Sur l’antenne de RTL, dimanche soir à 19h, une auditrice affirme avoir “vu de ses yeux un homme charger son arme” à Paris. Un témoignage sincère, mais erroné, qui s’inscrit dans un contexte de psychose collective au lendemain des attentats survenus à Paris et à Saint Denis vendredi 13 novembre. “Lors de la seule soirée de dimanche dernier, plus de 7.000 tweets ont annoncé des fusillades à Paris”, fustige Jean-Marc Four, directeur de la rédaction de France Inter, lors de sa chronique sur la mécanique médiatique de vendredi matin. Des messages écrits à la va-vite indiquant des tirs, ici au Trocadéro, là place de la République ou encore aux Halles.
Résidant aux abords de la place de la République, près de la “war zone” comme la surnomment maintenant mes voisins, j’ai assisté dimanche soir au mouvement de panique de la foule. J’ai vu des jeunes courir ventre à terre se réfugier sous la porte cochère de mon immeuble. Larmes aux yeux, souffle court, ils hurlent: “on a vu les tueurs, on a entendu les tirs, cela a sifflé dans nos oreilles”. Ils sont cinq. Ils pleurent. Ils crient d’effroi. Ils répètent ces mêmes phrases à l’unisson, paniqués, sincèrement paniqués. Ce sont des témoins qui, en toute bonne foi, croient avoir VRAIMENT vu ces tueurs et avoir VRAIMENT entendu des tirs.
J’aurais pu les filmer avec mon smartphone. J’aurais pu publier leurs témoignages sur les réseaux sociaux. D’autant que j’avais moi-même entendu ce qui semblait être une explosion. En outre, j’avais là cinq témoins différents racontant la même histoire, donc l’information pouvait être ainsi recoupée.
Sauf que, quelques secondes plus tard, je recevais des SMS d’amis journalistes m’ordonnant de rester chez moi parce qu’une ampoule ou des pétards avaient claqué place de la République, que des policiers sur les dents avaient mis en joue leurs armes, déclenchant le mouvement de foule qui s’en est suivi.
Colère et grosse fatigue
Dans les rédactions, prises dans le tambour de la machine à laver depuis plusieurs jours, certains confrères s’en prennent aux réseaux sociaux. Y “circulent beaucoup plus de rumeurs infondées que d’informations vérifiées”, continue Jean-Marc Four, sur France Inter.
Je comprends bien sûr leur colère, dans la fébrilité de cette tragédie, mais je ne comprends pas pourquoi, cette fois-ci, elle porte sur les réseaux sociaux. Car, dans l’ensemble, il y a beaucoup moins d’errements en ligne, beaucoup moins de théories de complot que, par exemple, lors des attentats de Charlie Hebdo, il y a dix mois.
Leur agacement provient en fait de ces témoignages aussi sincères que faux, qu’ils craignent de relayer. Brice Dugénie, reporter à RTL, confie à l’antenne sa perplexité lors de la panique dans les rues de Paris de dimanche soir. “Je ne comprends pas exactement ce qu’il se passe (…) Je n’ai entendu aucun coup de feu, j’ai eu deux témoignages de personnes qui m’ont dit en avoir entendu”.
La rumeur est comme la panique: irrationnelle
En ligne, dans le climat de psychose actuelle, “la moindre rumeur, guettée avec avidité, a un impact immédiat et considérable”, écrit Grégoire Lemarchand, responsable des réseaux sociaux à l’AFP.
Méfiance, donc. “Dans ce genre de mouvement, la rumeur est un peu comme la panique, elle est irrationnelle, déraisonnable, tout le monde dit un peu n’importe quoi”, continue Brice Dugénie, au micro de RTL.
En France, le code pénal prévoit la condamnation des fausses informations – jusqu’à deux ans de prison et 30.000 euros d’amende lorsqu’”une destruction, une dégradation ou une détérioration dangereuse pour les personnes va être ou a été commise”. Mais seulement s’il y a une intention de manifeste de “faire croire”. Ce qui n’est pas le cas ici.
Derrière le tweet de ces citoyens, leur statut Facebook, leur SMS, ou même leur interview, nulle volonté de désinformer, mais le réflexe de protéger amis en particulier et followers en général d’éventuelles répliques au carnage qui a déjà provoqué la mort de 129 personnes.
Mécanique de psychose
Pour les journalistes, il est difficile de garder cette mesure dans la sidération, mêlée de fatigue et de chagrin après ces derniers jours. Difficile aussi de questionner la véracité des paroles de tous ces gens, ébranlés comme jamais, traumatisés par l’ampleur des attentats.
Les réseaux sociaux ne sont que le miroir d’une mécanique bien connue en cas de drame collectif. La fébrilité provoque des erreurs de perception qui provoquent des témoignages erronés qui provoquent la rumeur, laquelle est partagée comme une traînée de poudre et génère encore plus de fébrilité.
C’est ce que le professeur de sociologie Gérald Bronner appelle “l’effet Esope” dans son livre La démocratie des crédules. On alimente ses angoisses par des recherches sur le Web qui confirment “l’obsédante intuition du pire”. Résultat, le “marché cognitif est biaisé”, parce que l’on veut savoir si l’on a raison d’avoir peur en allant chercher des informations qui font peur, et parce qu’il y a une surreprésentation d’alertes au détriment des témoignages rassurants. Or, pour Gérald Bronner, ces alertes instillent un “poison d’inquiétude” qui “épuise notre capacité collective à réagir en cas de dangers avérés”.
Alice Antheaume
lire le billetAprès l’attentat à Paris contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, qui a fait 12 morts, dont les dessinateurs Charb, Cabu, Georges Wolinski, Tignous, le chroniqueur économique Bernard Maris et des blessés très graves, les rédactions du monde entier ont manifesté leur soutien et prôné la liberté de parole et de pensée.
Mais certaines, notamment aux Etats-Unis, ont choisi de “décrire” avec des mots – plutôt que de les montrer – les caricatures de l’hebdomadaire, comme CNN, Associated Press, MSNBC ou le New York Times. Pour quelle raison? Peur des représailles? Entrave à la liberté d’expression? Ou prudence?
La sécurité des journalistes sur le terrain pour CNN
Ne pas publier ces dessins est une décision qui vient du haut chez CNN. “En tant que patron, la protection et la sécurité de nos correspondants dans le monde est ce qui me préoccupe plus que tout le reste aujourd’hui”, explique Jeff Zucker, le président de CNN.
“Ce sont pour des questions de sécurité pour les reporters sur le terrain que cette décision a été prise”, me confirme via Facebook Samantha Barry, la responsable des réseaux sociaux de CNN qui confirme qu’aucune caricature polémique n’est diffusée sur les plates-formes en ligne de CNN, pas plus qu’à l’antenne. Représenter le prophète est interdit par le Coran, un “tabou très strict dans l’Islam”, se justifie CNN.
Pourtant, en France, quand Mathieu Dehlinger, journaliste à France TV Info, relève le floutage de CNN, les commentateurs sur Twitter condamnent cette pratique. L’un ironise sur leur absence de courage, l’autre estime que les équipes de CNN “n’ont rien compris donc”.
Et @CNN diffuse un reportage sur l’histoire de #CharlieHebdo en floutant toutes les couvertures sur Mahomet pic.twitter.com/8uuPRQuQ8R
— Mathieu Dehlinger (@mdehlinger) 8 Janvier 2015
Ne pas offenser les lecteurs pour le New York Times
Faut-il publier – ou non – les caricatures? Pour Associated Press, The Daily News, ou au Canada The Globe and Mail, c’est non. Répondre à cette question a pris une demi-journée de réflexion à Dean Baquet, le directeur exécutif du New York Times, qui reconnaît avoir changé deux fois d’avis avant de statuer: aucune caricature de Mahomet signée Charlie Hebdo ne sera publiée. Pas pour des raisons de sécurité, cette fois, mais pour préserver la sensibilité des lecteurs du journal, notamment les musulmans pour qui la publication de ces dessins aurait pu sembler “sacrilège”.
“Nous avons depuis longtemps une règle, qui dit qu’il y a une différence entre l’insulte gratuite et la satire”, estime Dean Banquet, avant d’asséner que la plupart des représentations de Mahomet par Charlie Hebdo font partie de la première catégorie.
Critiques acerbes
Un postulat difficile à comprendre vu le contexte tragique en France et la vague d’unité qui s’ensuit. Jeff Jarvis, professeur à l’Ecole de journalisme de Cuny à New York, n’en revient pas. Sur son blog, il estime que les justifications du New York Times sont du gros “bullshit”.
“Comment cela, ce n’est pas la mission du New York Times de montrer les caricatures?”, s’étouffe-t-il. “Je n’achète pas du journalisme qui ne gêne personne. Je n’achète pas l’idée que décrire ces dessins avec des mots serait suffisant. (…) Si vous êtes le journal de référence, si vous incarnez l’excellence du journalisme américain, si vous attendez des autres qu’ils se lèvent lorsque vos journalistes sont menacés, si vous faites confiance à votre audience pour se faire son opinion, alors bon sang, soutenez Charlie Hebdo et informez les gens. Publiez ces caricatures.”
C’est ce qu’a fait le Washington Post, dans sa version imprimée. Mais c’est l’un des rares médias installés depuis des décennies aux Etats-Unis à avoir osé.
Différences culturelles
Il y a peut-être là une fraction entre, d’un côté, la posture des médias traditionnels et, de l’autre, la culture transversale des rédactions numériques qui ont, elles, publié les caricatures, comme The Daily Beast, Buzzfeed, Politico, Slate.com, The Huffington Post, et Vox. Mais est-ce pour “afficher leur solidarité envers des camarades abattus” ou pour faire monter le nombre de pages vues, s’interroge la Columbia Journalism Review? Ambiance.
AA
lire le billetLa décapitation du journaliste américain James Foley filmée dans une vidéo diffusée sur YouTube – elle a, depuis, été retirée de la plate-forme -, un corps arrimé à son siège tombé du vol MH17 de la Malaysia Airlines en Ukraine publié dans Paris Match…. Ces images de l’actualité, effroyables, témoignent de la la violence innommable des événements. Faut-il pour autant les diffuser dans les médias? Comment les journalistes qui les voient pour la première fois réagissent-ils? Parviennent-ils vraiment à “se blinder”? Quelle est leur méthode pour ce faire – si méthode il y a?
Le contexte dans lequel on voit ces images est primordial, estime Alfred de Montesquiou, reporter pour Paris Match, lauréat d’un prix Albert Londres. Quand il a sa casquette de journaliste, il se dit “armé psychologiquement”. Mais dans le costume de monsieur Tout-Le-Monde, c’est une autre histoire. “J’étais en vacances sur la plage lorsque je suis tombé par hasard sur la vidéo de James Foley, avec qui j’avais d’ailleurs passé du temps à Alep en Syrie. Cela m’a bouleversé”, me confie-t-il.
L’émotion est aussi tangible pour Jon Lee Anderson, grand reporter au New Yorker ayant couvert de nombreux conflits sur la scène internationale, en Syrie, Libye, Afghanistan, Liban, Somalie, Soudan, Angola, Mali, Liberia, Centrafrique… Invité à donner la leçon inaugurale de rentrée à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, il dit n’avoir pas regardé ces images, “d’abord pour des raisons personnelles, car je veux me souvenir de James Foley vivant et non mort, et aussi pour des raisons politiques, car cliquer sur cette vidéo chorégraphiée et présentée comme un message à l’Amérique, c’est ce que souhaitent ses bourreaux. Or je ne vais certainement pas leur donner ce plaisir”.
Loin du boulot, loin des yeux
Julien Pain, de France 24, a pris soin, parce qu’il était en congés, loin du bureau, de ne pas regarder la vidéo de cette décapitation. “J’en ai vu des dizaines de la sorte, mais si je le faisais en dehors de mon boulot, je suis sûr que cela m’impacterait. Je m’interroge d’ailleurs sur l’effet qu’elles peuvent produire sur les gens qui la regardent sur Twitter, hors de toute nécessité professionnelle.” Sur les réseaux sociaux, il y a d’ailleurs eu une levée de boucliers pour protester contre la diffusion de la vidéo montrant le journaliste américain via le hashtag #ISISMediaBlackout.
“Tuer des journalistes est devenu un sport”, reprend Jon Lee Anderson. Quand c’est arrivé en 2002 à Daniel Pearl, journaliste du Wall Street Journal, personne n’en a vu la trace en ligne car il n’existait pas encore de plates-formes de vidéo. Désormais, continue Jon Lee Anderson, il y a même des sites communautaires qui agrègent des vidéos de décapitation. “Je me suis forcé une fois à en regarder une. C’était abominable de voir quelqu’un en train de mourir me regarder en face. Cela reste pour toujours dans la mémoire”.
Examiner la vidéo pour savoir ce qu’elle contient
Mais avant de décider de diffuser ou non une image dans un média, il faut bien l’examiner. Pour tenir, au quotidien, les journalistes se raccrochent à des détails. Lorsqu’ils vérifient l’authenticité d’une vidéo, ils focalisent leur attention sur des éléments du tout, sur l’accent de la personne qui parle, sur les vêtements qu’il porte, sur le temps qu’il fait, sur la couloir du trottoir, bref sur tout ce qui peut aider à décrypter l’image. “L’acte de visionner ces images a un objectif précis et professionnel”, rassure Julien Pain.
Des photos et/ou des vidéos de pendaisons, immolations, corps décharnés, décomposés, des clichés post-attentats… Elodie Drouard, éditrice photo à France TV Info et photographe, a vu, depuis dix ans qu’elle exerce ce métier, “tout ce qui est possible en termes de barbaries”. “Les images de cadavres cireux d’enfants morts en Palestine sont devenus mon quotidien. Cela les rend presque irréels”, explique-t-elle. “Je regarde désormais ces images sans véritable émotion. Je suis consciente de la violence qu’elles dégagent mais elles ne m’affectent plus.”
Blindés
A force de travailler, les journalistes s’endurcissent, leurs yeux se cuirassent. Comment se fait ce cheminement? Eux-mêmes ne le savent pas très bien. “Je ne pense pas que l’on puisse apprendre à se blinder”, reprend Elodie Drouard. ”C’est le temps qui fait les choses. Je ne suis pas devenue insensible, bien au contraire, mais on ne peut pas faire ce métier si l’on s’évanouit devant une photo de cadavre. De même qu’un médecin ne peut s’effondrer en larmes à chaque fois qu’il doit annoncer à ses patients qu’ils ont un cancer. Cela ne le rend pas inhumain pour autant. Je pense que l’empathie s’exprime juste autrement.”
Même impression pour Alfred de Montesquiou qui pense, “sans vouloir jouer au gros dur”, que, “sur le terrain, l’information prime sur toute forme de sentiment” et que “c’est presque impossible” qu’il soit affecté par ce qu’il voit. Il peut même lui arriver de sourire aux blagues à base de “steak tartare” lancées par ses collègues pour dédramatiser après une journée passée à enjamber des morceaux de corps.
Le choc initiatique
Les journalistes interrogés pour ce WIP ne sont pas pour autant des durs à cuire. Il y a presque toujours, chez eux, une blessure initiatique. Un choc visuel qui a marqué leur rétine au fer rouge. Pour Alfred de Montesquiou, c’est la première personne qu’il a vue mourir, en reportage en Haïti, en 2005, “un petit garçon saigné à blanc” dont l’image ne l’a pas quitté depuis. Pour Elodie Drouard, ce baptême du feu concerne la guerre au Rwanda. En faisant des recherches sur des photos d’archives, elle est alors tombée sur une tête en décomposition rongée par les vers qui l’a “particulièrement choquée”. Et, dans son vocabulaire, cette locution est un euphémisme.
Où placer le curseur entre droit à l’information et respect des victimes? Comment les journalistes peuvent-ils apprécier si une photo risque de choquer le public ou non? C’est d’autant plus difficile de répondre à ces questions que “le public” est une idée très abstraite, composée d’une multitude de lecteurs qui ne sont pas blindés et qui, en outre, ont différents niveaux de sensibilités.
La difficile appréciation de la sensibilité des lecteurs
“Nous ne pouvons pas imposer aux gens de voir des photos trash, même si ces photos font partie de l’actualité”, estime Alfred de Montesquiou. Il s’est en rendu compte lorsqu’un jour, de retour de reportage en Syrie, il écrivait son article dans le salon de son domicile avec toutes les photos laissées en évidence, des photos prises dans un hôpital de campagne près de Homs montrant des enfants blessés par des bombes. “Quand ma femme est rentrée, et qu’elle a vu les clichés, elle a manqué de s’évanouir. Depuis, je range”.
Sur le terrain… Et en ligne…
Mais il lui arrive encore de faire des erreurs. Notamment lorsqu’il était en reportage en Ukraine cet été, pour enquêter sur le crash du vol MH17. Il a alors posté sur son compte Instagram le plan, dans l’herbe, (attention, le lien suivant renvoie vers la photo) d’un pied de femme aux ongles vernis, en l’accompagnant de la légende “nightmare” (cauchemar en VF). “Honnêtement, c’est le cliché le plus anodin que j’avais pris, après une journée au milieu des cadavres. Or une pluie de réactions outrées s’est abattue en ligne, c’est dire si je n’ai pas su apprécier à quel point ce qui était soft pour moi pouvait être brutal pour d’autres”.
Il y a des photos qui n’ont rien de gore et choquent néanmoins, des photos qui peuvent faire changer le cours d’une guerre, des photos de victimes en souffrance qui provoquent un afflux d’aide internationale, comme cela a été le cas lors du tremblement de terre en Haïti. Au milieu de tout cela, une grille de questions aide à déterminer s’il faut ou non tel diffuser une image.
1. Quelle est la valeur informative de cette image?
2. Est-ce que la diffuser est une décision prise indépendamment de toute pression?
3. La photo peut-elle choquer?
4. Le cadrage respecte-t-il la dignité des victimes?
Sur France TV Info, a été mis en place un système de “disclaimer” qui affiche à la place de la photo un écran noir avec un message prévenant l’internaute de la violence ou du caractère choquant de ce qu’il s’apprête à voir. “Ainsi, chacun est libre (ou pas) de cliquer”, reprend Elodie Drouard. “Je pense que c’est une bonne formule.”
Voilà de quoi protéger les lecteurs. Pour les reporters, il y a malheureusement pire que le choc des images, il y a l’angoisse créée par les sons. “On s’habitue à tout”, a écrit Alfred de Montesquiou dans son livre, “Ouma”, rédigé en 2013. “Sauf aux bombardements. Les bombardements sont inhumains. C’est la chose la plus effrayante qu’on puisse rencontrer. […] Tous mes amis journalistes tués au combat l’ont été par des bombes et non par des balles. […] On se sent comme un chiot sous un canapé, à attendre que l’orage s’en aille. […] Se battre contre l’aviation, l’artillerie, les drones et les blindés d’une armée moderne dépasse presque l’entendement.”
Merci de partager cet article sur Facebook et Twitter.
Alice Antheaume
lire le billetMort de Mouammar Kadhafi, G20 à Cannes, matchs de foot, débats politiques… Le «live», ce format éditorial qui permet de raconter en temps réel un événement en mixant textes, photos, vidéos, contenus issus des réseaux sociaux et interactions avec l’audience, est un appât à lecteurs. La preuve par (au moins) deux: 1. selon les estimations, il récolte minimum 30% du trafic général d’un site d’infos généralistes – un pourcentage qui peut augmenter très vite en fonction de paramètres décrits ci-dessous. 2. Le «live» est un facteur d’engagement de l’audience, les internautes restant plus longtemps, beaucoup plus longtemps, sur ce type de format.
>> Lire cet article en anglais >>
MISE A JOUR: Ce lundi 14 novembre, France Télévisions lance sa plate-forme d’informations en continu, disponible sur le Web et sur mobile (1). Le projet pousse la logique du «live» à son paroxysme. En effet, il repose sur un «live perpétuel» qui relate, de 6h du matin à minuit, l’ensemble des actualités du jour (la grève annoncée à Pôle Emploi, la nomination de Mario Monti, les derniers propos sur DSK, les otages libérés au Yémen, etc.) via vidéos, photos, textes… Le tout est réalisé par des «liveurs», c’est-à-dire des journalistes devenus des spécialistes du «live» numérique, qui répondent aux questions et réactions de l’audience sur l’actualité en temps réel.
Côté hiérarchie de l’info, la logique de ce «live permanent» est la suivante: si c’est une information secondaire, trois lignes suffisent, alors qu’une information essentielle fera l’objet de plusieurs entrées, voire plusieurs développements, dans et en dehors du «live» du jour.
Pour Nico Pitney, éditeur exécutif du the Huffington Post interrogé par le Nieman Lab, le «live» intéresse deux personnes sur trois. «Imaginons trois types de lecteurs», détaille-t-il. «Les premiers veulent les éléments-clés sur une information, une solide vue d’ensemble qui correspond à la lecture d’un article traditionnel. Cette catégorie n’est pas intéressée par le développement minute par minute ni par la couverture en “live”. La deuxième catégorie connaît déjà le résumé des informations mais veut aussi les éléments-clés et la couverture en “live”. Le troisième type de lecteurs – et nous considérons que c’est la majorité de nos utilisateurs – veut d’abord un aperçu de l’actu, mais une fois qu’ils ont vu le “live”, cela les plonge en profondeur dans l’histoire»…
Sous entendu, ils restent scotchés, pris dans les filets du «live», et de la promesse de ce format de leur délivrer les dernières informations disponibles sur l’événement «livé», au fur et à mesure que celui-ci se déroule.
Le live est la nouvelle télé
Pourquoi le «live» fascine-t-il tant, pour reprendre l’intitulé de l’un des ateliers organisés ce mardi aux Assises du journalisme à Poitiers (2)? En partie parce que ce dispositif permet aux utilisateurs de jouer un nouveau rôle, estiment la plupart des intervenants de cette conférence.
«Les internautes ont l’impression de faire l’info», explique l’une d’entre eux, Karine Broyer, rédactrice en chef Internet et nouveaux médias de France 24. «Lors des événements en Egypte, certains posaient dans le live une question pour notre envoyé spécial qui se trouvait alors Place Tahir au Caire, en l’interpellant par son prénom, Karim (Hakiki, ndlr)». Et, si la question était pertinente, Karim Hakiki leur répondait, donnant peut-être l’impression aux lecteurs d’avoir enfin leur mot à dire dans la construction de l’information…
«Lorsque ont eu lieu les débats télévisés des primaires socialistes, nous avons choisi de ne pas ouvrir de live sur le site – trop franco-français pour un média international comme France 24. Nous avons peut-être eu tort, je ne sais pas. Toujours est-il que nos utilisateurs nous ont hélés sur Twitter sur le mode “vous dormez ou quoi? Il faut vous mettre en live…”»
Typologie de réactions en live
«Les internautes sont acteurs», reprend Jonathan Parienté, journaliste de la cellule présidentielle du Monde.fr. Il note trois formes de commentaires lors des «lives»:
Alors que, par défaut sur lemonde.fr, aucun commentaire n’est publié dans un «live» avant validation par la rédaction, les règles du genre sont simples: le type de commentaire 1 est retenu si l’internaute développe un peu son jugement mais, pour être honnête, cela n’a pas d’intérêt journalistique. Le genre 2 constitue l’essentiel des réactions publiées dans les «lives» et sont utiles pour articuler le dispositif éditorial, en donnant une sensation visuelle de dialogue entre internautes et rédactions, lesquelles restent en position de magistère. Le genre 3, très rare, est très utile d’un point de vue journalistique, nécessite certes vérification avant publication mais renverse la vapeur (l’apport vient cette fois de l’extérieur de la rédaction).
Les ingrédients d’un «live» réussi? Cela tient avant tout à «l’intérêt de l’actualité», assure Karine Broyer. «98% des lives que nous lançons sont issus de breaking news», autrement dit traitant d’actualités non anticipées.
Les accélérateurs de «live»
Outre la force d’une actualité, il y a des facilitateurs de réussite:
Sur un outil comme Cover It Live, utilisé par la majorité des sites d’informations en France (La Nouvelle République, Le Monde, Libération, France 24, etc.), le live n’a qu’une URL unique. Des outils développés en interne, comme celui du Huffington Post, attribue une URL par «post» et augmente le taux de partage sur les réseaux sociaux, chaque utilisateur pouvant citer l’un des contenus du live, une photo, un décryptage, une citation, plutôt que de pointer sur un titre très général du type «vivez en direct tel événement».
A l’Ecole de journalisme de Sciences Po, la construction de «live» sur le Web fait partie de la formation des étudiants depuis septembre 2010, au même titre que l’apprentissage d’un reportage télévisuel, ou d’un flash radio. Car raconter en instantané ce qu’il se passe, en apportant du contexte aux informations, en les mettant en perspective, en répondant aux questions de l’audience sur le sujet, et en pratiquant le fact checking, cela demande de la rigueur. Et de l’endurance. Surtout lorsque le «live» dure des jours voire des semaines – celui de Reuters sur Fukushima, entre le 11 et le 26 mars, a duré 15 jours et comporte 298 pages.
Trop de lives tuent-ils le live?
Et après? Si tous les médias «livent» aux mêmes moments les mêmes informations, quel intérêt? «Je ne vais pas m’arrêter de faire du “live” parce que tout le monde le fait», tranche Karine Broyer. D’autant que, selon la matière dont on dispose, les sources, les liens qu’on y met, le ton et le tempo, aucun live ne ressemble à un autre, complète Jonathan Parienté. Pas d’inquiétude, donc, il y a de la place pour tous sur ce format encore expérimental: «la pluralité des lives est la même que la pluralité des médias», conclut Florence Panoussian, responsable des rédactions Web et mobiles de l’AFP.
(1) Bruno Patino, le directeur de la stratégie numérique de France Télévisions, est également directeur de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, où je travaille.
(2) Atelier auquel j’ai participé en tant qu’animatrice. Merci à Bérénice Dubuc, Jean-Christophe Solon, Karine Broyer, Jonathan Parienté, et Florence Panoussian, pour ces échanges.
Alice Antheaume
lire le billetA la suite de l’annonce de la mort de Ben Laden, une étrange maladie a contaminé les médias: le lapsus entre les noms de Barack Obama, le président des Etats-Unis, et Oussama ben Laden (Osama bin Laden, en anglais), l’ennemi public numéro 1 des Etats-Unis, tué dans la nuit du 1er au 2 mai.
De Fox News au site de NPR, en passant par la BBC, Le Parisien et Slate, tous ont inversé les deux patronymes. Qui ne s’est pas trompé? Les candidats à l’Ecole de journalisme de Sciences Po ont, pendant les oraux d’admission, confondu les deux, et moi-même, en posant une question sur le photomontage de la tête de Obama ben Laden à un étudiant, en jury, n’y ai pas coupé.
Le Huffington Post a compilé les confusions Osama/Obama des télévisions américaines cette semaine, mais cette erreur est, selon la Columbia Journalism Review, un «phénomène international» qui ne date pas d’hier. Déjà, en 2005, alors que Barack Obama n’est pas encore président, le sénateur démocrate Ted Kennedy mélange les deux. En 2007, CNN commet la même faute. En 2008, un bulletin de vote pour l’élection présidentielle du comté de New York comporte cette faute typographique malheureuse: «Barack Osama» au lieu de «Barack Obama».
Que se passe-t-il, aux Etats-Unis comme en Europe, pour que cette confusion soit si souvent répétée? Est-ce un lapsus révélateur, interroge 20minutes.fr?
Le discours – très regardé à la télévision et sur le Web – dans lequel le président des Etats-Unis annonce que Ben Laden, «le terroriste responsable de la mort de milliers de personnes», a été tué, met côte à côte le sujet et l’objet de l’action.
Court-circuit
«Dans ce cas précis, l’orateur ancitipe les “b” de Ben Laden et il remplace le “s” dans Osama», explique à la Columbia Journalism Review Michael Erard, journaliste américain spécialiste du langage. «C’est une erreur d’anticipation». Ce qu’il faut comprendre, c’est que, pour Erard, la phrase constitue une chaîne de sons à prononcer. L’auteur du lapsus fait un saut en avant dans la chaîne et prononce trop tôt le son qui n’aurait dû venir qu’après. C’est ainsi que le «b» vient à la place du «s» dans la locution Osama ben Laden», un nom qui, de plus, est «stocké dans notre cerveau comme un bloc, plutôt que comme trois éléments divisibles.»
En France, on dit «Ben Laden» plutôt qu’«Oussama ben Laden», ce qui ajoute encore de la confusion. Un patronyme constitué de deux éléments (Ben Laden) commençant par la lettre «b» est en effet d’autant plus proche du nom – également en deux morceaux et commençant aussi par un «b» – de Barack Obama.
Or, la plupart du temps, le locuteur ne se rend même pas compte de sa méprise. «Qu’est-ce que j’ai dit?», demande à l’antenne Geraldo Rivera, ce présentateur de Fox News.
Lapsus sous le nez de Barack Obama
En faisant des recherches, j’ai trouvé cette vidéo, datant d’avril 2008, où l’on voit le patron d’Associated Press, William Dan Singleton, commettre l’impair en présence de… Barack Obama, alors sénateur. Evoquant les troupes américaines en Iran et l’Afghanistan, William Dan Singleton prononce «Obama bin Laden» pour désigner le leader d’Al-Qaida. Sans se rendre compte de sa bévue. Silence. Le futur président des Etats-Unis fronce les sourcils: «Je crois que c’est Osama ben Laden». Aussitôt, le journaliste déclare «si j’ai dit cela, je suis navré». Barack Obama, lui, boit une gorgée d’eau, avant d’ajouter, en souriant: «Cela fait partie de l’exercice auquel je me soumets depuis 15 mois. Mais c’est quand même significatif que je sois toujours là devant vous» (MISE A JOUR à la suite de vos commentaires, merci).
Cette archive fait en partie mentir Daniel Schneidermann, d’Arrêt sur Images, qui assure dans un récent billet qu’«aucun journaliste n’a parlé “du président Oussama”, encore moins du président Ben Laden. Ce n’est jamais le reclus, le traqué, que l’on place en majesté».
Pour l’éditorialiste d’Arrêt sur Images, c’est son acolyte Guy Birenbaum, chroniqueur à Europe 1, et présentateur de l’émission Ligne Jaune, qui a vu juste pour expliquer cette pléthore de confusions. «C’est parce que tout le monde, au fond, est certain qu’Obama finira assassiné.»
Guerre contre le terrorisme devient guerre contre le racisme
Or ces lapsus n’ont pas été commis qu’à l’oral, mais aussi à l’écrit. On a ainsi vu Obama à la place d’Osama, en toutes lettres, dans des titres et dans des légendes de photos, et y compris dans des tweets. Notamment ceux de journalistes reconnus, comme Norah O’Donnell (MSNBC), Mark Knoller (CBS) et Peter Sagal (NPR).
L’éditorialiste du journal The Baptist Standart, Marv Knox, n’y a pas échappé, et en tire les leçons dans un billet, publié le 8 mai. «Oui, j’ai écrit la mort d’Obama et aurais dû écrire la mort d’Osama. Non, ce n’était pas un scoop. Qu’importe que j’ai relu cet éditorial plusieurs fois sur mon écran d’ordinateur puis sur les épreuves avant de les envoyer à l’imprimerie, on a quand même publié cette erreur, à la fois en ligne et en imprimé.»
Si les linguistes estiment que les lapsus se décryptent de façon sémantique, sans arrière pensée systématique, le site NewsOne.com, à destination d’un public noir américain, estime qu’il y a «une explication plus profonde. Quelque chose de douloureusement familier. La majorité des journalistes sont blancs et confondent Obama et Osama parce que, pour eux, inconsciemment, tous les gens basanés se ressemblent». Et si Osama ben Laden servait finalement la cause des Américains?
Et vous, faites-vous la même faute? Avez-vous vu d’autres médias faire la confusion? Si oui, dites-le dans les commentaires. Et partagez ce contenu sur Twitter et Facebook…
Alice Antheaume
lire le billet