoxal? Entre un journaliste travaillant sur un site de presse et son homologue bossant sur le journal imprimé du même groupe, la distance professionnelle, psychologique et même humaine, est peut-être plus grande qu’entre deux journalistes Web, même issus de sites concurrents.
Technologie au quotidien
L’esprit de corps règnerait donc davantage au sein des travailleurs du Web que dans les autres supports (télé, radio, presse écrite)? Le Web serait-il le monde des gentils bisounours qui s’entraident? Et si, à force d’échange et de mise en commun, ces pratiques empêchaient les sites de sortir des informations exclusives? «Je tweete souvent ce sur quoi je bosse, reprend Samuel Laurent. Ce qui me permet parfois d’avoir de l’aide, de trouver des interlocuteurs, etc. Je ne donne pas le détail de mes angles, en tous cas plus maintenant. Il m’est arrivé de me faire “piquer” une idée par quelqu’un d’autre, depuis j’ai tendance à tweeter des angles que je ne vais pas faire plutôt que ceux que j’ai en tête.»
D’autant que, sur le Web, nombre de rédacteurs travaillent, au même moment de la journée, sur les mêmes informations, chacun cherchant à la traiter à sa façon (ici, une interview, là, un décryptage, ici encore, un diaporama, là, une vidéo, etc.) et, si possible, avant les autres. Du coup, en plus d’écrire leurs papiers, les rédacteurs suivent leurs confrères sur les réseaux sociaux, voient ce qu’ils publient, commentent leurs articles, et partagent des infos. «Si je tombe sur un document important pour le sujet que je traite, je ne vais pas le balancer directement, surtout si je sais que d’autres bossent sur la même chose.» En revanche, donner des liens vers des vidéos qui ne serviront pas pour son sujet, «pas de problème», elles pourront servir à d’autres.
Synchronisation des flux, des infos, des contacts
La «supra rédac», c’est donc un échange d’intérêts bien compris: à la fois système de veille et d’aide collective, outil d’espionnage industriel, et… carnet d’adresses commun. En effet, et contrairement à ce qui se pratique dans les autres médias, il arrive qu’un journaliste Web demande un contact ou un numéro de téléphone à un autre journaliste Web, même si celui-ci travaille pour un site concurrent. Lequel va le plus souvent lui répondre en quelques minutes, avec le numéro de téléphone demandé, ou, a minima, un «désolé, je n’ai pas cela dans mes tablettes».
«J’ai tendance à donner un numéro si on me le demande, ce qui n’arrive pas non plus tous les jours, m’assure l’un des journalistes concernés. Mais je fais attention, par exemple pour un portable perso, ou si le contact m’a donné son numéro à titre exceptionnel… Un contact “général”, genre attaché de presse de politique, se partage sans souci. Le numéro “exclusif” que tu as eu un mal fou à dégotter, moins».
Confrères ET concurrents
Solidarité entre travailleurs rompus au temps réel et habitués à ce que, dans le flux de l’information en continu, un message ne puisse rester plus de quelques minutes sans réponse? Très certainement. Mais aussi réseau entre journalistes qui, «turn over» des rédactions Web oblige, ont déjà travaillé ensemble et/ou savent qu’ils seront amenés un jour ou l’autre à se croiser dans une rédaction. «Disons que ça nous place dans une situation de “confrères-concurrents” qui n’est finalement pas très différente de situations de reportage ou d’événements où des dizaines de journalistes couvrent la même chose… Au congrès du PS à Reims, ou à La Rochelle, par exemple, il y a aussi une forme d’entraide entre journalistes de médias concurrents», dit Samuel Laurent.
En dehors de l’hexagone, ce phénomène de «mutualisation/collaboration de forces journalistiques», comme l’écrit Jeff Jarvis, est un peu différent. Il est affiché. Et passe par des titres de rédactions plutôt que par des individus membres d’une rédaction. Ce qui a été manifeste en juillet, lorsque le site Wikileaks, diffusant 77.000 documents provenant des services de renseignements américains sur la guerre en Afghanistan, s’est allié avec trois noms de la presse mondiale, le New York Times, le Guardian et le Spiegel. Wikileaks a collecté les informations, les trois autres y ont apporté, en ligne, de la valeur ajoutée, en commentant, mettant en perspective, croisant des données, recueillant des réactions, et attirant «l’audience et son attention».
«Grâce au Net, le coût marginal du partage d’informations est égal à zéro, analyse Jarvis sur son blog. Donc la valeur du journaliste dans la diffusion des informations est proche de zéro (…) Cette mutation du marché nous force à regarder ce qu’est la vraie valeur du journalisme (…)». Le salut dépend de «la valeur ajoutée» que peuvent apporter les journalistes. Ceux-ci ne peuvent et ne doivent pas seulement «mettre en scène l’information» mais y «ajouter de la perspective (ce qui, horreur, pourrait vouloir dire avoir une opinion)», ironise Jarvis, avant de conclure: «Si vous n’apportez aucune valeur ajoutée, alors on n’a plus besoin de vous.» Compris, «supra rédac»?
Et vous, avez-vous construit des sujets de façon transversale avec des confrères? Avez-vous demandé de l’aide pour trouver un interlocuteur à un membre d’une rédaction concurrente?
Alice Antheaume
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