A quand un prix Albert Londres pour un reportage Web fait par… un journaliste Web? Aux Etats-Unis, le prix Pulitzer vient d’être décerné pour la première fois à un article de 100.000 signes (16 fois la longueur de l’article que vous êtes en train de lire) publié sur un site Internet. Le prix Albert Londres 2010, remis le 3 mai prochain, suivra-t-il l’exemple?
Voie postale
«Les candidats doivent être francophones et avoir 40 ans au plus», indique le règlement du prix Albert Londres. «Seules les qualités d’écriture et d’enquête sont appréciées.» A priori, rien n’empêcherait donc un reportage du Web de se faire sa place au soleil. D’autant que Patrick de Saint-Exupéry, l’un des jurés du prix, lui-même Albert Londres 1991 pour un reportage sur la guerre au Libéria, me l’assure: «Le prix Albert Londres récompense un texte ou une vidéo. Que le texte soit sur le Web ou imprimé est une question de robinet, mais ce n’est pas cela qui importe. Ce qui compte, c’est que le travail journalistique soit de qualité et que le reportage nous plonge dans une histoire.»
Les journalistes du Web ont du mal à y croire. «Si le prix Albert Londres avait une réelle envie de primer un reportage sur le Web, il n’y aurait pas seulement les catégories presse écrite et audiovisuel, comme indiquées sur leur site. Il y aurait une catégorie Web», regrette Célia Mériguet, rédactrice en chef du Monde.fr. Sujet qu’un rédacteur en chef serait bien ‘en peine de faire parvenir aux jurés: sur le site du prix Albert Londres, le règlement ne donne aucune adresse email à laquelle envoyer des liens vers des sujets publiés sur le Web. Juste une adresse postale pour envoyer des dossiers en plusieurs exemplaires. Patrick de Saint-Exupéry rétorque cependant que «le tuyau n’a pas d’importance. Quand ont lieu les délibérations – lesquelles, en général, durent longtemps, rien n’est prédéterminé et personne ne peut faire de pronostics.»
Pas assez mûr
Mais après quelques minutes d’entretien, le juré s’étonne de «l’impatience du Web» à vouloir être primé. «On ne fait pas un journal pour avoir des prix, modère aussi Laurent Joffrin, directeur de Libération. Si on a des prix, c’est du bonus.»
Et Patrick de Saint-Exupéry de rappeler: «La presse imprimée a 200 ans d’existence, la télé 60 ans, le Web journalistique, 5 ans.» Comprendre: faudrait voir à mûrir encore un peu. La production d’informations en ligne depuis maintenant plus de quinze ans, puis l’appropriation des outils du Web par des communautés amateurs, puis la structuration des rédactions Web, puis l’arrivée de pure-players généralistes, puis la concurrence exacerbée entre sites Web d’infos et agences de presse sur le temps réel… Toute cette histoire a eu beau s’être construite en un temps plutôt serré, cela ne suffit pas pour le jury. «Je vais forcément être réducteur, prévient Patrick de Saint-Exupéry, mais le plus souvent, le Web est fasciné par la vitesse et par les buzz. Or le buzz, ce n’est que la surface d’une histoire, alors que le prix Albert Londres, lui, cherche de vraies histoires». Profondes, donc.
Pour Célia Mériguet, le Web ne doit pas être réduit à son instantanéité. «Un Web docu, comme Le Corps handicapé, a nécessité plusieurs mois d’enquête à l’hôpital de Garches.» Malgré leur inscription dans le temps, les reportages Web sont-ils moins bons qu’on veut bien le dire? A voir les productions mises en ligne, je trouve les journalistes Web meilleurs en enquêtes qu’en reportages.
Rivalités
Et si c’était la façon d’écrire sur le Web, jugée pas assez sophistiquée? «Le prix Albert Londres récompense les qualités d’écriture, m’explique Sébastien Marraud, rédacteur en chef de Sudouest.fr. Or sur le Web, le plus souvent, on ne fait pas de la littérature, on fait de l’info en continu, on va direct à l’essentiel.» Pas que, répond Eric Mettout: «Cela veut dire quoi, des qualités d’écriture? Un article bien écrit, ce n’est pas du Proust. C’est un article qui raconte une histoire. Or sur le Web, on peut aller très loin dans l’histoire.» Et tous les journalistes du Web d’arguer que la profondeur est là avec «des reportages très complets, du fait de l’espace qui, sur le Web, est quasi infini, et de l’enrichissement avec des liens, des vidéos, des photos, qui permettent de faire le tour des informations».
Pourtant, aucun reportage issu du Web n’a encore été primé. Alors quoi? Pour Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, les liens mis dans les articles Web ne montrent aucun génie particulier. «Le nombre de liens dans un papier donne une certaine quantité d’informations disponibles. C’est comme si on mettait une biographie dans un livre. C’est du savoir, pas du talent journalistique.»
Pour Eric Mettout, c’est clair, le jury des prix Albert Londres n’est pas prêt. «L’enquête sur le Web est très séquencée, voire feuilletonnée. Par exemple, lorsqu’à lexpress.fr, nous avons fait de grands sujets sur Copenhague, il y avait une multitude d’entrées différentes. Mais pour comprendre la profondeur de ces enquêtes sur le Web, il faut savoir la lire et avoir le nez dedans.» Or selon Mettout, le nez des jurés n’y est pas. La preuve, le prix Pulitzer a été décerné à «un sujet Internet le moins Internet», comme il le décrit dans un billet tout à fait juste.
Dans l’ombre
Dans ce sujet comme dans d’autres, la «guéguerre» print/web a tôt fait de renaître. «Le prix Albert Londres a des critères qui s’appliquent avant tout à la presse imprimée», juge Sébastien Marraud. Où l’écriture est plus linéaire. Contrairement au Web où la narration est, disons, multiple. «La moelle épinière de l’écriture sur le Web, c’est un croisement de formats», définit Eric Mettout, un croisement de journalisme professionnel et de participatif, et de mises à jour permanentes.
En réalité, si aucun reportage sur le Web n’a été récompensé, c’est aussi pour une raison toute simple. Parmi ceux que j’ai interrogé, personne n’a eu l’idée de présenter un sujet Web pour le prix Albert Londres. Autocensure ou dépréciation du prix Albert Londres, c’est un étrange aveu. «Il y aurait une catégorie Web, on y penserait peut-être, reprend Célia Mériguet. Nous ne sommes pas dans la course à la reconnaissance. Sur le Web, nous avons travaillé et grandi dans l’ombre.» Confrontés à une audience qui commente en permanence leurs articles en ligne, les journalistes Web n’ont pas besoin d’un jury pour les évaluer. Les internautes s’en chargent.
Pensez-vous que le prix Albert Londres pourrait être donné à un reportage Web? Ce prix a-t-il encore du sens pour vous? Donnez votre avis dans les commentaires…
Alice Antheaume
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