14 juin 1990: le premier contenu signé Bloomberg est publié. «C’était quatre ans avant que Netscape ne fournisse Internet au monde, marquant le début de la fin des journaux comme principale façon de s’informer. Nous ne le savions pas au moment de commencer», se souvient Matthew Winkler, co-fondateur de Bloomberg News avec Michael Bloomberg, le maire de la ville de New York. «Ce que nous savions, c’est que ceux qui travaillent sur les marchés, dans la finance, les affaires, l’énergie et autres avaient besoin d’être informés en temps réel».
Invité à donner la leçon inaugurale de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, lundi 2 septembre 2013, Matthew Winkler détaille les fondamentaux de Bloomberg, à savoir la règle des 5F (first, fastest, factual, final, future) et les dix principes exposés dans The Bloomberg Way: a guide for reporters and editors (éditions Wiley), la Bible des journalistes de cette maison, un manuel de 376 pages qui «oblige les journalistes à être les agents de leurs lecteurs, et non les agents de leurs sources».
>> Voir la vidéo “pour réussir dans le journalisme” filmée à Sciences Po avec Matthew Winkler >>
1. Ce n’est pas de l’information si ce n’est pas vrai.
Notre métier, est-il rappelé dans The Bloomberg Way, c’est de publier des faits, et non des rumeurs. Spécificité de Bloomberg, «nous couvrons la spéculation, qui infléchit ce que les traders et les investisseurs achètent ou vendent. La spéculation n’est pas une rumeur. Nous savons si un prix baisse ou monte, c’est un fait. La raison de la fluctuation de ce prix – motivation des traders – peut être vraie ou fausse. La conséquence, qui est d’acheter ou vendre, est factuelle.» Au quotidien, un journaliste doit vérifier chacun des éléments suivants avant publication: noms des personnes, leurs dates de naissance, leurs fonctions, leurs descriptions physiques, les noms des sociétés, les lieux, la description de ces lieux, les chiffres (dates, statistiques, pourcentages, etc.) ainsi que les anecdotes rapportées. Cela sous-entend être capable de dire d’où tel ou tel fait sort et avoir la preuve qu’il est juste.
2. L’information n’est pas une denrée de base.
Les anecdotes prouvant que le journaliste était sur place, que personne d’autre n’a vues et ne serait susceptible de raconter, sont la preuve de la justesse de l’information et garantissent l’originalité de la couverture journalistique. «Nous avons l’obligation de donner autant de détails possibles sur ce qui a été dit ou fait», édicte The Bloomberg Way. Cela sous-entend fournir aux lecteurs des documents, des liens vers des contenus complémentaires, des citations, des données, des vidéos, sons et photos, et des graphiques…
3. Nous sommes définis par les mots que nous utilisons.
Précision et brièveté obligatoires. Mieux vaut préférer les mots courts aux mots longs, les mots communs aux mots à la mode, les mots concrets plutôt que les mots abstraits. Mieux vaut aussi utiliser la voix active plutôt que passive, et couper en deux une phrase qui nécessiterait, à la lecture, de reprendre sa respiration avant d’atteindre le point final.
4. Montrer plutôt que dire.
L’assemblage de faits et d’anecdotes suffit à prouver au lecteur que ce qu’il lit est vrai. Selon le manuel de Bloomberg, les journalistes doivent éviter à tout prix les adjectifs et adverbes, biaisés et vagues, au profit de verbes, de noms et de chiffres bien choisis. Quand on écrit des «grosses ventes», que signifie «grosses»? Est-ce une augmentation des ventes de 20%? 50%? 75%? Puisque le lecteur ne peut le savoir, un bon journaliste évite donc l’emploi de «grosses» et met le pourcentage requis à la place.
>> L’Ecole de journalisme de Sciences Po lance une mention journalisme économique >>
5. L’information est surprenante – ou n’est pas.
Selon The Bloomberg Way, un papier doit contenir a minima l’information qu’il entend délivrer, et expliquer dès les premières lignes pourquoi elle sort aujourd’hui, pourquoi c’est important, et qu’est-ce que cela a de nouveau et de surprenant par rapport au contexte. Bref, répondre à la question suivante: «que savons-nous aujourd’hui que nous ignorions hier?».
6. Les personnes font l’information.
La règle est connue, et est sans doute encore plus vraie lorsqu’il s’agit de couvrir l’actualité financière et économique, volontiers impersonnelle. Il faut veiller à incarner l’information, à la personnifier, c’est-à-dire mentionner des personnes clés, et notamment les acteurs et les victimes. «Plus les noms de ces personnes sont connus, plus l’audience sera grande».
7. Non «fait maison», et alors?
Pas question, à Bloomberg, de faire l’impasse sur une information sous prétexte qu’elle a été sortie par une rédaction concurrente. Si cela survient, The Bloomberg Way prescrit à ses journalistes de 1. donner tout de suite la dite information (et sa source) et 2. avoir de nouvelles éclairages et développements sur cette histoire. Dans le même esprit, les journalistes sont priés de trouver des liens pertinents pour enrichir leurs sujets. Il ne s’agit pas là d’insérer un lien vers le site de la société dont ils parlent sur le nom de celle-ci, ce qui serait pris pour de la publicité, mais de proposer des contenus complémentaires et susceptibles d’intéresser le lecteur.
8. Suivre le sens de l’argent.
«Suivez le sens de l’argent et vous comprendrez la politique», est-il écrit dans ce manuel, qui estime que la même approche peut être observée pour couvrir les catastrophes naturelles et les guerres. Combien cela coûte de détruire? Combien cela coûte de reconstruire? Comprendre le rôle de l’argent, sous toutes ses formes, permet d’y voir plus clair sur tous les sujets, financiers, économiques, politiques, et sociaux.
9. Des histoires pour tous et toutes.
Les clients de Bloomberg s’y connaissent en économie et en finance, mais la plupart des lecteurs ont un niveau de connaissances moindre en la matière. Or un journaliste de Bloomberg doit s’adresser tout autant aux traders qu’à ceux qui consultent le site, les vidéos de Bloomberg TV, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient. A lui de savoir écrire simplement.
10. Plus il y a de préparation, plus la chance nous sourira.
«Vous voulez avoir un scoop? Préparez-vous». Cela ne tombe pas du ciel. La collecte permanente de détails sur les sociétés et les décideurs économiques est essentielle car «la connaissance, c’est le pouvoir», peut-on lire dans The Bloomberg Way. Pour ce faire, les journalistes sont encouragés à dresser des listes en fonction du domaine qu’ils couvrent: les 10 sociétés les plus importantes du secteur industriel, les 10 sociétés qui sont les plus profitables, les 10 sociétés qui sont les plus endettées, les 10 acteurs clés du secteur de l’énergie (et pourquoi), les 10 experts de l’éducation, etc. Une fois ces listes effectuées, charge au journaliste de rendre visite à ces personnalités pour discuter avec elles. Un bon journaliste, reprend The Bloomberg Way, a lu tout ce qui avait été écrit sur son sujet avant de partir en reportage: rapports, expertises, audits, articles, comptes financiers, etc. Plus le journaliste engrange de connaissances, plus il peut poser des questions qui ont du sens. La rançon pour trouver un scoop dans une botte de foin.
Parmi les autres conseils trouvés dans The Bloomberg Way, en voici quelques uns:
– travailler de longues heures sans faire de pause n’est pas une vertu. Le risque est de ne plus avoir l’esprit assez frais pour repérer les bonnes informations. «Même s’il est rare de voir des gens l’emporter sans effort ni peine, il est tout aussi rare de voir des gens faire de leur mieux en étant fatigué.»
– un bon reporter ne considère pas un «non» comme une réponse.
– «les meilleurs journalistes n’ont pas besoin d’être supervisés. Ils n’attendent pas qu’on leur dise quoi faire. Ils savent quoi faire.»
>> Les commandements d’Alan Rusbridger, le rédacteur en chef du Guardian, invité de l’Ecole de journalisme de Sciences Po l’année dernière >>
Bonne rentrée!
Alice Antheaume
lire le billetCrédit: AA
Peut-on faire payer les contenus des sites d’informations? Vrai serpent de mer, cette question a été posée des milliards des fois. Et pour cause: elle n’a pas reçu de réponse claire. Ou alors une réponse – oui, tout doit être gratuit en ligne, sauf les informations très spécialisées à destination de professionnels – qui ne satisfait pas les éditeurs. Résultat, aucune conférence sur les médias ne se tient sans échapper à cette discussion. Et le Changing Media Summit, le colloque organisé par le Guardian, les 23 et 24 mars à Londres, ne déroge pas à la règle. Plusieurs interventions et tables rondes y étaient consacrées.
>> Lire aussi: Pourquoi le journalisme continue à muter en 2011? >>
Alors que le New York Times vient de lancer un mur payant «incroyablement complexe», selon les mots d’un journaliste de la BBC, que le rapport annuel du Pew Research annonce qu’aux Etats Unis, seul 1% des utilisateurs paient pour accéder des informations en ligne, et qu’Associated Press serait en train de regarder de près le système de paiement «One Pass» de Google, qu’en pensent les intervenants de la conférence londonienne? Eléments de réflexion.
Rob Grimshaw, Financial Times
«Avoir un mur payant ou pas, ce n’est plus un débat pour le Financial Times. Car la discussion a été tranchée: notre paywall marche. Il marche même très bien. Nous avons 210.000 inscrits payants en ligne, ce qui représente la moitié de notre circulation payante. De plus, près de 15% de nos utilisateurs souscrivent leur abonnement au FT.com via leur mobile. Alors pourquoi aurions-nous encore un débat sur les paywalls? Non, en revanche, ce qui nous occupe au Financial Times, c’est le mobile. Comment faire grandir notre audience sur ce support? D’après les chiffres dont nous disposons, 90% des internautes britanniques accèdent déjà au Web par le mobile et 45% de nos lecteurs accèdent à des contenus du FT via leur téléphone.»
Alan Rusbridger, The Guardian
«Le modèle du Financial Times ne peut pas marcher pour le Telegraph ou le Guardian. Quel type de journalisme peut susciter l’achat? Je ne sais pas. Pour l’instant, je ne suis pas sûr d’avoir vu des preuves que l’on peut faire payer pour des informations généralistes. Si le New York Times réussit son expérience de mur payant, je regarderais de plus près. Mais encore faudrait-il que les médias soient transparents sur leurs chiffres, afin que l’on puisse tirer les leçons de leurs expériences. Actuellement, sur le site du Guardian, 4 millions de personnes viennent chaque jour cliquer sur des contenus… gratuits.»
Arianna Huffington, Huffington Post
«Y aura-t-il un jour un mur payant sur le Huffington Post? A priori non, même si nous sommes tous dans une phase d’expérimentation. Je vois que le New York Times a finalement lancé son mur payant avec une très grande hésitation, en le testant d’abord au… Canada, c’est dire. Au fond, ils ne misent pas vraiment sur ce mur payant, ce que je comprends, car il paraît très difficile de le faire sur les informations générales et les opinions.»
Christian Hernandez, Facebook
«Pour les contenus, il faut distinguer les denrées de base, les informations généralistes, et celles qui ont de la valeur, le journalisme. Les murs payants n’ont de sens que pour les contenus qui ont du sens. De la valeur, si vous préférez.»
Paul Bascobert, Bloomberg Business Week
«Il n’y a pas de modèle valable à part celui qui permet de découvrir ce qui a de la valeur pour l’éditeur et le client. Oui, nous ferons un jour payer nos contenus en ligne. Quand? Dans le futur…»
Stevie Spring, Future
«Je déplore la naïveté des éditeurs qui assènent que ce contenu coûte tant, donc maintenant, chers lecteurs, il faut payer. Entre la “capacité” à payer, et l’acte de payer, il y a une grosse différence. La plupart du temps, les gens estiment qu’une fois qu’ils ont payé leur fournisseur d’accès à Internet, c’est bon, ils peuvent naviguer tranquillement sur leur navigateur et sur leur mobile, et consommer ce qui leur plaît.»
Paul Hayes, News International
«Le plus intéressant, en ce moment, c’est de voir comment les éditeurs évaluent la valeur de leur contenu. Par exemple, sur l’application iPhone du Guardian, on peut estimer qu’un contenu vaut un penny (10 centimes d’euros, ndlr). En réalité, cela coûte beaucoup plus cher que cela à produire. Les éditeurs ont passé trop de temps à se plaindre. Ils ont d’abord dit que Google leur volait leurs contenus, et maintenant, ils regrettent qu’Apple leur pique leurs revenus. Pendant ce temps, Facebook, Google, et Apple construisent la suite.»
Au final, lors de ces deux jours au Changing Media Summit, le mot «valeur» était sur toutes les lèvres. Mais de quelle valeur parle-t-on? La prix que coûte la production d’un article? Sa valeur journalistique aux yeux d’un directeur de la rédaction? La valeur que lui donne les internautes? Nul ne le sait tout à fait. Une chose est sûre, et c’est ce qu’annonçait l’état des lieux annuel sur les médias américains, Apple, Google et Facebook se sont assis autour de la table, et ont d’ores et déjà installé leurs péages. En un clic.
Alice Antheaume
lire le billetComment Bill Keller, le rédacteur en chef du New York Times, compte faire payer des contenus en ligne dès janvier (Venture Beat)
Les 200 moments qui ont transformé le journalisme? A voir sur ce graphique (Poynter)
Coup de colère à Bloomberg: le rédacteur en chef juge les tweets de certains de ses journalistes trop “éditorialisants” et compromettants pour l’intégrité du titre (The Biz Blog, un blog de Forbes)
A New York, les grands médias sont des attractions touristiques. L’exemple le plus abouti en la matière concerne le groupe audiovisuel NBC. En plein centre de New York, à quelques mètres de la célèbre patinoire de la place Rockfeller, se trouve une boutique appelée «NBC Experience Store». A l’intérieur, c’est un supermarché d’objets à la gloire des héros des séries qui font ou ont fait le succès de la chaîne américaine NBC. Tasses à l’effigie du Dr House, des tee-shirts aux couleurs des personnages de Friends, cirés jaunes avec le logo de The Weather Channel, autre chaîne du groupe, ou encore le café MSNBC, la chaîne câblée de NBC.
Clubs de foot et médias, même combat
En clair, NBC a la même stratégie commerciale que les clubs de foot français du PSG et de l’OM, lesquels ont, pour rappel, ouvert des magasins à la façade clinquante sur les Champs-Elysées, à Paris.
Mais ce n’est pas tout. NBC propose aussi aux touristes une visite de ses studios. Notamment ceux qui servent à tourner les émissions Saturday Night Live et The Today show. A condition que les visiteurs ne décident pas d’y aller aux heures où les dites émissions sont tournées. «N’oubliez pas que la visibilité des studios n’est pas garantie, indique la brochure. Vous ne pourrez voir que les studios qui ne sont pas utilisés au moment où vous ferez le NBC studio tour».
Coût de la visite: 19,25 dollars (14,25 euros). Pour ce prix, NBC a aussi pensé à mettre en place des activités incroyablement profitables. Par exemple, donner aux visiteurs la possibilité d’être les M. ou Mme Météo pendant quelques secondes, ou de lire les titres pour les infos devant une caméra. Les séquences ne sont évidemment pas diffusées. Plus gadget encore, les touristes peuvent se faire photographier en glissant leur tête à la place de celle des personnages de la série Heroes.
Que penser de cette stratégie de produits dérivés? Est-ce inquiétant? Certainement pas pour NBC, qui organise son «NBC studio tour» depuis… 1933. Ni pour les autres médias américains. «L’année dernière (pire moment de la crise pour les journaux américains, ndlr), on a réfléchi à de nouvelles idées, m’a confié un journaliste du New York Times. J’ai proposé qu’on fasse payer la visite de la rédaction. Mais l’idée n’a pas été retenue…» De fait, si les étages de la rédaction ne sont accessibles qu’aux salariés du quotidien ou aux invités, le hall de l’immeuble du New York Times est, lui, visible gratuitement.
S’y trouve d’ailleurs une installation artistique, «Moveable type», créée en 2007 par Ben Rubin et Mark Hansen, qui indexe des «dizaines de millions de mots qui ont été publiées dans le quotidien depuis sa création, en 1851, et qui continuent d’apparaître sur le site Web». Sur les dizaines d’écrans accrochés au mur défilent ainsi des citations, des commentaires d’internautes, des chiffres, des nécrologies, des extraits de lettres envoyées aux éditeurs, etc. En outre, les visiteurs de l’entrée trouveront un livret en beau papier cartonné sur l’architecture du New York Times building, élaborée par Renzo Piano.
Le cas Bloomberg, à part
Pour faire sa promotion, Bloomberg fait plus simple. Pas de visite organisée pour le grand public, mais des cartes postales imprimées à la gloire de leur savoir-faire. «Fast is as slow as we go», est-il écrit sur celle-ci. Ou «we’re not some start-up with exciting ideas, we’re Bloomberg with exciting ideas», sur celle-là. Des slogans sans fioriture qui martèlent l’idée que Bloomberg ne joue pas dans la même cour que les autres médias. Les cartes postales, elles, sont gratuites.
Aimeriez-vous visiter les rédactions françaises au cours d’un voyage touristique? Qu’en pensez-vous?
AA
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