Des forçats? Où cela?

«Les jeunes journalistes qui rêvaient de parcourir le globe à la recherche d’un sujet de reportage sont maintenant scotchés à leur ordinateurs. Ils s’efforcent d’être les premiers à publier jusqu’à la plus marginale des informations, histoire d’impressionner les algorithmes de Google et d’attirer le clic des internautes». C’est contre cette vision des journalistes Web, décrite cet été dans le New York Times, que s’est érigé Henry Blodget, le patron de Business Insider: «Nous en avons assez de ce portrait. Non seulement nous aimons ce que l’on fait, mais nous pensons aussi que nous avons créé un état d’esprit et des lieux de travail excitants et dynamiques – des espaces dans lesquels les gens talentueux, motivés, bosseurs, solidaires de leur équipe et créatifs sont récompensés.»

Crédit: Flickr/CC/Robert Couse-Baker

Crédit: Flickr/CC/Robert Couse-Baker

En France, il y a eu le même «traumatisme» avec l’article «Les forçats de l’info» publié dans Le Monde en mai 2009. Depuis, ce mot, «forçat», fait hurler. Plus d’un an après, j’ai voulu savoir ce qu’étaient devenus ces soi-disant OS de l’Internet, ceux qui travaillent sur des sites de presse, des pure-players, mais aussi sur des plates-formes de contenus, comme Orange, Yahoo!News ou Dailymotion, ou pour des agences. Pour ce faire, j’ai mis en ligne, sur W.I.P., un questionnaire auquel 240 travailleurs du Net français ont répondu en juillet et en août 2010. Précisons que ce questionnaire, anonyme, fait maison, a été élaboré sans comité scientifique. Forcément imparfait, il vise à récolter des données sur les conditions de labeur de ceux qui travaillent en ligne, et à mieux cerner leurs usages numériques.

Portrait robot

Hommes et femmes, 25-30 ans, en CDI, dotés d’un smartphone et plutôt satisfaits de leur condition professionnelle. Tel serait le portrait robot du «forçat» saison 2010-2011, dressé après dépouillement des résultats du questionnaire. Bilan: le forçat n’est pas si forçat que cela. Voire pas forçat du tout. Tant par ses usages, qui ne sont pas ceux d’un connecté forcené au réseau dont la vie privée n’existerait plus, que par son statut social, moins précaire que ce que l’on croit.

Du point de vue socio-économique, la majorité des sondés (60%) est en CDI (contrat à durée indéterminée) – 14% en CDD, 11% en stage, 6% en piges, et déclare travailler une somme horaire raisonnable chaque jour. Entre 8h et 10h quotidiennes pour 59% des interrogés – plus de 10h pour 19%, entre 6 et 8h pour 19% et moins de 6 heures par jour pour les 4% restants. Le travail les week-ends? Pas pour tout le monde. 53% des interrogés ne font pas de garde, quand 47% bossent les samedi et/ou dimanche. On n’est donc pas (ou plus?) du tout dans la description qu’en faisait Le Monde, l’année dernière, évoquant des «journées de douze heures, les permanences le week-end ou la nuit.»

Célia Meriguet, rédactrice en chef du Monde.fr, le confirme: «Peu de journalistes travaillent le week-end, et ceux qui le font sont volontaires et bien payés. Ils travaillent sur des horaires de desk. Il y a dépassement d’horaire quand ils sont en reportage, c’est tout». Quant à Eric Mettout, rédacteur en chef de lexpress.fr, il n’en peut plus d’entendre le mot «forçat»: «Ici, les journalistes sont aux 35 heures, avec des astreintes un peu spécifiques le matin et/ou le soir, un jour de week-end toutes les cinq semaines récupérable, et, évidemment, les aléas horaires et rush de n’importe quel journaliste.»

>> Alexandre Sulzer, journaliste à 20 Minutes papier passé autrefois par 20minutes.fr, a comparé ses conditions de travail entre ce qu’il a vécu en ligne et ce qu’il vit sur l’imprimé. Lire sa tribune ici >>

CDI, et moins de 2.500 euros bruts mensuels

Concernant les revenus, leur niveau salarial est davantage semblable à celui d’un professeur de l’Education nationale que d’un avocat ayant fini son droit. 64% des travailleurs du Web sondés gagnent en effet moins de 2.500 euros bruts mensuels – 23% entre 1.000 et 2.000 euros, 25% entre 2.000 et 2.500 euros, et 16% moins de 1.000 euros bruts mensuels, ce qui s’explique par la forte participation des stagiaires à ce sondage (11% des répondants).

Cependant, 37% gagnent plus voire beaucoup plus de 2.500 euros bruts mensuels, notamment les chefs de service, responsables de rubriques et rédacteurs en chef, qui représentent 23% des sondés: parmi ces 37% plus favorisés pécuniairement parlant, 18% gagnent entre 2.500 et 3.000, 9% entre 3.000 et 3.500 et 10% déclarent avoir un salaire de plus de 3.500 euros bruts par mois.

La plupart de ceux qui ont témoigné dans ce questionnaire sont salariés d’un site de presse nationale (29%), comme lemonde.fr, lefigaro.fr, libe.fr. Les autres participants travaillent pour une agence de contenus Web (18%). Ou pour un pure-player (16% ) comme Slate.fr, Médiapart ou Rue89. Ou pour un site spécialisé (12%) tels qu’Allociné, PCinpact.com, Readwriteweb. Ou pour un site local ou de presse quotidienne régionale (6%). Ou, enfin, pour une plate-forme communautaire (3%) dont Dailymotion, Yahoo! News, Orange. A noter: ils sont pour la plupart en CDI, on l’a dit plus haut, mais à un poste qu’ils occupent le plus souvent depuis moins de 6 mois.

Sans carte de presse fixe

A la question «avez-vous une carte de presse?», 61% des sondés ont répondu «non». «Non», pas encore? Ou «non» tout court? Sans doute «non» tout court, puisque, dans ce questionnaire, seulement 34% des participants se désignent comme «journalistes Web». C’est que, dans le domaine de la production de contenus en ligne, il n’y a pas que des rédacteurs qui officient. Sous l’appellation «travailleur du Web», il y a, outre les journalistes, des développeurs, graphistes, iconographes, éditeurs vidéo, community managers, etc. Certains sont journalistes. Tous travaillent de concert. Et sont dépendants les uns des autres. Car pour faire un bon site d’infos, les contenus ne suffisent pas, il faut que les serveurs tiennent, que la navigation soit fluide, et le référencement efficace. Des tâches qui incombent à l’équipe technique, laquelle est ainsi, de façon indirecte, mise à contribution pour la mise en scène de l’information.

Selon l’article du Monde de l’année dernière, «le Web a sécrété une forme de conscience de classe chez les jeunes journalistes qui ont grandi avec lui». Un constat qui reste valable aujourd’hui (lire à ce propos l’article sur la rédaction secrète du Web français). Au-delà des sites pour lesquels ils produisent des contenus, les travailleurs du Net emploient les mêmes mots pour décrire leur ambiance de travail. Les termes «stressant», «fatiguant», «pression», «effervescence » et «émulation» sont parmi les plus cités. Pour parler de leurs collègues, ce sont les adjectifs «convivial», «jeune» et «cool» qui emportent la mise.

Et le moral des troupes? A part «le manque de terrain», point d’offense. «J’y étais, j’y suis et j’y serai. Internet for life!», s’exclame l’un des interrogés. «Ambiance de travail géniale et épanouissante, mais dur de garder la santé au vu du rythme, et de la fréquence des apéros…», sourit un autre. «La tension est dans le rythme imposé par l’actu en ligne, la réactivité, la productivité, les nouveaux formats», reprend Eric Mettout.

Outils du quotidien

Passons aux usages numériques des interrogés. «Internet a accouché d’une nouvelle race de journalistes, pouvait-on lire dans Le Monde. Le teint blafard des geeks, ces passionnés d’ordinateur qui passent leur temps devant l’écran.» D’après les données récoltées avec le questionnaire, le travailleur du Web n’est pas accro au réseau. Même si 76% des dits «forçats» possèdent un téléphone connecté au Net, 45% assurent ne pas souffrir s’ils n’ont pas accès à leurs emails pendant plusieurs heures. Au moment de la pause au travail, ils sont plus nombreux à faire une activité hors ligne (fumer une cigarette pour 34%, boire un café pour 30% d’entre eux) qu’en ligne (25% regardent les dernières mises à jour sur les réseaux sociaux, 3% visionnent une vidéo en ligne, et 8% consultent leurs emails personnels).

Drogués à l’actu alors? Oui. Mais pas obnubilés par les breaking news, alertes et autres urgents. 52% sont abonnés à des dernières minutes envoyés par des sites d’infos. La moitié des sondés n’est abonnée à aucune alerte Google. Ceux qui s’y abonnent le font pour suivre un sujet d’actualité (35%), plus rarement sur leur nom de famille (8%) ou celui du site pour lequel ils travaillent (8%).

Sans surprise, ils sont ultra connectés aux réseaux sociaux. Twitter? Seulement 8% de ceux qui ont répondu déclarent ne pas posséder de compte Twitter. Les autres (70%) y publient beaucoup de liens. Facebook? 5% disent ne pas avoir de compte sur ce réseau social. Et, c’est sans doute ce qui m’a le plus étonnée, la majorité (57%) des interrogés utilisent Facebook de «façon privée (pour leur famille et amis)», quand 23% s’en servent de «façon professionnelle (carnet d’adresses, recherche de témoignages, etc.)». Une quantité non négligeable (15%) a décidé de cloisonner «le pro et le perso» en se créant deux comptes Facebook différents, l’un pour le travail, l’autre pour la vie privée.

Plus tard, je veux être…

Et dans cinq ans? La plupart envisage de rester dans le numérique: 48% des votants «espèrent faire toujours la même chose qu’aujourd’hui», 20% «espèrent apprendre à travailler sur le mobile», notamment concevoir des applications, et 7% se verraient bien «devenir social media editor pour une marque commerciale». Un petit groupe aspire à exercer d’autres activités que le numérique pur: 20% «espèrent travailler pour un support tel que la télé, la radio, ou la presse écrite» et 5% espèrent tout bonnement «avoir quitté le Web». «Dans cinq ans, je ne sais sur quels nouveaux supports je travaillerai, mentionne l’un des témoins. Et mon poste ressemblera probablement à un mix de rédacteur en chef, de brand manager et de développeur de projet. Où la Toile sera probablement tellement éclatée et démultipliée entre les centaines de réseaux dans lesquels nous serons immergés que le mot web pourrait bien y être associé à une époque révolue, celle où l’ordinateur portable ou de bureau était l’accès principal aux réseaux.»

Autre mot qui revient sans cesse dans les réponses: le mot «participatif». Et cela s’est même traduit par le biais de ce questionnaire. Car les participants n’ont pas manqué de faire part de leurs remarques, par email, par message sur Twitter, ou directement dans les cases de réponses. Principale revendication: l’impossibilité de cocher plusieurs cases en même temps. Surtout pour répondre à la question «quelle fonction occupez-vous?». Nombreux sont ceux qui assurent avoir plusieurs casquettes, parfois autant que de réponses proposées. «Je suis SR et éditeur web en premier lieu, mais aussi community manager, et dans une certaine mesure chef de projet web (interface entre le développeur, des personnes ressources extérieures ponctuelles) et journaliste web (rédacteur)», résume un mécontent.

Forçat, le terme est bel et bien inconvenant.

Est-ce que vous vous reconnaissez dans ce portrait? Livrez votre impressions et commentaires ci-dessous…

Alice Antheaume

lire le billet

La rédaction secrète du Web français

Dimanche 22 août, 11h. Les journalistes Web «de garde» pour le week-end se tournent les pouces: aucune grosse information à se mettre sous la dent. Aude Courtin, journaliste à lepost.fr, soupire sur Twitter «qu’est-ce que je m’ennuie!». Et Vincent Glad, son homologue à Slate.fr, de l’apostropher: «Si tu vois de l’actu, fais tourner. Du haut de ma tour, je ne vois rien venir et je désespère.»

Cet échange est l’une des émanations de la «supra rédaction» qui s’est formée sur le Web français. J’emploie le mot «supra» à dessein. Car c’est un corps de journalistes et experts du Web qui, au delà du titre qui les emploie – ou du site pour lequel ils produisent des contenus –, travaillent parfois de concert sur le même sujet. Et communiquent les uns avec les autres. Comme s’ils étaient dans la même rédaction.

De l’extérieur, le processus est quasi invisible. Cette construction de l’information en temps réel, en ligne, et en commun, s’est installée sans avoir été ni planifiée ni orchestrée. En commun? Mais à combien? Difficile de déterminer le nombre exact de membres de cette salle de rédaction virtuelle, disons une petite cinquantaine, travaillant ou sur des sites d’informations généralistes, ou des blogs, ou des sites locaux et régionaux, ou spécialisés.

Crédit:Flickr/CC//lori_greig

Crédit:Flickr/CC//lori_greig

Premiers faits d’armes

La première fois que cette «supra rédac» émerge, en France, c’est, me semble-t-il, en novembre 2009, lors de la polémique autour de l’exacte date à laquelle la photo de Nicolas Sarkozy donnant des coups de pioche sur le mur de Berlin a été prise. En 1989, certes, mais était-ce bien le 9 novembre 1989, comme l’assure le chef de l’Etat sur sa page Facebook?

Toute la journée du 9 novembre 2009 – la photo avait été publiée la veille sur le profil Facebook de Nicolas Sarkozy -, les rédactions françaises s’emparent de l’histoire. Lemonde.fr retrouve une dépêche de l’AFP datant du 17 novembre 1989 qui évoque un voyage à Berlin le… 16 novembre 1989. 20minutes.fr apprend, via un conseiller de l’Elysée, qu’il y aurait eu en fait deux voyages à Berlin lors de ce mois de novembre 1989. A son tour, lefigaro.fr ressuscite des archives de l’époque qui montrent qu’Alain Juppé a bien été deux fois à Berlin. Mais pour Nicolas Sarkozy, c’est moins sûr. Enfin Liberation.fr, sur le blog d’un de ses journalistes, assure que la version des faits racontés par Nicolas Sarkozy sur son profil Facebook ne colle pas avec la réalité historique.

Bilan: en quelques heures, plusieurs personnes, issues de rédactions différentes, ont ainsi construit ensemble une enquête à plusieurs mains, en se citant réciproquement. Et cette collaboration, non préméditée, a permis à l’enquête d’avancer en temps réel, chaque site publiant au fur et à mesure ses infos, sans attendre d’avoir le fin mot de l’affaire.

Adrénaline en commun

«Il arrive que la “supra rédac” se mette à bosser “ensemble”, généralement sur un gros événement ou une actu “chaude”, m’explique Samuel Laurent, journaliste politique au Monde.fr, ex-lefigaro.fr. Disons surtout qu’on partage des choses que l’on voit en enquêtant». «Partager des choses», en langage Web, cela veut dire s’envoyer/poster des liens url. Sans «bonjour» ni aucun autre mot servant la fonction phatique du langage, circulent ainsi des liens vers un document, vers une vidéo, vers un article paru sur un site étranger… qu’importe le contenu du moment qu’il apporte un élément d’information inédit. Le lien, c’est la monnaie d’échange des travailleurs du Web. Or qui dit lien pertinent vers une information encore inexploitée journalistiquement dit idée de sujet potentielle «à vendre» lors de la conférence de rédaction.

La collaboration entre journalistes n’est pas nouvelle. Ce qui change, c’est l’intensité de cette collaboration et la technologie employée pour ce faire. Sans surprise, les passerelles entre les membres de cette «supra rédac» passent avant tout par les outils du Web. Messagerie instantanée, Skype, direct message sur Twitter, message via Facebook, ou simple email: la plupart des journalistes Web ont des dizaines de fenêtres ouvertes sur leur écran. De quoi tisser des liens en permanence, bien plus qu’entre journalistes d’antan.

«Même si je ne chatte pas avec mes confrères, je vois ce qu’ils font, car ils changent leur statut en fonction du sujet qui les préoccupe», me raconte l’un d’eux. Paradoxal? Entre un journaliste travaillant sur un site de presse et son homologue bossant sur le journal imprimé du même groupe, la distance professionnelle, psychologique et même humaine, est peut-être plus grande qu’entre deux journalistes Web, même issus de sites concurrents.

Technologie au quotidien

L’esprit de corps règnerait donc davantage au sein des travailleurs du Web que dans les autres supports (télé, radio, presse écrite)? Le Web serait-il le monde des gentils bisounours qui s’entraident? Et si, à force d’échange et de mise en commun, ces pratiques empêchaient les sites de sortir des informations exclusives? «Je tweete souvent ce sur quoi je bosse, reprend Samuel Laurent. Ce qui me permet parfois d’avoir de l’aide, de trouver des interlocuteurs, etc. Je ne donne pas le détail de mes angles, en tous cas plus maintenant. Il m’est arrivé de me faire “piquer” une idée par quelqu’un d’autre, depuis j’ai tendance à tweeter des angles que je ne vais pas faire plutôt que ceux que j’ai en tête.»

D’autant que, sur le Web, nombre de rédacteurs travaillent, au même moment de la journée, sur les mêmes informations, chacun cherchant à la traiter à sa façon (ici, une interview, là, un décryptage, ici encore, un diaporama, là, une vidéo, etc.) et, si possible, avant les autres. Du coup, en plus d’écrire leurs papiers, les rédacteurs suivent leurs confrères sur les réseaux sociaux, voient ce qu’ils publient, commentent leurs articles, et partagent des infos. «Si je tombe sur un document important pour le sujet que je traite, je ne vais pas le balancer directement, surtout si je sais que d’autres bossent sur la même chose.» En revanche, donner des liens vers des vidéos qui ne serviront pas pour son sujet, «pas de problème», elles pourront servir à d’autres.

Synchronisation des flux, des infos, des contacts

La «supra rédac», c’est donc un échange d’intérêts bien compris: à la fois système de veille et d’aide collective, outil d’espionnage industriel, et… carnet d’adresses commun. En effet, et contrairement à ce qui se pratique dans les autres médias, il arrive qu’un journaliste Web demande un contact ou un numéro de téléphone à un autre journaliste Web, même si celui-ci travaille pour un site concurrent. Lequel va le plus souvent lui répondre en quelques minutes, avec le numéro de téléphone demandé, ou, a minima, un «désolé, je n’ai pas cela dans mes tablettes».

«J’ai tendance à donner un numéro si on me le demande, ce qui n’arrive pas non plus tous les jours, m’assure l’un des journalistes concernés. Mais je fais attention, par exemple pour un portable perso, ou si le contact m’a donné son numéro à titre exceptionnel… Un contact “général”, genre attaché de presse de politique, se partage sans souci. Le numéro “exclusif” que tu as eu un mal fou à dégotter, moins».

Confrères ET concurrents

Solidarité entre travailleurs rompus au temps réel et habitués à ce que, dans le flux de l’information en continu, un message ne puisse rester plus de quelques minutes sans réponse? Très certainement. Mais aussi réseau entre journalistes qui, «turn over» des rédactions Web oblige, ont déjà travaillé ensemble et/ou savent qu’ils seront amenés un jour ou l’autre à se croiser dans une rédaction. «Disons que ça nous place dans une situation de “confrères-concurrents” qui n’est finalement pas très différente de situations de reportage ou d’événements où des dizaines de journalistes couvrent la même chose… Au congrès du PS à Reims, ou à La Rochelle, par exemple, il y a aussi une forme d’entraide entre journalistes de médias concurrents», dit Samuel Laurent.

En dehors de l’hexagone, ce phénomène de «mutualisation/collaboration de forces journalistiques», comme l’écrit Jeff Jarvis, est un peu différent. Il est affiché. Et passe par des titres de rédactions plutôt que par des individus membres d’une rédaction. Ce qui a été manifeste en juillet, lorsque le site Wikileaks, diffusant 77.000 documents provenant des services de rensei­gnements américains sur la guerre en Afghanistan, s’est allié avec trois noms de la presse mondiale, le New York Times, le Guardian et le Spiegel. Wikileaks a collecté les informations, les trois autres y ont apporté, en ligne, de la valeur ajoutée, en commentant, mettant en perspective, croisant des données, recueillant des réactions, et attirant «l’audience et son attention».

«Grâce au Net, le coût marginal du partage d’informations est égal à zéro, analyse Jarvis sur son blog. Donc la valeur du journaliste dans la diffusion des informations est proche de zéro (…) Cette mutation du marché nous force à regarder ce qu’est la vraie valeur du journalisme (…)». Le salut dépend de «la valeur ajoutée» que peuvent apporter les journalistes. Ceux-ci ne peuvent et ne doivent pas seulement «mettre en scène l’information» mais y «ajouter de la perspective (ce qui, horreur, pourrait vouloir dire avoir une opinion)», ironise Jarvis, avant de conclure: «Si vous n’apportez aucune valeur ajoutée, alors on n’a plus besoin de vous.» Compris, «supra rédac»?

Et vous, avez-vous construit des sujets de façon transversale avec des confrères? Avez-vous demandé de l’aide pour trouver un interlocuteur à un membre d’une rédaction concurrente?

Alice Antheaume

lire le billet