Préceptes de Jay Rosen pour journalistes en devenir

Jay Rosen, professeur de journalisme à New York University, ne parle pas français. Invité à donner une leçon inaugurale à la nouvelle promotion de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, il annonce, la veille, qu’il compte expliquer aux étudiants la différence entre les mots «audience» et «public». Problème, lui souffle Pierre Haski, de Rue89, c’est le même mot pour les deux en français (le public).

Quant à traduire le titre de sa leçon, «The People formerly known as the Audience and the Audience properly known as the Public», c’est quasi mission impossible. MAIS C’était mal connaître Jay Rosen. Il passe la nuit dessus et tweete, le lendemain, 3 heures avant le début de sa leçon inaugurale, une traduction: «”Le peuple, jadis connu sous le nom de lecteurs, et les lecteurs proprement dit, qui sont maintenant les citoyens.”»

Vous n’y étiez pas? Pas de panique, voici ce qu’il faut en retenir.

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Les dix conseils de Jay Rosen aux étudiants en journalisme

[MàJ: Eric Scherer, directeur de la stratégie à l’AFP et intervenant à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, a aussi fait un compte-rendu sur son blog AFP-Médiawatch, ainsi que Benoît Raphaël, sur son site la Social Newsroom. Jay Rosen lui-même a mis en ligne sa conférence.]

1. Un extrait de film, «Network»

Nous sommes en 1976: un présentateur s’installe sur un plateau de télévision et se met à vociférer des mots face aux caméras. «Cet homme fait quelque chose qui n’arrive jamais à la télé: il dit aux téléspectateurs d’arrêter de regarder cette chaîne, commente Jay Rosen. Et là, ces gens qui, d’habitude, sont scotchés à l’écran s’arrêtent et sortent crier ce que ce présentateur leur a dit.» Cela donne une scène assez apocalyptique qui, pour Jay Rosen, montre que les cris de ces personnes se perdent à jamais dans le vide, car elles sont isolées les unes des autres. Au contraire, aujourd’hui, à l’ère du Web, le public forme un «hub connecté», à la fois à l’Etat, à la télévision, aux institutions, etc.

2. Le rôle de Jacques Necker

Ceux qui venaient assister à une leçon de journalisme ont également reçu une leçon d’histoire et de sciences politiques. Rosen parle donc de Jacques Necker, financier du roi Louis XVI, et fondateur de l’opinion publique en tant que voix pesant dans la politique. Explications: «En 1764, le Roi de France interdit toute publication sur les finances de l’Etat, faisant de ce que l’on appellerait aujourd’hui le journalisme économique une activité illégale. Or, en 1781, Necker édite un rapport, appelé compte-rendu au Roi, dans lequel il consigne le budget de l’Etat français, ses dépenses et ses recettes. Et le donne à lire au public. Lequel peut ainsi se faire une idée de ce qui est une bonne ou une mauvaise dépense pour l’Etat.» En résumé, avant Necker, la politique est le domaine réservé du Roi. Après Necker, la politique appartient aussi à l’opinion publique, qui a désormais les moyens de participer et de s’en mêler.

3. Les lecteurs/téléspectateurs/auditeurs/internautes sont avant tout des utilisateurs

Le mot «utilisateur» est, d’après Jay Rosen, le plus pertinent pour désigner ceux qui regardent la télé, écoutent la radio, lisent le journal, ou cliquent sur les infos en ligne. La logique est imparable: «les utilisateurs utilisent votre travail de journaliste pour gérer leur vie», alors oui, les journalistes ne sont pas autre chose que des «fabricants» de matériel pour la «consommation des utilisateurs».

4. Les utilisateurs en savent plus que les journalistes

Tout bon journaliste est sensé l’avoir saisi, s’il a lui-même géré le flux des commentaires postés sous son article, ou eu des interactions sur le réseau à propos des contenus qu’il a produit ou édités. Les savoirs des utilisateurs sont innombrables et parfois de qualité. Tout l’enjeu pour le journaliste est de s’en servir pour améliorer les contenus qu’il produit.


La leçon inaugurale de Jay Rosen (1/3): le New York Times

5. La participation de l’audience

«Décrivez le monde qui vous entoure d’une façon qui permette aux utilisateurs de participer, rendez leur les informations accessibles», conseille Jay Rosen aux étudiants. «Si personne ne fait de commentaire sur votre travail, cela veut peut-être dire que celui-ci n’est pas très intéressant». Attention cependant, «que tout le monde puisse participer à l’information que tout le monde le fera». C’est la règle du 90/10, déjà décrite dans d’autres W.I.P. La plupart des utilisateurs (90%) vont juste consulter et regarder quand seulement 10% va commenter et participer. «Ce n’est pas parce que les outils de commentaire, de publication ont été mis dans les mains de tous que tous vont les prendre en main», rappelle Jay Rosen.

6. Le journaliste est un citoyen informé, pas le membre d’une classe à part

«Vous n’avez pas besoin de permis pour avoir le droit de diffuser et de publier des informations, met en garde Jay Rosen. Cette activité n’est pas l’apanage des journalistes et c’est très bien comme ça.»

7. L’autorité du journaliste

«Vous êtes à une conférence de presse, votre audience n’y est pas, vous lui racontez donc ce que vous avez vu et entendu. Vous parlez à un homme politique, votre audience non, vous écrivez ce que cet homme politique vous a dit», cite en exemple Jay Rosen. Pour ce professeur américain, le journaliste rend un «service d’information», et c’est à cela qu’il sert.

8. L’information à la demande

Qu’est-ce que les internautes font en ligne? Où cliquent-ils? De quelles informations ont-ils besoin? (lire un précédent W.I.P. consacré à ces questions et intitulé «et si les journalistes n’écrivaient que ce que les lecteurs lisent?»). Pour Jay Rosen, un bon journaliste est supposé suivre l’activité de l’audience à la trace. Connaître la demande, donc, et y répondre en produisant du contenu en conséquence. Mieux, selon Rosen, il faut aller plus loin et produire de l’information en devançant la demande. «Il vous faut offrir ce que le public ne sait pas demander.»


La leçon inaugurale de Jay Rosen (2/3): l’info à la demande

9. La mort de l’objectivité

«Dites qui vous êtes, d’où vous venez, comment vous avez construit votre raisonnement, lance Jay Rosen. Soyez transparents, dites la vérité, et votre audience vous fera confiance.» Une idée qui a été débattue lors de la leçon inaugurale: «si l’objectivité journalistique est terminée, cela peut mettre en cause une partie des règles déontologiques de notre profession», s’est inquiété Peter Gumbel, correspondant de Time Magazine et professeur de déontologie à l’école de journalisme de Sciences Po.

10. La crise de la publicité

Jay Rosen fait la démonstration: avec la fin du monopole du papier et l’arrivée du Net, le nombre de pages disponibles sur lesquelles faire de la pub a explosé. Conséquence, le prix de cette pub a baissé. Autre rappel: «Une compagnie aérienne peut faire sa pub sur son propre site. Pourquoi elle irait dépenser de l’argent pour faire cette pub sur un site d’infos? Les marques commerciales sont désormais devenues des éditeurs.»


La leçon inaugurale de Jay Rosen 3/3: la pub en ligne

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Alice Antheaume

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