“Je ne suis pas un reporter de guerre. Je suis un reporter dans la guerre”, indique Vincent Hugeux, grand reporter à L’Express, invité de l’Ecole de journalisme de Sciences Po pour une master class le mercredi 9 septembre sur le reportage en terrain hostile. Sans évoquer les blessures psychiques ni la façon dont, peu à peu, on se “blinde” face aux images d’horreur, voici son “kit de survie” en 11 points pour les premiers pas.
Le reportage se joue en très grande partie avant de partir. “Tout se joue en amont”, insiste Vincent Hugeux, “il faut savoir ou l’on met les pieds” avant d’y mettre les pieds. Cela signifie se documenter au préalable, lire toutes les études, articles et livres possibles, solliciter des avis d’experts, des diplomates, et enfin des confrères partis sur la zone récemment. Autre nécessité: trouver un fixeur, “la meilleure des assurances vie”.
L’autre écueil est le “supposé connu”, continue le reporter. Même après des dizaines de séjours sur le même terrain, il ne faut rien tenir pour acquis. Car le chemin protégé d’hier entre un point A et un point B est apeut-être devenu un coupe-gorge aujourd’hui. De même que l’interlocuteur autrefois fiable peut avoir retourné sa veste.
Cela va avec les deux premiers points. Or c’est d’autant plus difficile aujourd’hui qu’il “n’y a plus de guerre conventionnelle” : les ressorts ethniques, communautaires, géographiques et économiques se sont complexifiés.
Avec 71 journalistes tués en 2014, “il n’y a plus de respect pour les emblèmes, que ce soit La Croix rouge, Médecins du monde ou la presse”. En clair, “vous devenez une cible en tant que journaliste et en tant qu’humanitaire”, avertit Vincent Hugeux. Conséquence, il faut veiller à utiliser les réseaux sociaux à bon escient. C’est-à-dire pas pour signaler sa position à n’importe qui en se géolocalisant, mais en y trouvant des contacts, des informations, des interlocuteurs intéressants.
“Méfiez-vous de l’effet de groupe”, harangue le journaliste de L’Express. Dès qu’il y a plusieurs reporters sur la même zone, apparaissent des comportements “bravaches et puérils” avec des journalistes, ragaillardis par la présence de leurs confrères, qui en viennent à estimer que le port du casque n’est pas nécessaire, note Vincent Hugeux. Un comportement suicidaire.
Ceux qui disent qu’ils n’ont “peur de rien” ne sont pas de bons reporters, car “la trouille peut être une alliée” lorsqu’il s’agit de repérer les dangers. En 2010, déjà, Michael Kamber, photoreporter américain, l’avait dit aux élèves de l’Ecole de journalisme de Sciences Po: “quand on n’a plus peur, on prend trop de risques”.
Vincent Hugeux fuie comme la peste les confrères qui se vantent en disant “le journalisme est toute ma vie”. L’exaltation peut conduire au péril. “C’est parfois grisant mais il faut garder l’envie de rester entier. Et avoir le même plaisir à partir qu’à rentrer”. En outre, “on écrit de meilleurs papiers quand on veut rentrer”…
Il faut veiller à “informer de sa position et de chacun de ses mouvements” un diplomate, les services de l’ambassade, un rédacteur en chef basé à Paris.
Si, comme me l’a raconté Alfred De Montesquiou, grand reporter à Paris Match, des chartes très précises existent à Associated Press pour encadrer les déplacements des reporters de guerre, Vincent Hugeux a construit son propre système de protection en donnant son itinéraire à l’un de ses rédacteurs en chef, qui sait que, s’il n’a pas de nouvelles à telle ou telle heure, fixée à l’avance, il doit alerter les autorités françaises.
Un système difficile à établir quand le reporter est pigiste. “La précarisation du métier pousse à prendre des risques inconsidérés dans des endroits inhospitaliers” pour satisfaire “la veulerie des rédactions”, regrette Vincent Hugeux, qui connaît sa chance. “En tant que salarié, j’ai le pouvoir de dire non, je n’y vais pas. En tant que pigiste, ce n’est pas possible”. Et ce, alors même que les rédactions ne sont pas sûres de prendre le sujet du pigiste. Ils lui disent “vas-y coco, et on verra bien ce que tu nous ramènes. En fonction, on te dira si cela nous intéresse ou non”. Cela dit, “si la vie n’a pas de prix, la sécurité a un coût incompressible, qui peut “peser lourd au moment de la décision éditoriale de laisser quelqu’un partir”.
Cela coûte très cher mais c’est indispensable pour partir dans des contrées difficiles, que ce soit pour quelques jours ou pour des semaines. Reporters sans frontières en propose, selon deux formules disponibles ici.
Gilet pare-balles ou casque? “Dans mon bureau, j’ai tout un attirail composé d’un gilet de sauvetage, d’une moustiquaire, d’une tente, d’un casque et d’un gilet pare balles”, raconte Vincent Hugeux qui assure s’être servi de chacun des éléments au cours de sa carrière. Le casque à Grozny, en Tchétchénie, que les forces russes écrasaient sous les bombes, n’est pas “une coquetterie superflue”. Le gilet de sauvetage pour atteindre Misrata, en Libye, inaccessible par la route, non plus. D’autant que les militaires n’acceptent parfois de “vous emmener que si vous êtes équipé”.
Problème de cet équipement: il instaure un rapport déséquilibré voire “parasitaire” avec les interlocuteurs, lesquels ne sont, eux, pas équipés.
Plus que l’équipement, la sécurité rapprochée est une “figure de style pesante qui peut être imposée”, par exemple en Algérie, où l’on invoque “l’impératif de votre propre sécurité”, se souvient Vincent Hugeux, “alors qu’on se sent plus en sécurité seul qu’accompagné”. Là encore, la présence de ces “protecteurs”, souvent des anciens des forces spéciales, “perturbe complètement la sincérité de l’échange” avec ceux que l’on interviewe. Mais c’est une condition parfois nécessaire.
De même pour les reportages “embed” (embarqué, en VF). Si l’on a le choix entre pouvoir y aller seul ou suivre des troupes militaires, on prend la première option. Si on n’a pas le choix et que c’est la seule façon de se rendre sur une zone, on regarde, tout en sachant qu’être “embed” signifie adhérer aux règles de l’armée, à leurs sorties, leur itinéraire, etc. Pour l’Irak, en 2003, le reportage “embed” était la seule solution. Mais cela veut dire rester cloîtré dans la zone verte, un quartier fortifié où se trouvent gouvernement provisoire irakien et ambassades. “C’est comme si j’étais moi-même prisonnier de la guerre”, se souvient le photographe américain Michael Kamber. “Je ne sortais que lorsque l’armée l’a décidé, dans un véhicule blindé”. Sans liberté de mouvement. Mais pas sans liberté de penser.
Au moment de passer à l’écriture, il y a deux règles d’or à respecter.
1. Ne surtout pas devenir le sujet de son sujet. “Le reportage doit être une ascèce, et non un métier altruiste pratiqué par des égocentriques”, lâche Vincent Hugeux.
2. Faire sobre en racontant “les creux” de la guerre et non “le boum boum”. Certaines scènes sont insupportables, à vivre et à lire. Il n’est pas question de les adoucir, mais de veiller à ce que le lecteur puisse aller jusqu’au bout sans haut le coeur.
Alice Antheaume
lire le billetTélévision du futur, programmes olfactifs, replay basé sur des émotions, robots lisant des informations, vidéos compilées en 5 secondes… A la conférence Le Web, organisée à Paris du 9 au 11 décembre 2014, France TV (*) a sorti le grand jeu avec un stand-atelier dédié aux innovations numériques, histoire de prouver que le paquebot “est là où on ne l’attend pas” et “est capable de réfléchir à l’avenir, à la croisée de l’information et de l’intelligence artificielle”, m’explique Bernard Fontaine, directeur des technologies de l’innovation du groupe. Zoom sur quelques uns des prototypes qui pourraient avoir de l’impact sur la production de contenus journalistiques et leur diffusion.
Quoi? Il mesure 84 centimètres, pèse 3,5 kilos et porte des baskets rouges aux pieds. Ce robot, baptisé Poppy, est capable de lire à haute voix les cinq dernières informations publiées sur France TV Info, la plate-forme de live permanent de France TV fondée en 2011.
Comment cela marche? Ce robot présentateur d’informations est le fruit d’un travail de groupe. Le squelette open source de Poppy est élaboré par l’INRIA, un laboratoire de recherche numérique qu’Eric Scherer, le directeur de la prospective de France TV, surnomme le “MIT français”; le résumé des informations prises sur France TV Info et destinées à être lues est l’oeuvre de l’algorithme d’une start up appelée News’Innov; et enfin, la mise en voix passe par une autre start up, Voxygen. Une voix qui n’a rien de mécanique et qui “met le ton”.
Qu’est-ce que cela apporte au journalisme? C’est un pas de plus vers la robotisation de l’information, dont j’ai déjà parlé ici et là. “Poppy n’est pas destiné à remplacer nos journalistes”, et encore moins les présentateurs vedettes de France TV installés aux différents JT, rassure Bernard Fontaine, directeur des technologies de l’innovation du groupe. Mais il fait office de radio d’informations continu à dimension plus “humaine” qui peut par exemple intéresser un public d’enfants.
Autre élément intéressant: la voix du robot. Ce peut être la voix de David Pujadas, de Laurent Delahousse ou celle de Marie Drucker si ceux-ci enregistrent au préalable, lors d’une demi-journée dans un studio, un échantillon de 3.000 bouts de phrases dans lesquels Poppy peut ensuite puiser au moment de lire son texte.
Quoi? Sur son écran, le téléspectateur voit une vache brouter dans un pré. Aussitôt l’odeur de l’herbe fraîche vient lui titiller les narines. Car, à côté du téléviseur, une enceinte parsemée de capsules olfactives diffuse des senteurs adaptées à ce qui est diffusé, en l’occurrence des programmes de France 3.
Comment cela marche? La technologie, signée Odoravision, est comparable à celle d’une cafetière à capsules. Pour vivre l’expérience, il faut acheter la machine – ici l’enceinte olfactive -, avoir un programme télé avec lequel les odeurs peuvent être synchronisées – ici, ce sont les programmes de France 3 -, et bien sûr disposer des capsules contenant les odeurs, valables pendant un an à peu près.
Qu’est-ce que cela apporte au journalisme? “Nos programmes ont enfin une odeur”, clame la présentation. Sur le papier, c’est l’innovation la plus “gadget” présentée sur le stand de France TV. Mais elle répond à une difficulté que connaissent bien les reporters: comment raconter l’odeur sur place? Comment la mettre en images ou en mots?
Pour décrire celle du crash du vol MH17 en Ukraine à l’été 2014, Alfred de Montesquiou, grand reporter à Paris Match, a parlé de “boucherie” et d’odeur de “charogne”. Autre exemple: en 2011, en Libye, “70 corps ont été retrouvés là où l’escorte de Mouammar Kadhafi a été stoppée”. Christophe Ayad, journaliste au Monde et envoyé spécial à Syrte, commence son papier en disant que “l’odeur est insoutenable”. Au-delà de ces scènes, l’odeur des explosions de volcan, des tremblements de terre, des prisons où sont enfermés les détenus, ou même dans les fermes françaises, constituent des éléments de reportage essentiels qui permettent une immersion immédiate.
Quoi? L’utilisateur choisit un article de presse, qui sera presque aussitôt transformé en une vidéo de moins de 2 minutes intégrant clips animés, infographies, photos avec une voix off en guise de commentaire.
Comment cela marche? La technologie provient de Wibbitz, l’application israélienne fondée par Zohar Dayan et Yotam Cohen qui fait partie des “bite sized news”, c’est-à-dire les applications qui permettent de mieux digérer l’actualité via des résumés.
Qu’est-ce que cela apporte au journalisme? Non seulement les sites d’informations et applications mobiles pourraient proposer un bouton “play” sur chaque article “de sorte que les lecteurs puissent choisir entre lire l’information ou la visualiser à travers nos mini-vidéos”, espèrent les fondateurs, cités par le blog techno du Monde.fr, mais cela pourrait aussi avoir de l’impact sur la fabrication des journaux télévisés. Car un commentaire sur images prend avec Wibbitz 5 secondes à réaliser, tandis qu’un humain expérimenté a besoin de 45 minutes pour le faire. La rapidité d’exécution de Wibbitz est vertigineuse, souligne Bernard Fontaine: 10.000 vidéos peuvent être ainsi créées par jour. De quoi alimenter des journaux télévisés à toute heure du jour et de la nuit.
Quoi? Impossible de savoir aujourd’hui avec certitude quel est le nombre exact de manifestants ayant défilé pour telle ou telle cause. Il y a toujours un nombre X annoncé par les organisateurs et un nombre Y – généralement bien moindre que X – donné par la police. Le logiciel Golaem, qui a été à l’origine développé pour créer des figurants (humains ou animaux) pour des scènes de cinéma ou des publicités, peut aussi servir à comptabiliser le nombre exact de personnes agglutinées dans une manifestation ou sur un lieu donné.
Comment cela marche? Un journaliste filme Les Invalides à Paris envahis par le collectif La Manif pour tous en 2013, s’opposant au mariage homosexuel. Les images sont alors analysées avec le logiciel Golaem qui détermine ainsi si les rangs sont serrés ou lâches, le nombre de mètres carrés de l’esplanade, et parvient, via une modélisation, à obtenir le chiffre précis d’occupation des sols: “on arrive à un comptage de 165.000 personnes là où la police avançait le chiffre de 150.000 personnes et les organisateurs 1 million”, tranche Stéphane Donikian, interrogé par Méta Media.
Qu’est-ce que cela apporte au journalisme? Enfin un outil fiable dans le comptage des manifestants. Et l’arrêt de cette bataille de chiffres systématique entre la police et les manifestants.
Quoi? Un algorithme de “brain recommandation” suggère des émissions en replay adaptées à son humeur du moment.
Comment cela marche? A l’aide d’électrodes déposées sur le crâne, la start-up française Mensia Technologies capte si l’on est serein, nerveux, fatigué ou alerte. Et suggère, en étant branché sur Pluzz, la plate-forme de rattrapage des programmes de France TV, des émissions ad hoc, par exemple “Des chiffres et des lettres” en cas de sérénité.
Qu’est-ce que cela apporte au journalisme? L’appareillage (un casque doté d’électrodes) est assez contraignant mais le système, qui n’est pas encore mis en service, pousse plus loin la personnalisation de l’information. Il ne repose pas sur les goûts déclarés par l’utilisateur – contrairement à l’algorithme de Netflix – mais sur ce que l’utilisateur ne sait pas forcément diagnostiquer tout seul, à savoir son état de fatigue, son anxiété, bref tout ce que l’on a pour habitude de relativiser.
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(*) NB : Je collabore chaque semaine à l’émission Médias Le Mag diffusée sur France 5, une chaîne qui fait partie du groupe France TV.
Alice Antheaume
lire le billetLa décapitation du journaliste américain James Foley filmée dans une vidéo diffusée sur YouTube – elle a, depuis, été retirée de la plate-forme -, un corps arrimé à son siège tombé du vol MH17 de la Malaysia Airlines en Ukraine publié dans Paris Match…. Ces images de l’actualité, effroyables, témoignent de la la violence innommable des événements. Faut-il pour autant les diffuser dans les médias? Comment les journalistes qui les voient pour la première fois réagissent-ils? Parviennent-ils vraiment à “se blinder”? Quelle est leur méthode pour ce faire – si méthode il y a?
Le contexte dans lequel on voit ces images est primordial, estime Alfred de Montesquiou, reporter pour Paris Match, lauréat d’un prix Albert Londres. Quand il a sa casquette de journaliste, il se dit “armé psychologiquement”. Mais dans le costume de monsieur Tout-Le-Monde, c’est une autre histoire. “J’étais en vacances sur la plage lorsque je suis tombé par hasard sur la vidéo de James Foley, avec qui j’avais d’ailleurs passé du temps à Alep en Syrie. Cela m’a bouleversé”, me confie-t-il.
L’émotion est aussi tangible pour Jon Lee Anderson, grand reporter au New Yorker ayant couvert de nombreux conflits sur la scène internationale, en Syrie, Libye, Afghanistan, Liban, Somalie, Soudan, Angola, Mali, Liberia, Centrafrique… Invité à donner la leçon inaugurale de rentrée à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, il dit n’avoir pas regardé ces images, “d’abord pour des raisons personnelles, car je veux me souvenir de James Foley vivant et non mort, et aussi pour des raisons politiques, car cliquer sur cette vidéo chorégraphiée et présentée comme un message à l’Amérique, c’est ce que souhaitent ses bourreaux. Or je ne vais certainement pas leur donner ce plaisir”.
Loin du boulot, loin des yeux
Julien Pain, de France 24, a pris soin, parce qu’il était en congés, loin du bureau, de ne pas regarder la vidéo de cette décapitation. “J’en ai vu des dizaines de la sorte, mais si je le faisais en dehors de mon boulot, je suis sûr que cela m’impacterait. Je m’interroge d’ailleurs sur l’effet qu’elles peuvent produire sur les gens qui la regardent sur Twitter, hors de toute nécessité professionnelle.” Sur les réseaux sociaux, il y a d’ailleurs eu une levée de boucliers pour protester contre la diffusion de la vidéo montrant le journaliste américain via le hashtag #ISISMediaBlackout.
“Tuer des journalistes est devenu un sport”, reprend Jon Lee Anderson. Quand c’est arrivé en 2002 à Daniel Pearl, journaliste du Wall Street Journal, personne n’en a vu la trace en ligne car il n’existait pas encore de plates-formes de vidéo. Désormais, continue Jon Lee Anderson, il y a même des sites communautaires qui agrègent des vidéos de décapitation. “Je me suis forcé une fois à en regarder une. C’était abominable de voir quelqu’un en train de mourir me regarder en face. Cela reste pour toujours dans la mémoire”.
Examiner la vidéo pour savoir ce qu’elle contient
Mais avant de décider de diffuser ou non une image dans un média, il faut bien l’examiner. Pour tenir, au quotidien, les journalistes se raccrochent à des détails. Lorsqu’ils vérifient l’authenticité d’une vidéo, ils focalisent leur attention sur des éléments du tout, sur l’accent de la personne qui parle, sur les vêtements qu’il porte, sur le temps qu’il fait, sur la couloir du trottoir, bref sur tout ce qui peut aider à décrypter l’image. “L’acte de visionner ces images a un objectif précis et professionnel”, rassure Julien Pain.
Des photos et/ou des vidéos de pendaisons, immolations, corps décharnés, décomposés, des clichés post-attentats… Elodie Drouard, éditrice photo à France TV Info et photographe, a vu, depuis dix ans qu’elle exerce ce métier, “tout ce qui est possible en termes de barbaries”. “Les images de cadavres cireux d’enfants morts en Palestine sont devenus mon quotidien. Cela les rend presque irréels”, explique-t-elle. “Je regarde désormais ces images sans véritable émotion. Je suis consciente de la violence qu’elles dégagent mais elles ne m’affectent plus.”
Blindés
A force de travailler, les journalistes s’endurcissent, leurs yeux se cuirassent. Comment se fait ce cheminement? Eux-mêmes ne le savent pas très bien. “Je ne pense pas que l’on puisse apprendre à se blinder”, reprend Elodie Drouard. ”C’est le temps qui fait les choses. Je ne suis pas devenue insensible, bien au contraire, mais on ne peut pas faire ce métier si l’on s’évanouit devant une photo de cadavre. De même qu’un médecin ne peut s’effondrer en larmes à chaque fois qu’il doit annoncer à ses patients qu’ils ont un cancer. Cela ne le rend pas inhumain pour autant. Je pense que l’empathie s’exprime juste autrement.”
Même impression pour Alfred de Montesquiou qui pense, “sans vouloir jouer au gros dur”, que, “sur le terrain, l’information prime sur toute forme de sentiment” et que “c’est presque impossible” qu’il soit affecté par ce qu’il voit. Il peut même lui arriver de sourire aux blagues à base de “steak tartare” lancées par ses collègues pour dédramatiser après une journée passée à enjamber des morceaux de corps.
Le choc initiatique
Les journalistes interrogés pour ce WIP ne sont pas pour autant des durs à cuire. Il y a presque toujours, chez eux, une blessure initiatique. Un choc visuel qui a marqué leur rétine au fer rouge. Pour Alfred de Montesquiou, c’est la première personne qu’il a vue mourir, en reportage en Haïti, en 2005, “un petit garçon saigné à blanc” dont l’image ne l’a pas quitté depuis. Pour Elodie Drouard, ce baptême du feu concerne la guerre au Rwanda. En faisant des recherches sur des photos d’archives, elle est alors tombée sur une tête en décomposition rongée par les vers qui l’a “particulièrement choquée”. Et, dans son vocabulaire, cette locution est un euphémisme.
Où placer le curseur entre droit à l’information et respect des victimes? Comment les journalistes peuvent-ils apprécier si une photo risque de choquer le public ou non? C’est d’autant plus difficile de répondre à ces questions que “le public” est une idée très abstraite, composée d’une multitude de lecteurs qui ne sont pas blindés et qui, en outre, ont différents niveaux de sensibilités.
La difficile appréciation de la sensibilité des lecteurs
“Nous ne pouvons pas imposer aux gens de voir des photos trash, même si ces photos font partie de l’actualité”, estime Alfred de Montesquiou. Il s’est en rendu compte lorsqu’un jour, de retour de reportage en Syrie, il écrivait son article dans le salon de son domicile avec toutes les photos laissées en évidence, des photos prises dans un hôpital de campagne près de Homs montrant des enfants blessés par des bombes. “Quand ma femme est rentrée, et qu’elle a vu les clichés, elle a manqué de s’évanouir. Depuis, je range”.
Sur le terrain… Et en ligne…
Mais il lui arrive encore de faire des erreurs. Notamment lorsqu’il était en reportage en Ukraine cet été, pour enquêter sur le crash du vol MH17. Il a alors posté sur son compte Instagram le plan, dans l’herbe, (attention, le lien suivant renvoie vers la photo) d’un pied de femme aux ongles vernis, en l’accompagnant de la légende “nightmare” (cauchemar en VF). “Honnêtement, c’est le cliché le plus anodin que j’avais pris, après une journée au milieu des cadavres. Or une pluie de réactions outrées s’est abattue en ligne, c’est dire si je n’ai pas su apprécier à quel point ce qui était soft pour moi pouvait être brutal pour d’autres”.
Il y a des photos qui n’ont rien de gore et choquent néanmoins, des photos qui peuvent faire changer le cours d’une guerre, des photos de victimes en souffrance qui provoquent un afflux d’aide internationale, comme cela a été le cas lors du tremblement de terre en Haïti. Au milieu de tout cela, une grille de questions aide à déterminer s’il faut ou non tel diffuser une image.
1. Quelle est la valeur informative de cette image?
2. Est-ce que la diffuser est une décision prise indépendamment de toute pression?
3. La photo peut-elle choquer?
4. Le cadrage respecte-t-il la dignité des victimes?
Sur France TV Info, a été mis en place un système de “disclaimer” qui affiche à la place de la photo un écran noir avec un message prévenant l’internaute de la violence ou du caractère choquant de ce qu’il s’apprête à voir. “Ainsi, chacun est libre (ou pas) de cliquer”, reprend Elodie Drouard. “Je pense que c’est une bonne formule.”
Voilà de quoi protéger les lecteurs. Pour les reporters, il y a malheureusement pire que le choc des images, il y a l’angoisse créée par les sons. “On s’habitue à tout”, a écrit Alfred de Montesquiou dans son livre, “Ouma”, rédigé en 2013. “Sauf aux bombardements. Les bombardements sont inhumains. C’est la chose la plus effrayante qu’on puisse rencontrer. […] Tous mes amis journalistes tués au combat l’ont été par des bombes et non par des balles. […] On se sent comme un chiot sous un canapé, à attendre que l’orage s’en aille. […] Se battre contre l’aviation, l’artillerie, les drones et les blindés d’une armée moderne dépasse presque l’entendement.”
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Alice Antheaume
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