«Plus tard, je veux être correspondant international»

  • «Je lis Le Monde, j’écoute France Inter et regarde Le Grand Journal»
  • «Je veux devenir journaliste parce que j’aime écrire»
  • «Je veux être correspondant international»
  • «Je ne sais pas comment s’appelle ce journaliste»
  • «Je me méfie de ce que racontent les médias»

Telles sont les cinq occurrences les plus entendues lors des oraux d’admission à l’Ecole de journalisme de Sciences Po pour le recrutement de la nouvelle promotion.

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Consommation

A la question «quels sont les médias que vous lisez/écoutez/regardez/consultez?», la plupart des candidats répondent, dans l’ordre, l’édito politique de Thomas Legrand sur France Inter, puis C’est dans l’air sur France 5, puis Le Grand Journal sur Canal+, puis «Le Monde en ligne».

Parmi les quelque 110 étudiants admissibles vus lors de ces jurys, une poignée seulement dit consulter lequipe.fr70.586.309 visites en avril 2011 selon l’OJD, un seul déclare lire La Voix du Nord, et trois personnes citent Closer – c’était le jour où le magazine assurait que Carla Bruni-Sarkozy était enceinte. A part ces quelques «extravagances», les candidats, sans doute soucieux de se conformer à l’idéal d’aspirant journaliste qu’ils se sont façonnés, témoignent de consommations de médias qui se ressemblent comme des gouttes d’eau.

Côté lecture, alors que, l’année dernière, Le Quai de Ouistreham (éd. L’Olivier), de Florence Aubenas, était sur toutes les lèvres des candidats, le livre le plus cité cette année est M. le président (éd. Flammarion), de Franz Olivier Giesbert. «Parce que la connivence entre journalistes et politiques me fascine», avancent les étudiants.

Motivation

Il y a un an, déjà, je m’étais étonnée de voir autant de candidats donner les mêmes références et utiliser les mêmes arguments. La phrase que j’ai le plus souvent entendue de la part des étudiants – et c’était déjà le cas l’année dernière – est «je veux être journaliste parce que j’aime écrire» ou bien sa variante «je veux être journaliste parce que je suis curieux». Pas très original dans le cadre d’un oral dont la dynamique est celle d’un concours, pas celle d’un examen.

Car ce que cherche un jury d’une école de journalisme comme celle de Sciences Po, ce sont des candidats ayant des profils variés, des goûts et des usages qui ne soient pas tous les mêmes ET qui soient capables de les justifier – dire «j’aime/je n’aime pas» ne suffit évidemment pas à ce niveau-là. Le but est de composer une promotion avec des étudiants ou scientifiques ou littéraires ou économistes ou ingénieurs, une promotion qui va vivre comme une rédaction pendant deux ans, et dont aucun élément ne doit ressembler à un autre.

Sortez du conformisme, s’il vous plaît, tonne le rapport de jury de l’ENA (Ecole Nationale d’Administration), remarqué par le blog «Il y a une vie après le bac». «Beaucoup de candidats ne semblent pas avoir compris que dans un concours il faut “faire la différence” et non essayer d’avoir la moyenne». Idem aux oraux d’admission de journalisme de Sciences Po, pour lesquels il y a beaucoup d’appelés, peu d’élus.

Certes, il y a des critères de sélection, écrits noir sur blanc sur le site de l’Ecole de journalisme. Pourtant, non, il n’y a pas de profil idéal. Etre un bon candidat pour une école de journalisme n’est pas une question de filière, sinon une question de conciliation de compétences: excellence académique quel que soit le parcours d’origine, très bonnes connaissances de l’actualité, candidats capables de se démarquer par leur personnalité et – ce n’est pas le moindre – démontrant une compréhension du métier de journaliste et de ses évolutions. Fondamental pour être en mesure de S’ADAPTER. A toutes les situations, toutes les urgences, tous les changements économiques.

Projet professionnel

«Plus tard, je veux être correspondant international», constitue un autre des leitmotivs de ces oraux. «Où cela?», interroge le jury. «Je ne sais pas encore où, mais à l’étranger». Une réponse qui manque de précision et qui peut faire douter de la réelle appétence du candidat pour ce métier, tel qu’il se vit au 21e siècle, à l’ère des audiences de l’affaire DSK racontées en temps réel, du fact checking et des live-tweets. Faut-il le rappeler? Contrairement à ce que vit Tintin et ses «aventures», le journaliste ne fait pas de tourisme. L’important, c’est davantage l’événement et ses enjeux que le lieu.

Lorsque le jury demande, pour juger de ce goût pour la marche du monde et dépasser le lieu commun énoncé, «quel journaliste ou reportage vous a marqué ces derniers jours?», rares sont ceux qui esquissent une réponse. Le candidat ne lit-il pas assez la presse? Est-il blasé? Ou bien est-ce ringard de la part d’un jury de demander aux élèves de connaître les noms de «plumes» et autres acteurs du métier auxquels ils se destinent?

Défiance

En fait, poser la question inverse, «quel média vous énerve?», s’avère beaucoup plus productif. C’est dire si la défiance à l’égard des journalistes est toujours vivace. Selon le dernier baromètre de confiance dans les médias, les Français sont 63% à estimer que les journalistes ne sont pas indépendants des pressions des partis politiques et du pouvoir, et 58% d’un même avis en ce qui concerne les pressions financières.

Ce septicisme ne concerne pas que les titres français, mais aussi les médias internationaux, comme en témoigne, toujours lors des oraux d’admission, la réaction d’une poignée d’étudiants, en échange universitaire en Egypte au moment des révolutions arabes.

>> Le dialogue qui va suivre est une retranscription raccourcie mais réelle >>

«Vous vous trouviez au Caire en février 2011? Vous y étiez à un moment historique. Qu’avez-vous vu?
– Les médias ont été nuls. CNN n’arrêtait pas de dire que les manifestations étaient violentes, c’était n’importe quoi.
Vous êtes sûr? Il y a pourtant eu des morts. Avez-vous été dans les manifestations?
– Non.
Alors comment dire qu’il n’y a eu aucune violence? Cela n’a quand même pas été une révolution pacifique, si?
– Certes, mais pas violente à ce point…
Si vous n’avez pas apprécié la couverture par les médias, avez-vous écrit quelques lignes sur ces événements? Sur un blog? Sur Facebook peut-être?
– Non. Je ne me sens pas légitime pour ouvrir un blog.
Avez-vous pris une photo des événements?
– Non. Aucune.»

Est-ce une façon, pour ces étudiants, de marquer leur désapprobation face à la couverture médiatique d’un événément qui a fait le tour du monde? Ou bien cela marque-t-il un désintérêt plus profond pour ce métier? Une chose est sûre: vouloir devenir journaliste sans ressentir le besoin de témoigner de ce qui se déroule sous ses yeux, cela présage a priori d’une erreur d’aiguillage.

Expérimentation

Oui, c’est extrêmement difficile de faire face, seul, du haut de ses parfois 20 ou 21 ans, aux questions incessantes d’un jury composé de trois personnes, rompues à l’exercice, qui ont entre 10 et 40 ans d’expérience. C’est dur de surmonter son trac pour parler de son projet professionnel avec détermination. Dur de répondre en donnant des faits précis sans pouvoir les chercher sur Google et en en tirant une analyse personnelle de surcroît. Bref, dur d’aligner en 45 minutes les critères requis et de témoigner d’une touche d’originalité qui finit de convaincre.

Alors quand le jury voit la passion s’allumer dans les yeux d’un candidat quand celui-ci a ouvert un «blog pour s’entraîner», se présente comme «télévore», sait ce qu’est un «live» ou un «flash», tweete pour «voir ce que cela donne», cite un reportage récent qui l’a bouleversé, prend les «gratuits dans le métro parce que cela (lui) donne un aperçu de l’actualité pour pas cher», connaît le chemin du fer du Point ou du Nouvel Observateur comme sa poche, ainsi que l’écosystème médiatique, des pure-players aux chaînes d’information en continu en passant par les matinales des radios, oui, le jury a envie d’y croire. De croire au potentiel de ce candidat et à sa capacité à – au moins – survivre dans le monde, à la fois en crise et en pleine refonte, du journalisme.

Un conseil, enfin, pour les étudiants qui rêvent d’entrer à l’Ecole de journalisme de Sciences Po: ce qui est écrit ci-dessus n’est pas un manuel. En rencontrant votre jury, n’oubliez pas d’être, avant tout, vous-même.

Alice Antheaume

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«J’ai toujours voulu être journaliste…»

Bonjour. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous voulez devenir journaliste?

– Je veux être journaliste parce que j’aime écrire. L’écriture a toujours été quelque chose de très important dans ma vie.

(variante 1: je veux être journaliste parce que je suis curieux/

variante 2: je veux être journaliste pour voyager à l’étranger)

Vous lisez la presse?

– Oui, je «fiche» (sur du papier Bristol, ndlr) Le Monde, tous les jours.

Et la presse magazine?

Courrier International, pour le regard sur l’international. Et XXI, pour les grands reportages.

Ecoutez-vous la radio?

– Oui, j’écoute la matinale de France Inter, mon premier geste du matin. J’aime bien le ton et les interviews politiques.

Regardez-vous la télévision?

– Non, sauf le JT de France 2 parfois. Ou Le Grand Journal que je regarde après sa diffusion sur Canal+ en VOD.

Et des médias étrangers?

– Non.

Quels sont vos sites d’informations favoris?

Lemonde.fr. Je vais aussi sur Rue89 pour ses quiz qui permettent de réviser l’actualité.

Qui ou quel est votre idéal journalistique?

– Florence Aubenas.

Que connaissez-vous d’elle?

– Elle a publié un livre, Le Quai de Ouistreham.

L’avez-vous lu?

– Euh, non. Mais j’ai lu des extraits dans la presse.

Ce dialogue est fictif, mais à un ou deux mots près, il incarne sur le fond comme dans la forme ce qui a été souvent répété lors des oraux d’admission entre le jury et des candidats qui veulent intégrer l’école de journalisme de Sciences Po, à la rentrée prochaine. Après 115 entretiens individuels de 45 minutes chacun, la récurrence incessante de ces références donne une curieuse impression d’uniformité. C’est vrai, la plupart de modèles évoqués ci-dessus incarnent une certaine idée du Graal journalistique. Mais leur citation quasi systématique me laisse perplexe: est-ce qu’un étudiant oserait confier qu’il suit les matchs de foot en «live» sur lequipe.fr? Qu’il prend des gratuits dans les transports en commun? Qu’il lit Voici de temps à autre? Qu’il s’informe par les réseaux sociaux? Et au fond, qu’il butine des titres sur Google News ou Yahoo! news? Est-ce que les candidats ont vraiment la consommation de médias qu’ils prétendent avoir ou est-ce qu’ils se conforment à ce qu’ils croient qu’un jury estampillé Sciences Po veut entendre?

Crédit: DR

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Image ou vérité?

C’est là tout le paradoxe, voire le malentendu, de ces oraux: la confrontation entre des étudiants qui craignent de sortir des sentiers battus et une école de journalisme à la recherche des profils singuliers qui devraient faire de futurs bons journalistes. On lit ici et là que les jeunes journalistes qui sortent d’école possèdent tous le même profil, et que ce serait l’une des causes de la crise que traverse la profession.

Je remarque surtout que l’on a parfois du mal à trouver des candidats qui se démarquent. Or le but du jeu, pour une école, c’est de constituer un groupe de personnalités éclectiques avec, certes, un intérêt sans faille pour l’actualité mais aussi des goûts journalistiques aussi variés que possible – du moment qu’ils sont argumentés. Inutile d’asséner «j’aime Libération» ou «je déteste TF1» sans dire pourquoi. Cela paraît évident à ce niveau de sélection (BAC+3), et pourtant…

Bien sûr que Florence Aubenas peut incarner un «idéal journalistique». Pourtant, une telle unanimité pose question: qu’un étudiant cite plusieurs des articles de Florence Aubenas (dans Libération ou dans Le Nouvel Obs) et parle dans les grandes largeurs de son dernier livre, Le Quai de Ouistreham (éd. de l’Olivier), pourquoi pas… Mais lorsque l’étudiant n’a pas lu l’ouvrage – sauf les bonnes feuilles parues dans la presse, permettez-moi de douter de sa réelle motivation, sinon de sa vocation.

Curieux, mais encore

Quant à expliquer ses velléités à devenir journaliste par l’envie d’écrire/de voyager/la curiosité, c’est non seulement bigrement convenu mais aussi un peu inquiétant. Car cela traduit parfois une méconnaissance totale de la réalité du métier auquel les candidats se destinent. Vous pourrez me rétorquer que nous demandons beaucoup à ces futurs étudiants: avoir un très bon niveau académique, connaître l’actualité, avoir fait des stages dans des rédactions si possible, connaître un peu l’économie et l’état du secteur, etc. Mais ces informations (coût d’un reportage à l’étranger, nombre de plans sociaux mis en œuvre dans la presse écrite française, ou du nombre de journaux américains ayant mis la clé sous la porte depuis le début de la crise financière), disponibles un peu partout désormais, sont censées faire partie du bagage du futur recruté et la base de sa curiosité supposée.

En racontant à deux professeurs de l’école de journalisme les réponses de certains candidats (pas tous, heureusement!) lors des entretiens d’admission, l’un s’est inquiété de l’uniformisation des esprits: «Pauvres futurs consommateurs de médias que nous sommes s’ils veulent tous faire du France Inter mixé à du Le Monde!». Et le second a pensé: «S’ils parlent de consommation de médias comme d’un geste du matin, et de la pause télé le soir, c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas conscience qu’ils consomment des infos en dehors des moments “consacrés”, à tout moment de la journée sur le Net, en se connectant sur Facebook ou en cliquant sur un lien sur Google.» Encore plus inquiétant?

Alice Antheaume

Professionnels, étudiants, simple curieux, à votre tour de donner votre point de vue…

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