«Ceci est l’un des derniers billets de ce blog. D’ici quelques jours (…), nous cesserons de l’alimenter», pouvait-on lire vendredi dernier sur Les Décodeurs, le blog de fact checking participatif du Monde.fr. Né en 2009, cet espace s’inspirait du site américain Politifact.com et son célèbre «truth-o-meter» (le véritomètre) pour jauger la crédibilité de la parole politique.
Non, cela ne signifie pas ce genre journalistique n’a plus de sens. Au contraire. Alors que la désinformation en ligne augmente, au point que des chercheurs européens travaillent à la construction d’un détecteur de mensonges sur Twitter, Les Décodeurs sortent de l’espace limité d’un blog pour renaître au Monde.fr au sein d’un service du même nom composé de neuf personnes (un éditeur dédié, deux data journalistes, deux infographistes, trois rédacteurs, et un coordinateur du projet). Lesquelles feront du fact checking – pas que politique – toute la journée. Et ce, dès lundi prochain.
Vérifications, data visualisations et décryptages
«Nous voulons être le Buzzfeed du fact checking et démonter les rumeurs que l’on voit circuler sur les réseaux sociaux en repartant des faits, en donnant du contexte, et en s’appuyant sur des données et des graphiques», m’explique Samuel Laurent, le coordinateur du projet. Il confie en avoir eu l’idée en novembre dernier, lors des Assises du journalisme de Metz, en discutant avec Cory Haik, une journaliste du Washington Post. Celle-ci venait parler du Truth-Teller, un robot dont la mission est de vérifier automatiquement les discours des politiques américains au moment même où ils les déclament.
Pour Samuel Laurent, ça a fait tilt. Il était temps de dresser le bilan de cinq années de fact checking et de passer à l’étape suivante.
Parmi les enseignements tirés, il apparaît qu’il ne suffit pas d’apposer un tampon vrai ou faux sur une déclaration d’un homme ou d’une femme politique. «La vérité est chose complexe et exige des nuances», apprend-t-on sur feu le blog Les Décodeurs. «D’autant qu’elle varie selon les tendances politiques: aux extrêmes l’outrance et le faux complet; la droite, elle, affectionne les discours chiffrés, là où la gauche s’est spécialisée dans le flou et la langue de bois…».
Autre constat, partagé à la fois aux Etats-Unis et en France: la politique ne doit pas être le seul objet des décryptages. Le Washington Post a adapté la technologie du Truth-Teller politique aux bandes annonces afin de distinguer dans les films ce qui relève de la fiction et ce qui est de l’ordre du réel – cela s’appelle le Truth-Teller pour les trailers.
De même, Les Décodeurs du Monde.fr veulent proposer du fact checking au sens large, au delà de la politique. Lorsqu’en janvier, François Hollande annonce une baisse des charges patronales, «nos lecteurs ne se disent pas “mais bon sang, quel est ce tournant libéral du président de la République?”. Ils se demandent “c’est quoi, les charges patronales?”», reprend le journaliste du Monde.fr, qui y voit là le signe qu’il faut davantage fournir des explications et des clés à l’audience.
Les discussions émanant des réseaux sociaux seront scrutées de près, et guideront en partie les choix de sujets des Décodeurs. C’est là une petite rupture par rapport à la culture journalistique traditionnelle. Lorsqu’est annoncée par erreur la mort d’une personnalité en ligne, nombreux sont les journalistes qui, d’abord, ne le voient pas, et, ensuite, estiment qu’il vaut mieux ne pas en parler, au risque de donner de l’écho à une information erronée. Or il n’y a plus d’un côté Internet et de l’autre la vie, juge Samuel Laurent. En témoigne selon lui l’intox autour du soi-disant enseignement du genre dans les écoles qui a poussé certains parents à retirer leurs enfants de l’école en janvier: «c’est notre rôle que de s’attaquer à ces fakes à condition que nous soyons capables de les démonter».
S’adresser à une audience vivant sur les réseaux sociaux
L’autre objectif affiché de ce projet, c’est de rattraper par le col de la chemise ceux qui n’ont pas pour habitude de se connecter au Monde.fr. Voire qui ne s’informent que via les réseaux sociaux. Le circuit de diffusion se voit donc modifié afin d’aller trouver l’audience là où elle se trouve, en partageant d’abord des briques d’informations sur Twitter puis sur Facebook avant de publier ensuite sur lemonde.fr un contenu chapitré et composé des briques déjà disséminées sur les réseaux sociaux. «Notre temps 1 de l’info, c’est Twitter. Notre temps 2, c’est Facebook. Notre temps 3, c’est la publication sur le site. Notre temps 4 sera la publication dans notre futur journal du soir. Notre temps 5, c’est le journal quotidien. Et notre temps 6, c’est Le Monde Magazine.»
D’après les données récoltées lors d’une enquête sur l’état des pages d’accueil des sites d’informations français, 10% du trafic du Monde.fr provenait des réseaux sociaux en novembre 2013. Pour tenter de booster ce pourcentage, Les Décodeurs ont conçu un nouveau format intitulé Nanographix, une infographie présentée sous la forme d’un carré, qui, espère l’équipe, aura un «potentiel viral» important.
>> Ci-dessous un exemple de Nanographix sur la greffe du coeur >>
A venir, donc, dès ce lundi dans le panier de ces nouveaux Décodeurs: des graphiques pour savoir à coup sûr si un sondage est sérieux ou non, des enquêtes pour, par exemple, identifier les communes les plus endettées, données à l’appui, et de quoi détecter si une ville est de droite ou de gauche.
«L’information sérieuse n’est pas forcément rasante», sourit Samuel Laurent. Au Monde.fr, les papiers pédagogiques – que l’on appelle outre Atlantique des explainers – dont le titre est bâti sur le modèle «comprendre (sujet) en (X) minutes» (JO de Sotchi: Comprendre la situation dans le Caucase en 3 minutes ou La maladie d’Alzheimer expliquée en 3 minutes) font des cartons d’audience. Parce que c’est la promesse d’une explication simple, pré-mâchée, qui permet aux lecteurs de briller ensuite en société ou en famille en ayant l’air d’avoir compris l’essentiel d’une actualité. Et c’est l’assurance que le temps passé à comprendre cette actualité n’excède pas quelques minutes, un délai raisonnable pour qui souhaite garder prise sur son temps.
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Alice Antheaume
lire le billetLe coût pour la France du sauvetage de la Grèce? 40 milliards d’euros, avance Arnaud Montebourg, candidat à la primaire socialiste, lors du débat avec ses camarades. Au même moment, sur le «direct» de la soirée opéré par lemonde.fr, on peut lire que «c’est faux, cela sera 15 milliards en fait», avec, en guise de preuve, un lien vers un article qui indique le prix à payer, selon François Fillon, par la France pour la Grèce, jusqu’en 2014.
A l’orée de la campagne présidentielle 2012, les rédactions françaises se mettent en ordre de bataille pour faire du «fact checking» en quasi temps réel, cette technique journalistique anglo-saxonne qui permet de jauger la crédibilité de la parole politique. L’un des modèles du genre, c’est le site américain Politifact.com, qui a mis en place un outil appelé «truth-o-meter» (le véritomètre), et qui a été récompensé dès 2009 par le prix Pulitzer, le graal journalistique.
Il s’agit donc de peser et soupeser le vrai du faux émanant de promesses et de chiffres énoncés par les politiques, lorsqu’ils sont interviewés sur un plateau télé, à la radio, ou lorsqu’ils détaillent leur programme pendant des meetings. A ce titre, le débat de jeudi dernier, avec les six candidats en lice pour la primaire socialiste, a servi de galop d’essai pour faire de la «vérification» de parole politique en direct, avant une utilisation journalistique sans doute plus étendue lors de la campagne présidentielle 2012.
Vérifier… tout de suite
La difficulté, c’est le temps réel. «Il ne faut pas se leurrer», me confie Samuel Laurent, journaliste politique au Monde.fr, où le blog Les Décodeurs fait office de pionnier. «Un fact checking réalisé en 24h sera toujours plus approfondi que celui que l’on peut faire ne serait-ce qu’en 2 heures». Bastien Hugues, journaliste Web, est du même avis. «Une bonne vérification peut prendre du temps, c’est une autre temporalité» que le moment du «live», qui se déroule dans l’instantanéité.
L’enjeu, c’est donc, à terme, de pouvoir superposer le temps du «live» avec celui du «fact checking». C’est parfois possible, comme la semaine dernière, alors que Valérie Pécresse, ministre du Budget, assène, au Grand Journal de Canal+, que les Français semblent fumer de moins en moins. La réponse tombe aussitôt: «Les ventes (de tabac, ndlr) ont augmenté de 2,6% en 2009 et sont restées stables en 2010», écrit Bastien Hugues sur Twitter. Conclusion: d’après ces chiffres, difficile de présumer que les Français fument de moins en moins.
Si cette vérification n’a demandé à Bastien Hugues que «5 minutes et une bonne recherche sur Google» afin de trouver les chiffres de la consommation de tabac en France, «ce n’est pas toujours possible d’aller si vite, il y a des secteurs plus durs à vérifier que d’autres», reprend le journaliste. Par exemple les chiffres concernant des collectivités territoriales, comme le versement du RSA dans une commune, ou le nombre d’élèves véhiculés par le transport scolaire dans un département. «Si l’un des candidats à la primaire socialiste lance un tel sujet vers 22h, nous aurions du mal à vérifier dans l’immédiat, car à cette heure tardive, inutile d’appeler dans les bureaux de l’administration, c’est fermé, personne ne répond pour nous dire d’où sort telle ou telle donnée.»
Et pourtant, les journalistes le savent: réussir à vérifier en quasi temps réel les arguments des politiques, c’est un vrai plus. Et cela le sera encore plus avec la télé connectée – imaginez, vous regardez l’interview de Dominique Strauss-Kahn, sur TF1, dimanche soir, et en même temps, sur le coin de votre écran, vous lisez un flux d’infos postées par des journalistes permettant de savoir si les propos que vous venez d’entendre sont loufoques ou fiables. Ou si l’absence d’alliance à l’annulaire de l’ex-patron du FMI est récente – quelques heures plus tard, Fabrice Pelosi, de Yahoo!, a exhumé une photo d’archive, montrant DSK sans alliance, alors qu’il travaillait encore au FMI.
Pour l’instant, peu de rédactions françaises se sont vraiment lancées dans l’exercice de la vérification en temps réel. Libération a bien une rubrique «Désintox» dans son quotidien papier, récemment mise en ligne via un blog qui se veut un «observatoire des mensonges et des mots du politique», mais le décryptage n’est pas effectué en temps réel.
Organisation ad hoc
C’est vrai que cela demande des ressources humaines conséquentes. «Au moins 4 ou 5 personnes», estime Bastien Hugues. Car, dans le détail, il faut plusieurs postes: celui qui gère le format du «live», celui qui regarde les tendances sur Twitter et les questions des internautes, celui qui s’occupe de «fact checker» les promesses politiques, et enfin, celui qui, à l’issue du «live», fera un papier de synthèse pour récapituler l’essentiel du débat. Sans compter, ajoute Bastien Hugues, deux autres journalistes qui, sur un site d’infos généralistes, doivent s’occuper du reste de l’actualité.
Le dispositif en vaut-il la chandelle? De l’autre côté de l’Atlantique, la question ne se pose plus, surtout en période électorale, où la désinformation augmente, note Fabrice Florin, le directeur d’un nouveau site américain appelé Newstrust, qui veut distinguer «les faits de la fiction, sur le Net». Pour ce faire, Newstrust fait appel aux internautes pour qu’ils proposent des citations à passer au crible.
Et, en théorie, la participation de l’audience n’est pas anecdotique dans l’exercice du «fact checking». Sur Les Décodeurs, du Monde.fr, il est demandé aux internautes d’envoyer leurs «interrogations sur les propos tenus dans les médias» et de collaborer à l’exercice. Efficace? Pour poser les bonnes questions, oui. Pour apporter des réponses, moins, mis à part quelques spécialistes qui, dans les commentaires, par email ou sur les réseaux sociaux, peuvent indiquer des liens vers des éléments pertinents (lire ou relire à ce propos ce WIP consacré à la vérification d’infos venues du Web).
Selon Thomas Legrand, éditorialiste à France Inter, cela participe d’un nouvel ordre politique: «Internet et le numérique obligent les hommes et les femmes politiques à davantage de constance en imposant une impitoyable “tyrannie de la cohérence”». Même impression de la part de Samuel Laurent: «Depuis deux ans, on trouve moins de déclarations comprenant des chiffres complètement fantaisistes ou inexistants dans le discours des politiques. Je pense qu’à force de se faire prendre, ils se sont dits qu’ils allaient arrêter ce type de communication». Un optimisme que ne partage pas Bastien Hugues: «Non, aujourd’hui, rien n’a changé», l’utilisation du «fact checking» étant encore trop marginale dans les rédactions françaises.
Utilisation politique
C’est une autre histoire aux Etats-Unis, où non seulement la vérification de la parole politique fait partie de la culture journalistique, mais elle devient une arme politique. En effet, l’équipe de campagne de Barack Obama vient de lancer Attackwatch.com qui répertorie les attaques contre le président des Etats Unis, candidat à sa succession, et les démonte une par une en y apportant sa propre expertise – avec un biais politique évident.
En France, le PS et l’UMP s’y mettent aussi, en contrecarrant chaque argument donné par le camp opposé avec une nouvelle donnée, dont la source se doit d’être «indépendante» et expertisée. Résultat, pour les journalistes, cela complique la donne. Car il leur faut se préparer, en vue des campagnes présidentielles américaine et française, à la fois à vérifier les arguments des politiques au moment où ils les prononcent, mais aussi à vérifier la… vérification qu’en fera, de son côté, le camp politique adverse.
Alice Antheaume
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