14 juin 1990: le premier contenu signé Bloomberg est publié. «C’était quatre ans avant que Netscape ne fournisse Internet au monde, marquant le début de la fin des journaux comme principale façon de s’informer. Nous ne le savions pas au moment de commencer», se souvient Matthew Winkler, co-fondateur de Bloomberg News avec Michael Bloomberg, le maire de la ville de New York. «Ce que nous savions, c’est que ceux qui travaillent sur les marchés, dans la finance, les affaires, l’énergie et autres avaient besoin d’être informés en temps réel».
Invité à donner la leçon inaugurale de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, lundi 2 septembre 2013, Matthew Winkler détaille les fondamentaux de Bloomberg, à savoir la règle des 5F (first, fastest, factual, final, future) et les dix principes exposés dans The Bloomberg Way: a guide for reporters and editors (éditions Wiley), la Bible des journalistes de cette maison, un manuel de 376 pages qui «oblige les journalistes à être les agents de leurs lecteurs, et non les agents de leurs sources».
>> Voir la vidéo “pour réussir dans le journalisme” filmée à Sciences Po avec Matthew Winkler >>
1. Ce n’est pas de l’information si ce n’est pas vrai.
Notre métier, est-il rappelé dans The Bloomberg Way, c’est de publier des faits, et non des rumeurs. Spécificité de Bloomberg, «nous couvrons la spéculation, qui infléchit ce que les traders et les investisseurs achètent ou vendent. La spéculation n’est pas une rumeur. Nous savons si un prix baisse ou monte, c’est un fait. La raison de la fluctuation de ce prix – motivation des traders – peut être vraie ou fausse. La conséquence, qui est d’acheter ou vendre, est factuelle.» Au quotidien, un journaliste doit vérifier chacun des éléments suivants avant publication: noms des personnes, leurs dates de naissance, leurs fonctions, leurs descriptions physiques, les noms des sociétés, les lieux, la description de ces lieux, les chiffres (dates, statistiques, pourcentages, etc.) ainsi que les anecdotes rapportées. Cela sous-entend être capable de dire d’où tel ou tel fait sort et avoir la preuve qu’il est juste.
2. L’information n’est pas une denrée de base.
Les anecdotes prouvant que le journaliste était sur place, que personne d’autre n’a vues et ne serait susceptible de raconter, sont la preuve de la justesse de l’information et garantissent l’originalité de la couverture journalistique. «Nous avons l’obligation de donner autant de détails possibles sur ce qui a été dit ou fait», édicte The Bloomberg Way. Cela sous-entend fournir aux lecteurs des documents, des liens vers des contenus complémentaires, des citations, des données, des vidéos, sons et photos, et des graphiques…
3. Nous sommes définis par les mots que nous utilisons.
Précision et brièveté obligatoires. Mieux vaut préférer les mots courts aux mots longs, les mots communs aux mots à la mode, les mots concrets plutôt que les mots abstraits. Mieux vaut aussi utiliser la voix active plutôt que passive, et couper en deux une phrase qui nécessiterait, à la lecture, de reprendre sa respiration avant d’atteindre le point final.
4. Montrer plutôt que dire.
L’assemblage de faits et d’anecdotes suffit à prouver au lecteur que ce qu’il lit est vrai. Selon le manuel de Bloomberg, les journalistes doivent éviter à tout prix les adjectifs et adverbes, biaisés et vagues, au profit de verbes, de noms et de chiffres bien choisis. Quand on écrit des «grosses ventes», que signifie «grosses»? Est-ce une augmentation des ventes de 20%? 50%? 75%? Puisque le lecteur ne peut le savoir, un bon journaliste évite donc l’emploi de «grosses» et met le pourcentage requis à la place.
>> L’Ecole de journalisme de Sciences Po lance une mention journalisme économique >>
5. L’information est surprenante – ou n’est pas.
Selon The Bloomberg Way, un papier doit contenir a minima l’information qu’il entend délivrer, et expliquer dès les premières lignes pourquoi elle sort aujourd’hui, pourquoi c’est important, et qu’est-ce que cela a de nouveau et de surprenant par rapport au contexte. Bref, répondre à la question suivante: «que savons-nous aujourd’hui que nous ignorions hier?».
6. Les personnes font l’information.
La règle est connue, et est sans doute encore plus vraie lorsqu’il s’agit de couvrir l’actualité financière et économique, volontiers impersonnelle. Il faut veiller à incarner l’information, à la personnifier, c’est-à-dire mentionner des personnes clés, et notamment les acteurs et les victimes. «Plus les noms de ces personnes sont connus, plus l’audience sera grande».
7. Non «fait maison», et alors?
Pas question, à Bloomberg, de faire l’impasse sur une information sous prétexte qu’elle a été sortie par une rédaction concurrente. Si cela survient, The Bloomberg Way prescrit à ses journalistes de 1. donner tout de suite la dite information (et sa source) et 2. avoir de nouvelles éclairages et développements sur cette histoire. Dans le même esprit, les journalistes sont priés de trouver des liens pertinents pour enrichir leurs sujets. Il ne s’agit pas là d’insérer un lien vers le site de la société dont ils parlent sur le nom de celle-ci, ce qui serait pris pour de la publicité, mais de proposer des contenus complémentaires et susceptibles d’intéresser le lecteur.
8. Suivre le sens de l’argent.
«Suivez le sens de l’argent et vous comprendrez la politique», est-il écrit dans ce manuel, qui estime que la même approche peut être observée pour couvrir les catastrophes naturelles et les guerres. Combien cela coûte de détruire? Combien cela coûte de reconstruire? Comprendre le rôle de l’argent, sous toutes ses formes, permet d’y voir plus clair sur tous les sujets, financiers, économiques, politiques, et sociaux.
9. Des histoires pour tous et toutes.
Les clients de Bloomberg s’y connaissent en économie et en finance, mais la plupart des lecteurs ont un niveau de connaissances moindre en la matière. Or un journaliste de Bloomberg doit s’adresser tout autant aux traders qu’à ceux qui consultent le site, les vidéos de Bloomberg TV, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient. A lui de savoir écrire simplement.
10. Plus il y a de préparation, plus la chance nous sourira.
«Vous voulez avoir un scoop? Préparez-vous». Cela ne tombe pas du ciel. La collecte permanente de détails sur les sociétés et les décideurs économiques est essentielle car «la connaissance, c’est le pouvoir», peut-on lire dans The Bloomberg Way. Pour ce faire, les journalistes sont encouragés à dresser des listes en fonction du domaine qu’ils couvrent: les 10 sociétés les plus importantes du secteur industriel, les 10 sociétés qui sont les plus profitables, les 10 sociétés qui sont les plus endettées, les 10 acteurs clés du secteur de l’énergie (et pourquoi), les 10 experts de l’éducation, etc. Une fois ces listes effectuées, charge au journaliste de rendre visite à ces personnalités pour discuter avec elles. Un bon journaliste, reprend The Bloomberg Way, a lu tout ce qui avait été écrit sur son sujet avant de partir en reportage: rapports, expertises, audits, articles, comptes financiers, etc. Plus le journaliste engrange de connaissances, plus il peut poser des questions qui ont du sens. La rançon pour trouver un scoop dans une botte de foin.
Parmi les autres conseils trouvés dans The Bloomberg Way, en voici quelques uns:
– travailler de longues heures sans faire de pause n’est pas une vertu. Le risque est de ne plus avoir l’esprit assez frais pour repérer les bonnes informations. «Même s’il est rare de voir des gens l’emporter sans effort ni peine, il est tout aussi rare de voir des gens faire de leur mieux en étant fatigué.»
– un bon reporter ne considère pas un «non» comme une réponse.
– «les meilleurs journalistes n’ont pas besoin d’être supervisés. Ils n’attendent pas qu’on leur dise quoi faire. Ils savent quoi faire.»
>> Les commandements d’Alan Rusbridger, le rédacteur en chef du Guardian, invité de l’Ecole de journalisme de Sciences Po l’année dernière >>
Bonne rentrée!
Alice Antheaume
lire le billetW.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Eric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions, et enseignant du cours de journalisme entrepreneur à l’Ecole de journalisme de Sciences Po. Il raconte la leçon inaugurale qu’a donné Alan Rusbridger, directeur de la publication du Guardian, à la nouvelle promotion d’étudiants.
Aujourd’hui, c’est comme si nous étions “deux jours après l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, tout est expérimental”, a répété plusieurs fois vendredi 7 septembre 2014, à Paris, Alan Rusbridger, le patron des rédactions des journaux du Guardian, pour décrire l’actuel bouleversement dans le travail des journalistes.
Invité à donner la leçon inaugurale de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, il a prévenu les nouveaux étudiants: “depuis cinq ans, les changements dans le journalisme sont profonds. Au 21ème siècle tout le monde est devenu un média mais beaucoup de journalistes ne veulent pas le reconnaître”.
Les points-clés de la leçon inaugurale d'Alan… par ecoledejournalisme
The Guardian, lui, a décidé de profiter de cette nouvelle concurrence, jouant à fond la carte de l’ouverture, de la collaboration et de l’engagement avec ses lecteurs.
Même si pour l’instant les pertes du groupe de presse britannique continuent de se creuser, ses résultats sont impressionnants en terme d’audience, de production de nouveaux contenus et de participation massive du public. Avec une audience en hausse de 23% par an, le Guardian touche chaque jour 3,4 millions de personnes (pour une diffusion imprimée de 220.000 exemplaires). Chaque mois plus de 30 millions de visiteurs uniques se rendent sur ses sites (sans compter les visites sur mobile) et y restent en moyenne 8,5 minutes.
Un tiers de cette audience vient des Etats-Unis, deux tiers hors de Grande Bretagne. Si on excepte le Mail Online, très people et faits divers, le Guardian est le 2ème site de presse mondial derrière le New York Times. Au Royaume Uni, 9ème pour la diffusion papier, il est 1er en ligne.
La participation des lecteurs touche toutes les rubriques ou presque, de la musique au sport, en passant par l’environnement.
Au final, 70 lecteurs sont devenus des auteurs confirmés du journal, qui reçoit chaque mois 500.000 commentaires (contre 8.000 lettres adressées au courrier des lecteurs précédemment).
Toutes ces communautés (gérées par 8 community managers et une douzaine d’autres personnes) sont susceptibles d’être monétisées auprès des annonceurs, indique Rusbridger sans vouloir développer davantage les aspects business.
Les 10 commandements
La rédaction est évidemment fortement encouragée à utiliser les réseaux sociaux. “Sur les écrans des ordinateurs des journalistes, Tweetdeck est désormais aussi présent que les fils d’agences de presse”. Twitter est aussi utilisé pour des appels à témoins, par les envoyés spéciaux sur des terrains inconnus. Reditt est également un outil important des journalistes. Le live blogging, que le Guardian se targue d’avoir inventé, est systématique. Mais les formats longs continuent aussi d’être encouragés.
Grâce à l’ouverture des API, les contenus sont distribués sur un maximum d’autres plates-formes: Facebook, Google Current, etc. Quant à Flipboard, il apporte à lui seul un million de personnes en plus par mois.
“Notre état d’esprit est Digital First (le web d’abord, ndlr) (…) Nous sommes devenus un site web géant avec, à côté, une petite équipe print”.
Les 10 principes du journalisme ouvert, par Alan… par ecoledejournalisme
Interrogé sur les compétences recherchées aujourd’hui pour ses rédactions, le directeur du Guardian a lâché: “nous voulons des gens qui vivent et respirent ce monde numérique et que cette époque enthousiasme”. Un exemple ? “Des journalistes comprenant les données et sachant les exploiter”. Des données qui ne cessent de se multiplier…
“Et nous n’en sommes que deux jours après Gutenberg”, a encore répété Alan Rusbridger.
Eric Scherer
Cet article a été publié à l’origine sur le blog d’Eric Scherer, meta-media.fr.
C’est la rentrée à l’Ecole de journalisme de Sciences Po. Après Jay Rosen, l’année dernière, Bill Nichols, le directeur de la rédaction de Politico, a donné ce jeudi 1er septembre sa leçon inaugurale sur le journalisme politique, version américaine. En évoquant l’expérience de ce site, Politico.com, “qui a un journal, et non l’inverse”, il a listé sept principes, en guise de conseils aux étudiants en journalisme. Les voici.
1. Ne publier que des sujets intéressants
Ce premier principe peut paraître évident, et pourtant, assure Bill Nichols, “des articles inintéressants, les journaux américains en publient depuis des décennies, estimant que s’ils les écrivent, c’est que, bien sûr, leurs lecteurs vont les lire”. Sauf que… non. Le directeur de la rédaction de Politico insiste: “si vous ne donnez pas une bonne raison à vos lecteurs de vous lire, ils ne vous liront pas, et vous êtes morts”.
2. Ne permettre aucune division dans la rédaction
Bill Nichols n’en revient pas qu’en France, les journalistes d’un même titre soient le plus souvent répartis dans des rédactions différentes en fonction de leur support, avec d’un côté, le Web, et de l’autre, le journal papier. A Politico, “il n’y a pas – et il ne peut pas y avoir – une personne pour le Web, et une autre personne pour l’imprimé. Une seule personne fait les deux”. L’avantage, avance-t-il, c’est que l'”on se concentre tous sur le fait de faire du bon journalisme”, sans guerre de tranchées entre journalistes à l’ancienne et nouveaux geeks.
3. Ouvrir les portes
“La transparence a du bon”, reprend Bill Nichols qui se souvient de ce qu’il détestait tant dans les médias traditionnels: “the voice of God tone” – disons, en VF, “le ton de Dieu de père” avec lequel les journalistes, se sentant investis de cette mission “supérieure” d’informer le peuple, s’adressent parfois à leur lectorat. Avec le Web, cette façon de sélectionner les informations et de les diffuser du “haut vers le bas” a rendu “cette vision des choses impossible”, tranche Bill Nichols, et cette pratique journalistique aussi. “Tout le monde a le droit de savoir comment on prend nos décisions éditoriales, à Politico, et comment on couvre tel ou tel sujet, et… pourquoi on se trompe parfois”.
La transparence, erreurs comprises, donc. De fait, Bill Nichols le reconnaît: sa rédaction a écrit des centaines de fois “nous sommes désolés” lorsque de fausses informations ont été publiées. La première erreur de Politico? C’était en 2007, seulement deux mois après que le site a été lancé, en janvier 2007. Politico avait alors annoncé que John Edwards ne serait plus candidat à la primaire démocrate, en vue de la présidentielle, à cause du cancer de sa femme. Information reprise par d’autres médias avant d’être démentie. L’auteur de l’article, Ben Smith, s’est fendu d’un billet pour présenter ses excuses. En vivant cette expérience, Bill Nichols a d’abord cru défaillir, avant de comprendre qu’il ne fallait écrire que ce que l’on sait, sans prétendre faire un article définitif, et compléter l’information au fur et à mesure.
4. Développer du journalisme de niche
Le plus difficile, estime Bill Nichols, c’est de “réussir avec un site d’infos généralistes”. Pour lui, le secret réside dans le journalisme de niche. “Vous devez convaincre vos lecteurs que vous allez leur offrir quelque chose qu’ils ne peuvent pas lire ailleurs” – or ils peuvent lire beaucoup ailleurs. Il vaut mieux couvrir en profondeur quelques domaines, assure le directeur de la rédaction de Politico, plutôt que de multiplier les sujets sans être spécialiste. “Sur nos sujets (La Maison Blanche, le Congrès américain, la politique à Washington DC), on peut vraiment rentrer dans les détails, et on offre aux lecteurs qui s’intéressent à ces sujets tout ce qu’ils veulent savoir”.
Cette ligne éditoriale ne va pas sans quelques frustrations. “En réalité, l’affaire Dominique Strauss-Khan ou l’ouragan Irène ne sont pas tout à fait au coeur de ce que Politico traite”. Et Bill Nichols de rappeler ce qu’il avait raconté en février lors d’un précédent WIP: au moment de la mort de Michael Jackson, c’est dur, pour un journaliste, de se dire que ce sujet ne sera pas couvert sur le média pour lequel il travaille. N’y tenant plus, Politico a finalement publié un diaporama du chanteur posant aux côtés de personnalités politiques américaines. Façon de ré-angler cette nouvelle vers la politique, comme le veut l’ADN de Politico.
5. Ne pas oublier la vitesse
Le temps réel n’est pas un mythe. Armés de leurs smartphones, les consommateurs d’informations veulent qu’on leur “dise maintenant/tout de suite ce qu’ils doivent savoir”. A ceux qui se demandent si l’instantanéité est une bonne ou mauvaise chose pour le journalisme, Bill Nichols refuse de répondre. Pour lui, ce n’est pas la question. “Le temps réel, c’est la réalité de ce qui arrive au journalisme, et qui doit pousser les journalistes à changer leurs usages”.
6. Utiliser les vieilles compétences journalistiques
Parmi les fondamentaux du journalisme, Bill Nichols tient à l’obligation d’objectivité. Selon le patron de la rédaction de Politico, c’est une évidence: oui, un article doit rendre compte des deux parties d’une histoire, sans privilégier l’une sur l’autre. De même, les journalistes ne doivent pas exprimer leurs préférences dans leurs écrits. Enfin, il faut faire la différence entre une opinion et un fait. Néanmoins, un article qui serait une succession de “il dit…”, puis “elle dit…” serait trop limité. C’est alors que Bill Nichols évoque le concept d'”objectivité 2.0″. Comprendre: une façon de raconter les faits qui soit juste, sans jugement de valeur, mais qui permette au lecteur de se faire une opinion dans l’univers de surabondance d’informations disponibles sur le Web.
7. Faire du reportage
L’agrégation, qui permet d’être connecté aux plates-formes, de faire du lien sur le réseau, d’entrer dans les conversations, et de sélectionner les histoires les plus pertinentes publiées par d’autres, c’est bien. Mais, selon Bill Nichols, cela ne saurait remplacer le reportage. “C’est ce que le journalisme oublie parfois.”
AA
lire le billetJay Rosen, professeur de journalisme à New York University, ne parle pas français. Invité à donner une leçon inaugurale à la nouvelle promotion de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, il annonce, la veille, qu’il compte expliquer aux étudiants la différence entre les mots «audience» et «public». Problème, lui souffle Pierre Haski, de Rue89, c’est le même mot pour les deux en français (le public).
Quant à traduire le titre de sa leçon, «The People formerly known as the Audience and the Audience properly known as the Public», c’est quasi mission impossible. MAIS C’était mal connaître Jay Rosen. Il passe la nuit dessus et tweete, le lendemain, 3 heures avant le début de sa leçon inaugurale, une traduction: «”Le peuple, jadis connu sous le nom de lecteurs, et les lecteurs proprement dit, qui sont maintenant les citoyens.”»
Vous n’y étiez pas? Pas de panique, voici ce qu’il faut en retenir.
>> En vidéo, les dix conseils de Jay Rosen résumés en 1,30 minute >>
Les dix conseils de Jay Rosen aux étudiants en journalisme
[MàJ: Eric Scherer, directeur de la stratégie à l’AFP et intervenant à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, a aussi fait un compte-rendu sur son blog AFP-Médiawatch, ainsi que Benoît Raphaël, sur son site la Social Newsroom. Jay Rosen lui-même a mis en ligne sa conférence.]
1. Un extrait de film, «Network»
Nous sommes en 1976: un présentateur s’installe sur un plateau de télévision et se met à vociférer des mots face aux caméras. «Cet homme fait quelque chose qui n’arrive jamais à la télé: il dit aux téléspectateurs d’arrêter de regarder cette chaîne, commente Jay Rosen. Et là, ces gens qui, d’habitude, sont scotchés à l’écran s’arrêtent et sortent crier ce que ce présentateur leur a dit.» Cela donne une scène assez apocalyptique qui, pour Jay Rosen, montre que les cris de ces personnes se perdent à jamais dans le vide, car elles sont isolées les unes des autres. Au contraire, aujourd’hui, à l’ère du Web, le public forme un «hub connecté», à la fois à l’Etat, à la télévision, aux institutions, etc.
2. Le rôle de Jacques Necker
Ceux qui venaient assister à une leçon de journalisme ont également reçu une leçon d’histoire et de sciences politiques. Rosen parle donc de Jacques Necker, financier du roi Louis XVI, et fondateur de l’opinion publique en tant que voix pesant dans la politique. Explications: «En 1764, le Roi de France interdit toute publication sur les finances de l’Etat, faisant de ce que l’on appellerait aujourd’hui le journalisme économique une activité illégale. Or, en 1781, Necker édite un rapport, appelé compte-rendu au Roi, dans lequel il consigne le budget de l’Etat français, ses dépenses et ses recettes. Et le donne à lire au public. Lequel peut ainsi se faire une idée de ce qui est une bonne ou une mauvaise dépense pour l’Etat.» En résumé, avant Necker, la politique est le domaine réservé du Roi. Après Necker, la politique appartient aussi à l’opinion publique, qui a désormais les moyens de participer et de s’en mêler.
3. Les lecteurs/téléspectateurs/auditeurs/internautes sont avant tout des utilisateurs
Le mot «utilisateur» est, d’après Jay Rosen, le plus pertinent pour désigner ceux qui regardent la télé, écoutent la radio, lisent le journal, ou cliquent sur les infos en ligne. La logique est imparable: «les utilisateurs utilisent votre travail de journaliste pour gérer leur vie», alors oui, les journalistes ne sont pas autre chose que des «fabricants» de matériel pour la «consommation des utilisateurs».
4. Les utilisateurs en savent plus que les journalistes
Tout bon journaliste est sensé l’avoir saisi, s’il a lui-même géré le flux des commentaires postés sous son article, ou eu des interactions sur le réseau à propos des contenus qu’il a produit ou édités. Les savoirs des utilisateurs sont innombrables et parfois de qualité. Tout l’enjeu pour le journaliste est de s’en servir pour améliorer les contenus qu’il produit.
La leçon inaugurale de Jay Rosen (1/3): le New York Times
5. La participation de l’audience
«Décrivez le monde qui vous entoure d’une façon qui permette aux utilisateurs de participer, rendez leur les informations accessibles», conseille Jay Rosen aux étudiants. «Si personne ne fait de commentaire sur votre travail, cela veut peut-être dire que celui-ci n’est pas très intéressant». Attention cependant, «que tout le monde puisse participer à l’information que tout le monde le fera». C’est la règle du 90/10, déjà décrite dans d’autres W.I.P. La plupart des utilisateurs (90%) vont juste consulter et regarder quand seulement 10% va commenter et participer. «Ce n’est pas parce que les outils de commentaire, de publication ont été mis dans les mains de tous que tous vont les prendre en main», rappelle Jay Rosen.
6. Le journaliste est un citoyen informé, pas le membre d’une classe à part
«Vous n’avez pas besoin de permis pour avoir le droit de diffuser et de publier des informations, met en garde Jay Rosen. Cette activité n’est pas l’apanage des journalistes et c’est très bien comme ça.»
7. L’autorité du journaliste
«Vous êtes à une conférence de presse, votre audience n’y est pas, vous lui racontez donc ce que vous avez vu et entendu. Vous parlez à un homme politique, votre audience non, vous écrivez ce que cet homme politique vous a dit», cite en exemple Jay Rosen. Pour ce professeur américain, le journaliste rend un «service d’information», et c’est à cela qu’il sert.
8. L’information à la demande
Qu’est-ce que les internautes font en ligne? Où cliquent-ils? De quelles informations ont-ils besoin? (lire un précédent W.I.P. consacré à ces questions et intitulé «et si les journalistes n’écrivaient que ce que les lecteurs lisent?»). Pour Jay Rosen, un bon journaliste est supposé suivre l’activité de l’audience à la trace. Connaître la demande, donc, et y répondre en produisant du contenu en conséquence. Mieux, selon Rosen, il faut aller plus loin et produire de l’information en devançant la demande. «Il vous faut offrir ce que le public ne sait pas demander.»
La leçon inaugurale de Jay Rosen (2/3): l’info à la demande
9. La mort de l’objectivité
«Dites qui vous êtes, d’où vous venez, comment vous avez construit votre raisonnement, lance Jay Rosen. Soyez transparents, dites la vérité, et votre audience vous fera confiance.» Une idée qui a été débattue lors de la leçon inaugurale: «si l’objectivité journalistique est terminée, cela peut mettre en cause une partie des règles déontologiques de notre profession», s’est inquiété Peter Gumbel, correspondant de Time Magazine et professeur de déontologie à l’école de journalisme de Sciences Po.
10. La crise de la publicité
Jay Rosen fait la démonstration: avec la fin du monopole du papier et l’arrivée du Net, le nombre de pages disponibles sur lesquelles faire de la pub a explosé. Conséquence, le prix de cette pub a baissé. Autre rappel: «Une compagnie aérienne peut faire sa pub sur son propre site. Pourquoi elle irait dépenser de l’argent pour faire cette pub sur un site d’infos? Les marques commerciales sont désormais devenues des éditeurs.»
La leçon inaugurale de Jay Rosen 3/3: la pub en ligne
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Alice Antheaume