Comment devenir journaliste en 2015? Et faut-il le devenir? A ces questions, Félix Salmon, l’éditeur de Fusion, passé par Reuters, répond que “la vie n’est pas belle pour les journalistes”. Il déconseille même aux jeunes de s’orienter vers ce métier.
“Si vous aimez faire autre chose (que le journalisme, ndlr), si vous êtes bons dans un autre domaine, vous devriez sans doute songer à changer d’orientation.”
Pas d’accord, et même pas d’accord du tout – mais comme on aime les débats à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, on a invité Félix Salmon à donner la leçon inaugurale le 28 août prochain, et il a gentiment accepté. En attendant, voici 12 conseils destinés aux étudiants qui rêvent d’en faire leur profession. Et ils ont bien raison car c’est l’un des plus beaux métiers du monde.
C’est le principal avantage de cette profession. Aucune journée ne ressemble à une autre quand on est journaliste puisque c’est l’actualité qui dicte l’emploi du temps et le volume des contenus produits. Le matin, on part sur un sujet dont on ignore souvent tout et, à la fin de la journée, on a publié un (ou plusieurs) contenu(s) qui en explique les enjeux. Au passage, on a appris plein de choses. Magique!
En outre, le journalisme constitue un poste d’observation formidable des mutations sociétales. Un paradoxe, estime un chercheur américain dont je tairai le nom, qui balance.
“Ce qui est incroyable avec les journalistes, c’est qu’ils sont censés raconter les évolutions de la société dans leurs articles, mais qu’ils sont incapables de voir sous leur nez le changement de leur propre métier.”
Ne se sentant pas légitimes, beaucoup d’étudiants s’interdisent malheureusement de postuler à un stage en rédaction, voire à une école de journalisme. Or il ne faut rien s’empêcher, tout simplement pour ne rien avoir à regretter. Et si les aspirants journalistes n’ont pas obtenu de stage dans un média, même après les avoir demandés, ce n’est pas grave. L’expérience ne se résume pas au logo d’une organisation rédactionnelle posé sur un CV.
Ce qui compte, c’est d’expérimenter à sa mesure, de tester des petites choses en ligne, comme faire une photo par jour sur son compte Instagram avec une légende pertinente, monter un blog et apprendre à dialoguer avec les internautes, produire des vidéos sur Dailymotion ou YouTube en forme de zapping, apprendre le code, lancer un journal étudiant, une newsletter, monter une application, etc.
Tout cela a une valeur aux yeux des professionnels et prouve que vous avez déjà les mains dans le cambouis, et des idées en tête.
Non, ce n’est pas “bouché”. En 2014, il y a, sur 36.317 cartes de presse octroyées en France, 1.748 “premières demandes”. Dix ans plus tôt, en 2004, les “premières demandes” s’élèvent à 2.090, sur 36.520 carte de presse octroyées. Ces chiffres – qui ne prennent pas en compte les journalistes qui exercent leur métier sans carte de presse – montrent qu’il n’y a pas eu de réelle dégringolade. Le marché est donc toujours capable absorber des nouveaux entrants.
Les statistiques de l’insertion professionnelle des diplômés de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, l’une des quatorze écoles de journalisme reconnues par la profession, sont encourageantes: toutes promotions confondues, 95% des diplômés travaillent, soit en CDI (46%) soit en CDD (23%) soit en piges régulières (26%).
Félix Salmon évoque “un très grand nombre de journalistes au talent incroyable qui ont du mal à joindre les deux bouts” aux Etats-Unis. En France, le salaire moyen d’un journaliste en CDI est de 3.790 euros bruts par mois, d’un journaliste en CDD de 2.506 euros bruts par mois, d’un pigiste de 2.257 euros bruts par mois.
A noter, “un journaliste diplômé d’un cursus reconnu en CDI ou CDD gagne en moyenne 12% de plus qu’un journaliste diplômé d’un cursus non reconnu” selon le rapport de l’Observatoire des métiers de la presse.
Il est vrai qu’il y a quelques années, les journalistes travaillant sur des sites de presse n’ont, au départ, pas été encouragés à sortir de leur rédaction, englués dans du bâtonnage de dépêche inutile. C’est heureusement de l’histoire ancienne. Car ces sites ont maintenant compris que leur plus-value tient à leur capacité à sortir des contenus inédits, que leurs concurrents n’auront pas, publiés dans des formats adaptés à la consommation d’informations en ligne.
Après, cela tient aussi à la force de proposition des journalistes. La règle est simple pour sortir, soufflent les rédacteurs en chef: il suffit de ne pas rester pas bras croisés lors des conférences de rédaction, à attendre que le “flux” tombe, et de proposer des sujets percutants. Si la proposition est bonne, c’est sûr, le journaliste peut sortir faire le sujet.
Quel point commun entre un présentateur de JT, un journaliste de PQR et un journaliste travaillant pour un pure player? Le journalisme est une “profession très éclatée”, analyse Cyril Lemieux, sociologue à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), lors d’un séminaire à l’Ecole de journalisme de Sciences Po le 17 février. Une heureuse spécificité qui permet de connaître plusieurs vies professionnelles, au gré des employeurs, des réorganisations internes et, surtout, des changements de pratiques à l’ère numérique.
Guy Birenbaum, aujourd’hui à France Info, est un bon exemple: d’abord maître de conférences, il est devenu éditeur puis journaliste – sans carte de presse – et écrit toujours des livres. “Je ne suis jamais exactement ce que je suis censé être”, confie-t-il lors d’une master class. Avant d’envoyer une pique à ses confrères…
“Quand j’étais éditeur, je trouvais qu’il valait mieux déjeuner avec des journalistes que de lire leurs papiers.”
“Après 40 ans, il faut arrêter d’être journaliste”, m’avait prévenue un rédacteur en chef à mes débuts à Télérama. A l’époque, lui avait déjà la cinquantaine et, aujourd’hui, il travaille toujours.
Journaliste un jour, journaliste toujours? “Les journalistes ont le sentiment d’être liés par une culture commune et restent attachés à ce métier jusqu’à leur retraite, même s’il y a des sorties de la profession, vers la communication ou vers la politique”, observe encore Cyril Lemieux.
Et pour cause, il y a une interrogation légitime sur le rythme de vie imposé par ce métier, qui peut donner parfois le sentiment d’être comme un hamster dans une roue lancée à toute berzingue et qui peut lasser à force.
Le vrai indice du bonheur chez journalistes? Selon Cyril Lemieux, c’est lorsqu’ils sont fiers de ce qu’ils produisent collectivement. Et c’est souvent le cas dans les périodes de breaking news intenses.
Mais cela provoque en contrecoup, comme après les attentats de janvier à Paris, un épuisement général qui “laisse des traces physiquement et moralement”, reconnaît Hervé Béroud, directeur de la rédaction de BFM TV, lors d’une conférence à Sciences Po le 12 février.
Et Céline Pigalle, la directrice de l’information de Canal+, surenchérit…
“L’extrême fatigue de ce métier est liée à l’impossible réplication de ce que l’on a appris dans une situation antérieure. On doit remettre en jeu nos choix et nos pratiques à chaque nouvelle situation.”
“Je veux être journaliste parce que j’aime voyager”, entend-t-on parfois de la bouche des étudiants. Or aimer les voyages n’est pas un argument suffisant pour faire ce métier. Contrairement à ce que vit Tintin dans ses “aventures”, le journaliste ne fait pas de tourisme. Il peut – et doit – aller sur un terrain parce qu’il y a un enjeu et une “histoire” à raconter, non pour se faire plaisir.
“Pratiquement tout le monde peut écrire. Le fait que vous puissiez écrire ne vous aidera sans doute pas à faire la différence”, note Ezra Klein, le co-fondateur de Vox Media.
En revanche, ce qui peut faire la différence, c’est la capacité à trouver des nouveaux codes narratifs, en faisant des reportages avec son smartphone, en plongeant dans des tableurs remplis de données pour réaliser des enquêtes, en jonglant entre temps réel et long format, en créant des graphiques interactifs, en sachant dialoguer avec l’audience, en collaborant avec des robots de l’information. Voire en créant sa propre start-up d’informations.
Quelle est l’actualité du jour? Quel angle proposeriez-vous sur cette actualité? Quel sujet aimeriez-vous couvrir? Ces questions sont celles que les professionnels posent souvent aux étudiants. Une façon de vérifier, notamment lors des entretiens, leur appétence pour les informations.
Pour devenir journaliste, il faut être incollable sur l’actualité et montrer que vous la butinez sous toutes ses formes et provenant d’une multitude de sources (médias traditionnels, pure-players, réseaux sociaux, etc.) – ne vous contentez pas du traditionnel triptyque trop souvent cité par les étudiants, à savoir France Inter/Rue89/France 2.
“Un journaliste est un homme qui vit d’injures, de caricatures et de calomnies”, a prévenu Delphine de Girardin, citée par Serge July dans son Dictionnaire amoureux du journalisme.
C’est en grande partie vrai, et notamment en ligne, où les journalistes font l’objet d’invectives de toute sorte, qu’ils encouragent parfois d’ailleurs, et du harcèlement des trolls.
Corollaire ou non, les journalistes ne sont pas très aimés, déplore Eric Mettout, le directeur de la rédaction adjoint de L’Express, citant un sondage “assassin” d’Ipsos pour Le Monde et France Inter selon lequel “23% des personnes interrogées font confiance (aux journalistes), 77% se méfient, dont 27% absolument”.
Certes, “le journalisme est une profession inquiète”, comme le constate le sociologue Gérald Bronner lors d’un séminaire à l’Ecole de journalisme de Sciences Po.
Et pour cause, la responsabilité des producteurs de contenus face à des dilemmes complexes est grande: faut-il par exemple parler des rumeurs, pour les démentir, au risque de leur donner de l’écho?
“Il faut vérifier les faits mais aussi se demander en toute honnêteté: quels sont ses a priori narratifs sur l’histoire que l’on s’apprête à couvrir?”, conseille Gérald Bronner.
Pas de raison de déprimer pour autant, puisque l’ère numérique permet d’explorer des voies journalistiques inédites et accélère les carrières.
“Il n’y a jamais eu autant de possibilités de grandir rapidement”, encourage Will Oremus, de Slate.com, citant les exemples de Ben Smith, le rédacteur en chef de Buzzfeed, qui, à 38 ans, vient d’interviewer Barack Obama, ou d’Ezra Klein, de Vox Media, âgé de 30 ans. “Ceux qui sont prêts, ou juste désireux de créer, doivent être jugés sur la valeur qu’ils produisent aujourd’hui plutôt que par les noms listés sur leur CV ou le nombre d’années d’expérience”.
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Alice Antheaume
lire le billet
14 juin 1990: le premier contenu signé Bloomberg est publié. «C’était quatre ans avant que Netscape ne fournisse Internet au monde, marquant le début de la fin des journaux comme principale façon de s’informer. Nous ne le savions pas au moment de commencer», se souvient Matthew Winkler, co-fondateur de Bloomberg News avec Michael Bloomberg, le maire de la ville de New York. «Ce que nous savions, c’est que ceux qui travaillent sur les marchés, dans la finance, les affaires, l’énergie et autres avaient besoin d’être informés en temps réel».
Invité à donner la leçon inaugurale de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, lundi 2 septembre 2013, Matthew Winkler détaille les fondamentaux de Bloomberg, à savoir la règle des 5F (first, fastest, factual, final, future) et les dix principes exposés dans The Bloomberg Way: a guide for reporters and editors (éditions Wiley), la Bible des journalistes de cette maison, un manuel de 376 pages qui «oblige les journalistes à être les agents de leurs lecteurs, et non les agents de leurs sources».
>> Voir la vidéo “pour réussir dans le journalisme” filmée à Sciences Po avec Matthew Winkler >>
1. Ce n’est pas de l’information si ce n’est pas vrai.
Notre métier, est-il rappelé dans The Bloomberg Way, c’est de publier des faits, et non des rumeurs. Spécificité de Bloomberg, «nous couvrons la spéculation, qui infléchit ce que les traders et les investisseurs achètent ou vendent. La spéculation n’est pas une rumeur. Nous savons si un prix baisse ou monte, c’est un fait. La raison de la fluctuation de ce prix – motivation des traders – peut être vraie ou fausse. La conséquence, qui est d’acheter ou vendre, est factuelle.» Au quotidien, un journaliste doit vérifier chacun des éléments suivants avant publication: noms des personnes, leurs dates de naissance, leurs fonctions, leurs descriptions physiques, les noms des sociétés, les lieux, la description de ces lieux, les chiffres (dates, statistiques, pourcentages, etc.) ainsi que les anecdotes rapportées. Cela sous-entend être capable de dire d’où tel ou tel fait sort et avoir la preuve qu’il est juste.
2. L’information n’est pas une denrée de base.
Les anecdotes prouvant que le journaliste était sur place, que personne d’autre n’a vues et ne serait susceptible de raconter, sont la preuve de la justesse de l’information et garantissent l’originalité de la couverture journalistique. «Nous avons l’obligation de donner autant de détails possibles sur ce qui a été dit ou fait», édicte The Bloomberg Way. Cela sous-entend fournir aux lecteurs des documents, des liens vers des contenus complémentaires, des citations, des données, des vidéos, sons et photos, et des graphiques…
3. Nous sommes définis par les mots que nous utilisons.
Précision et brièveté obligatoires. Mieux vaut préférer les mots courts aux mots longs, les mots communs aux mots à la mode, les mots concrets plutôt que les mots abstraits. Mieux vaut aussi utiliser la voix active plutôt que passive, et couper en deux une phrase qui nécessiterait, à la lecture, de reprendre sa respiration avant d’atteindre le point final.
4. Montrer plutôt que dire.
L’assemblage de faits et d’anecdotes suffit à prouver au lecteur que ce qu’il lit est vrai. Selon le manuel de Bloomberg, les journalistes doivent éviter à tout prix les adjectifs et adverbes, biaisés et vagues, au profit de verbes, de noms et de chiffres bien choisis. Quand on écrit des «grosses ventes», que signifie «grosses»? Est-ce une augmentation des ventes de 20%? 50%? 75%? Puisque le lecteur ne peut le savoir, un bon journaliste évite donc l’emploi de «grosses» et met le pourcentage requis à la place.
>> L’Ecole de journalisme de Sciences Po lance une mention journalisme économique >>
5. L’information est surprenante – ou n’est pas.
Selon The Bloomberg Way, un papier doit contenir a minima l’information qu’il entend délivrer, et expliquer dès les premières lignes pourquoi elle sort aujourd’hui, pourquoi c’est important, et qu’est-ce que cela a de nouveau et de surprenant par rapport au contexte. Bref, répondre à la question suivante: «que savons-nous aujourd’hui que nous ignorions hier?».
6. Les personnes font l’information.
La règle est connue, et est sans doute encore plus vraie lorsqu’il s’agit de couvrir l’actualité financière et économique, volontiers impersonnelle. Il faut veiller à incarner l’information, à la personnifier, c’est-à-dire mentionner des personnes clés, et notamment les acteurs et les victimes. «Plus les noms de ces personnes sont connus, plus l’audience sera grande».
7. Non «fait maison», et alors?
Pas question, à Bloomberg, de faire l’impasse sur une information sous prétexte qu’elle a été sortie par une rédaction concurrente. Si cela survient, The Bloomberg Way prescrit à ses journalistes de 1. donner tout de suite la dite information (et sa source) et 2. avoir de nouvelles éclairages et développements sur cette histoire. Dans le même esprit, les journalistes sont priés de trouver des liens pertinents pour enrichir leurs sujets. Il ne s’agit pas là d’insérer un lien vers le site de la société dont ils parlent sur le nom de celle-ci, ce qui serait pris pour de la publicité, mais de proposer des contenus complémentaires et susceptibles d’intéresser le lecteur.
8. Suivre le sens de l’argent.
«Suivez le sens de l’argent et vous comprendrez la politique», est-il écrit dans ce manuel, qui estime que la même approche peut être observée pour couvrir les catastrophes naturelles et les guerres. Combien cela coûte de détruire? Combien cela coûte de reconstruire? Comprendre le rôle de l’argent, sous toutes ses formes, permet d’y voir plus clair sur tous les sujets, financiers, économiques, politiques, et sociaux.
9. Des histoires pour tous et toutes.
Les clients de Bloomberg s’y connaissent en économie et en finance, mais la plupart des lecteurs ont un niveau de connaissances moindre en la matière. Or un journaliste de Bloomberg doit s’adresser tout autant aux traders qu’à ceux qui consultent le site, les vidéos de Bloomberg TV, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient. A lui de savoir écrire simplement.
10. Plus il y a de préparation, plus la chance nous sourira.
«Vous voulez avoir un scoop? Préparez-vous». Cela ne tombe pas du ciel. La collecte permanente de détails sur les sociétés et les décideurs économiques est essentielle car «la connaissance, c’est le pouvoir», peut-on lire dans The Bloomberg Way. Pour ce faire, les journalistes sont encouragés à dresser des listes en fonction du domaine qu’ils couvrent: les 10 sociétés les plus importantes du secteur industriel, les 10 sociétés qui sont les plus profitables, les 10 sociétés qui sont les plus endettées, les 10 acteurs clés du secteur de l’énergie (et pourquoi), les 10 experts de l’éducation, etc. Une fois ces listes effectuées, charge au journaliste de rendre visite à ces personnalités pour discuter avec elles. Un bon journaliste, reprend The Bloomberg Way, a lu tout ce qui avait été écrit sur son sujet avant de partir en reportage: rapports, expertises, audits, articles, comptes financiers, etc. Plus le journaliste engrange de connaissances, plus il peut poser des questions qui ont du sens. La rançon pour trouver un scoop dans une botte de foin.
Parmi les autres conseils trouvés dans The Bloomberg Way, en voici quelques uns:
– travailler de longues heures sans faire de pause n’est pas une vertu. Le risque est de ne plus avoir l’esprit assez frais pour repérer les bonnes informations. «Même s’il est rare de voir des gens l’emporter sans effort ni peine, il est tout aussi rare de voir des gens faire de leur mieux en étant fatigué.»
– un bon reporter ne considère pas un «non» comme une réponse.
– «les meilleurs journalistes n’ont pas besoin d’être supervisés. Ils n’attendent pas qu’on leur dise quoi faire. Ils savent quoi faire.»
>> Les commandements d’Alan Rusbridger, le rédacteur en chef du Guardian, invité de l’Ecole de journalisme de Sciences Po l’année dernière >>
Bonne rentrée!
Alice Antheaume
lire le billetW.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Eric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions, et enseignant du cours de journalisme entrepreneur à l’Ecole de journalisme de Sciences Po. Il raconte la leçon inaugurale qu’a donné Alan Rusbridger, directeur de la publication du Guardian, à la nouvelle promotion d’étudiants.
Aujourd’hui, c’est comme si nous étions “deux jours après l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, tout est expérimental”, a répété plusieurs fois vendredi 7 septembre 2014, à Paris, Alan Rusbridger, le patron des rédactions des journaux du Guardian, pour décrire l’actuel bouleversement dans le travail des journalistes.
Invité à donner la leçon inaugurale de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, il a prévenu les nouveaux étudiants: “depuis cinq ans, les changements dans le journalisme sont profonds. Au 21ème siècle tout le monde est devenu un média mais beaucoup de journalistes ne veulent pas le reconnaître”.
Les points-clés de la leçon inaugurale d'Alan… par ecoledejournalisme
The Guardian, lui, a décidé de profiter de cette nouvelle concurrence, jouant à fond la carte de l’ouverture, de la collaboration et de l’engagement avec ses lecteurs.
Même si pour l’instant les pertes du groupe de presse britannique continuent de se creuser, ses résultats sont impressionnants en terme d’audience, de production de nouveaux contenus et de participation massive du public. Avec une audience en hausse de 23% par an, le Guardian touche chaque jour 3,4 millions de personnes (pour une diffusion imprimée de 220.000 exemplaires). Chaque mois plus de 30 millions de visiteurs uniques se rendent sur ses sites (sans compter les visites sur mobile) et y restent en moyenne 8,5 minutes.
Un tiers de cette audience vient des Etats-Unis, deux tiers hors de Grande Bretagne. Si on excepte le Mail Online, très people et faits divers, le Guardian est le 2ème site de presse mondial derrière le New York Times. Au Royaume Uni, 9ème pour la diffusion papier, il est 1er en ligne.
La participation des lecteurs touche toutes les rubriques ou presque, de la musique au sport, en passant par l’environnement.
Au final, 70 lecteurs sont devenus des auteurs confirmés du journal, qui reçoit chaque mois 500.000 commentaires (contre 8.000 lettres adressées au courrier des lecteurs précédemment).
Toutes ces communautés (gérées par 8 community managers et une douzaine d’autres personnes) sont susceptibles d’être monétisées auprès des annonceurs, indique Rusbridger sans vouloir développer davantage les aspects business.
Les 10 commandements
La rédaction est évidemment fortement encouragée à utiliser les réseaux sociaux. “Sur les écrans des ordinateurs des journalistes, Tweetdeck est désormais aussi présent que les fils d’agences de presse”. Twitter est aussi utilisé pour des appels à témoins, par les envoyés spéciaux sur des terrains inconnus. Reditt est également un outil important des journalistes. Le live blogging, que le Guardian se targue d’avoir inventé, est systématique. Mais les formats longs continuent aussi d’être encouragés.
Grâce à l’ouverture des API, les contenus sont distribués sur un maximum d’autres plates-formes: Facebook, Google Current, etc. Quant à Flipboard, il apporte à lui seul un million de personnes en plus par mois.
“Notre état d’esprit est Digital First (le web d’abord, ndlr) (…) Nous sommes devenus un site web géant avec, à côté, une petite équipe print”.
Les 10 principes du journalisme ouvert, par Alan… par ecoledejournalisme
Interrogé sur les compétences recherchées aujourd’hui pour ses rédactions, le directeur du Guardian a lâché: “nous voulons des gens qui vivent et respirent ce monde numérique et que cette époque enthousiasme”. Un exemple ? “Des journalistes comprenant les données et sachant les exploiter”. Des données qui ne cessent de se multiplier…
“Et nous n’en sommes que deux jours après Gutenberg”, a encore répété Alan Rusbridger.
Eric Scherer
Cet article a été publié à l’origine sur le blog d’Eric Scherer, meta-media.fr.
Les étudiants de la promotion 2012 de l’Ecole de journalisme de Sciences Po viennent d’être diplômés – et ils l’ont bien mérité. Ceux de la promotion 2014 viennent d’être recrutés.
Que faire de l’été en attendant la rentrée? Alors que, sur subtainablejournalism.org, une cellule de réflexion sur le journalisme de l’Université de Kennesaw, près d’Atlanta, il est conseillé aux étudiants de travailler dur, de suivre des tutoriaux (pour apprendre à coder, par exemple?) et de ne surtout pas s’attendre à gagner des fortunes, voici, pour ceux qui s’impatientent, huit exercices en guise de cahier de vacances… sans obligation de rendu, bien sûr!
1. Se lancer
Pourquoi attendre de travailler dans une rédaction pour commencer à prendre des photos, filmer des manifestations, publier des liens vers les informations du jour? Souvent, les étudiants craignent de ne pas se sentir “légitimes” pour ce faire. S’il s’agit d’écrire un article sur la la crise de la dette, c’est très compréhensible. Mais il est possible de s’exercer avec des sujets plus accessibles: portraits des habitants de son immeuble, blog sur une série télévisée, live-tweets de matchs de foot, carnet de voyage sur une page Facebook, comparaison du prix d’une baguette de pain dans différents endroits géolocalisés sur une Google Map, photos de tous ses déjeuners, etc.
Exercice
Ouvrir un Tumblr, monter un blog, une chaîne sur YouTube ou Dailymotion, un compte Instagram, bref, un endroit où publier. Avant d’y déposer le premier contenu, déterminer la ligne éditoriale de cette publication: de quel sujet parler? Sur quel ton? A quelle fréquence? Et avec quel format (vidéo, photo, article, brève, citation, tweet)?
Résultat attendu
Trouver un “créneau” éditorial, s’y tenir, comprendre les impératifs d’une publication régulière et la responsabilité que cela suppose.
2. Questionner
Un bon journaliste n’a pas peur de poser des questions, y compris celles que personne n’ose formuler par peur du ridicule. Pour s’entraîner, n’importe qui peut servir de cobaye: les proches, un voisin dans le train, le marchand de légumes… L’idée n’est pas de tenir une conversation, mais de réussir à s’effacer derrière ses questions pour laisser l’interlocuteur raconter un élément susceptible d’intéresser le plus grand nombre.
Exercice
En regardant/écoutant une émission télé/radio avec un invité, se demander quelle serait la première question qu’on poserait à cet invité si on était à la place du journaliste qui l’interviewe. Si l’interlocuteur répond à côté, ou ne répond pas, ou pratique la langue de bois, réfléchir à comment la question pourrait être reformulée pour obtenir une meilleure réponse.
Résultat attendu
Comprendre quelle interrogation – et quelle formulation d’interrogation – mène à des réponses bateaux ou des réponses telles que Oui/Non, sans plus de discussion.
3. Aiguiser son regard
Il est indispensable de lire/écouter/regarder tous les jours les productions journalistiques des professionnels, sur quelque média que ce soit. Connaître l’actualité, c’est nécessaire, mais il convient de, peu à peu, développer un oeil professionnel sur la production de ses futurs collègues.
Exercice
Lire un article dans un journal ou un site d’infos et essayer de répondre aux questions suivantes: quelle est l’information principale de l’article? Combien de sources sont citées? Certaines d’entre elles sont-elles anonymes? Pourquoi? Est-ce qu’il y a, sur le même sujet, un traitement différent dans un autre journal paru le même jour?
Idem pour le reportage d’un journal télévisé: quelle est l’information? Combien de séquences contient le reportage? Combien de personnes ont été interrogées? Où se trouve la caméra?
Résultat attendu
Savoir pourquoi le sujet que l’on vient de voir/lire est bon ou mauvais en étant capable d’argumenter à partir d’une grille de critères crédible.
4. Tester des services en ligne
La technique doit aider les étudiants en journalisme, et non les paralyser. Applications, logiciels, services en ligne sont amenés à devenir des quasi collègues. Autant se constituer dès à présent une besace remplie d’outils simples pour faciliter la recherche, la consommation et la production d’informations.
Exercice
Tester différents outils pour “gérer” le flux de l’actualité en temps réel: Tweetdeck , Google Reader, Netvibes, Flux d’actu, News.me, Flipboard, etc. Et essayer de personnaliser les paramètres de chacun de ces outils pour l’adapter à sa consommation d’actualité personnelle.
Résultat attendu
Se familiariser avec l’interface de ces outils et rendre plus rapide la lecture des informations provenant de multiples sources en temps réel. Bref, devenir un “early adopter”, détaille le Nieman Lab.
5. Titrer
Un bon titre, c’est donner toutes les chances à une information d’exister et d’être lue. De phrases de type sujet/verbe/complément aux jeux de mots en passant par des citations, les possibilités de titres sont presque infinies. S’exercer à en imaginer des percutants est un exercice intellectuel qui mérite d’y passer quelque temps.
Exercice
Faire sa revue de presse en postant sur Twitter ou sur Facebook une sélection des meilleures informations du jour, en rédigeant, avant chaque lien, un autre titre que celui qui est affiché, si possible encore mieux…
Résultat attendu
S’initier aux rudiments de l’édition en ligne et à l’art de la titraille.
6. Pitcher
Non seulement il faut apprendre à regarder autour de soi, dans la rue et sur le réseau, pour y déceler d’éventuels sujets à traiter, mais il faut aussi réfléchir à comment “pitcher” le sujet devant d’autres, exercice obligé des conférences de rédaction. Objectif: obtenir que le ou les rédacteurs en chef d’une future publication valide le sujet et ait envie de le lire tout de suite.
Exercice
Trouver tous les jours un sujet potentiel et être capable de formuler en une phrase claire et concise, à l’oral ou l’écrit, quel serait ce sujet. Celui-ci doit être faisable dans des conditions normales – en vue d’un sujet sur la présidentielle américaine, pitcher “ce que Barack Obama pense vraiment de Mitt Romney” est certes vendeur mais nécessiterait une interview de l’actuel président des Etats-Unis… Peu probable. Une bonne phrase de pitch peut aussi être le titre de l’article à venir.
Résultat attendu
Eclaircir ses idées et savoir les “vendre” en vue d’une publication ultérieure.
7. Faire attention…
A ce que l’on veut dire AVANT de le publier. La faute de carre – diffamation, insulte, publication d’une fausse information – est très vite arrivée en ligne et est considérée comme une faute professionnelle grave, même pour un étudiant. En outre, elle reste gravée dans les méandres du Web, dont la mémoire est infinie, et souille l’empreinte numérique de son auteur et de celui qui le relaie.
Exercice
Lire la charte d’une rédaction comme Reuters, celle de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, en vigueur depuis la rentrée 2010, et prendre conscience des risques soulevés par l’usage des réseaux sociaux dans les médias.
Résultat attendu
8. Se déconnecter
Au moins un peu, et c’était une tendance très présente lors de la conférence DLD Women, à Munich, en juillet. Face à l’hyper connectivité, au flux incessant d’infos, le nouveau pouvoir pourrait être à ceux qui défendent le droit de se mettre “hors du réseau” le temps d’une pause.
Pas d’exercice
Résultat attendu
Recharger les batteries.
Très bon été à tous! Et n’hésitez pas à partager ce WIP sur Facebook et Twitter.
Alice Antheaume
lire le billetC’est la rentrée à l’Ecole de journalisme de Sciences Po. Après Jay Rosen, l’année dernière, Bill Nichols, le directeur de la rédaction de Politico, a donné ce jeudi 1er septembre sa leçon inaugurale sur le journalisme politique, version américaine. En évoquant l’expérience de ce site, Politico.com, “qui a un journal, et non l’inverse”, il a listé sept principes, en guise de conseils aux étudiants en journalisme. Les voici.
1. Ne publier que des sujets intéressants
Ce premier principe peut paraître évident, et pourtant, assure Bill Nichols, “des articles inintéressants, les journaux américains en publient depuis des décennies, estimant que s’ils les écrivent, c’est que, bien sûr, leurs lecteurs vont les lire”. Sauf que… non. Le directeur de la rédaction de Politico insiste: “si vous ne donnez pas une bonne raison à vos lecteurs de vous lire, ils ne vous liront pas, et vous êtes morts”.
2. Ne permettre aucune division dans la rédaction
Bill Nichols n’en revient pas qu’en France, les journalistes d’un même titre soient le plus souvent répartis dans des rédactions différentes en fonction de leur support, avec d’un côté, le Web, et de l’autre, le journal papier. A Politico, “il n’y a pas – et il ne peut pas y avoir – une personne pour le Web, et une autre personne pour l’imprimé. Une seule personne fait les deux”. L’avantage, avance-t-il, c’est que l'”on se concentre tous sur le fait de faire du bon journalisme”, sans guerre de tranchées entre journalistes à l’ancienne et nouveaux geeks.
3. Ouvrir les portes
“La transparence a du bon”, reprend Bill Nichols qui se souvient de ce qu’il détestait tant dans les médias traditionnels: “the voice of God tone” – disons, en VF, “le ton de Dieu de père” avec lequel les journalistes, se sentant investis de cette mission “supérieure” d’informer le peuple, s’adressent parfois à leur lectorat. Avec le Web, cette façon de sélectionner les informations et de les diffuser du “haut vers le bas” a rendu “cette vision des choses impossible”, tranche Bill Nichols, et cette pratique journalistique aussi. “Tout le monde a le droit de savoir comment on prend nos décisions éditoriales, à Politico, et comment on couvre tel ou tel sujet, et… pourquoi on se trompe parfois”.
La transparence, erreurs comprises, donc. De fait, Bill Nichols le reconnaît: sa rédaction a écrit des centaines de fois “nous sommes désolés” lorsque de fausses informations ont été publiées. La première erreur de Politico? C’était en 2007, seulement deux mois après que le site a été lancé, en janvier 2007. Politico avait alors annoncé que John Edwards ne serait plus candidat à la primaire démocrate, en vue de la présidentielle, à cause du cancer de sa femme. Information reprise par d’autres médias avant d’être démentie. L’auteur de l’article, Ben Smith, s’est fendu d’un billet pour présenter ses excuses. En vivant cette expérience, Bill Nichols a d’abord cru défaillir, avant de comprendre qu’il ne fallait écrire que ce que l’on sait, sans prétendre faire un article définitif, et compléter l’information au fur et à mesure.
4. Développer du journalisme de niche
Le plus difficile, estime Bill Nichols, c’est de “réussir avec un site d’infos généralistes”. Pour lui, le secret réside dans le journalisme de niche. “Vous devez convaincre vos lecteurs que vous allez leur offrir quelque chose qu’ils ne peuvent pas lire ailleurs” – or ils peuvent lire beaucoup ailleurs. Il vaut mieux couvrir en profondeur quelques domaines, assure le directeur de la rédaction de Politico, plutôt que de multiplier les sujets sans être spécialiste. “Sur nos sujets (La Maison Blanche, le Congrès américain, la politique à Washington DC), on peut vraiment rentrer dans les détails, et on offre aux lecteurs qui s’intéressent à ces sujets tout ce qu’ils veulent savoir”.
Cette ligne éditoriale ne va pas sans quelques frustrations. “En réalité, l’affaire Dominique Strauss-Khan ou l’ouragan Irène ne sont pas tout à fait au coeur de ce que Politico traite”. Et Bill Nichols de rappeler ce qu’il avait raconté en février lors d’un précédent WIP: au moment de la mort de Michael Jackson, c’est dur, pour un journaliste, de se dire que ce sujet ne sera pas couvert sur le média pour lequel il travaille. N’y tenant plus, Politico a finalement publié un diaporama du chanteur posant aux côtés de personnalités politiques américaines. Façon de ré-angler cette nouvelle vers la politique, comme le veut l’ADN de Politico.
5. Ne pas oublier la vitesse
Le temps réel n’est pas un mythe. Armés de leurs smartphones, les consommateurs d’informations veulent qu’on leur “dise maintenant/tout de suite ce qu’ils doivent savoir”. A ceux qui se demandent si l’instantanéité est une bonne ou mauvaise chose pour le journalisme, Bill Nichols refuse de répondre. Pour lui, ce n’est pas la question. “Le temps réel, c’est la réalité de ce qui arrive au journalisme, et qui doit pousser les journalistes à changer leurs usages”.
6. Utiliser les vieilles compétences journalistiques
Parmi les fondamentaux du journalisme, Bill Nichols tient à l’obligation d’objectivité. Selon le patron de la rédaction de Politico, c’est une évidence: oui, un article doit rendre compte des deux parties d’une histoire, sans privilégier l’une sur l’autre. De même, les journalistes ne doivent pas exprimer leurs préférences dans leurs écrits. Enfin, il faut faire la différence entre une opinion et un fait. Néanmoins, un article qui serait une succession de “il dit…”, puis “elle dit…” serait trop limité. C’est alors que Bill Nichols évoque le concept d'”objectivité 2.0″. Comprendre: une façon de raconter les faits qui soit juste, sans jugement de valeur, mais qui permette au lecteur de se faire une opinion dans l’univers de surabondance d’informations disponibles sur le Web.
7. Faire du reportage
L’agrégation, qui permet d’être connecté aux plates-formes, de faire du lien sur le réseau, d’entrer dans les conversations, et de sélectionner les histoires les plus pertinentes publiées par d’autres, c’est bien. Mais, selon Bill Nichols, cela ne saurait remplacer le reportage. “C’est ce que le journalisme oublie parfois.”
AA
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