Zahia D., 18 ans, prostituée, sacrifiée?

W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Christophe Carron, responsable éditorial de Voici.fr.

Une leçon de droit de la presse faite par un journaliste issu d’un canard qui s’en affranchit, en l’occurrence Voici, cela peut faire sourire. Pourtant, c’est assez logique: pour jouer avec la loi, mieux vaut la connaître. Or la plupart des rédactions ont fait preuve d’une hardiesse inadéquate au sujet de la jeune femme de 18 ans «entendue» dans l’«affaire Ribéry», montrant au mieux leur méconnaissance des règles de la diffamation et du droit à lʼimage et à la vie privée, au pire leur hypocrisie en la matière.

Le détonateur? Un article du Monde publié le 21 avril à 10h22, intitulé «Affaire Ribéry: ce qu’a dit Zahia D. à la police». Cet article rapporte les grandes lignes de lʼaudition dʼune certaine Zahia, identifiée comme la jeune femme ayant eu des relations sexuelles tarifées avec Franck Ribéry, Sidney Govou, et Karim Benzema, tous trois joueurs de l’équipe de France de foot.

Rapidement, des internautes identifient le profil Facebook supposé de la Zahia en question. Comment lʼont-il reconnue? Facile, elle est la seule Zahia D. à être amie avec le dénommé Abou, soupçonné dʼêtre le souteneur de la dame. Pas besoin d’enquêter davantage, estiment les internautes, qui sʼempressent de diffuser les photos que la demoiselle avait laissées en accès public sur son profil. L’accès aux albums photos du profil de la dite Zahia D. sur Facebook est alors verrouillé, mais c’est déjà trop tard.

Photos en cascade

A la mi-journée, un paquet d’internautes connaît désormais la Zahia de Facebook – appelons-là Zahia F. (comme Facebook) – et considère comme acquis quʼelle EST la demoiselle interrogée, citée par Le Monde, Zahia D. Pourtant, rien ne permet de faire le lien de manière solide entre les deux, sinon des on-dit et une rumeur qui se propage au fil des messages postés sur les réseaux sociaux. Aucun de ceux qui diffusent images n’est en mesure de produire un PV dʼaudition, un témoignage, une enquête journalistique permettant dʼétayer lʼimplication de Zahia F. dans lʼaffaire qui secoue le Bleus.

Dans le même temps, des petits rigolos créent, le mercredi 21 avril vers 14h30, des faux profils Facebook de la dénommée Zahia D., ainsi que des blogs à son nom. En quelques heures, les profils usurpés récoltent entre 6.000 et 9.000 fans qui disent «aimer» les pages en question.

Jusqu’aux rédactions

Le dérapage continue et, pire, il va maintenant toucher les professionnels de l’information. C’est alors que le sujet prend une tournure inquiétante: lorsque des rédactions sʼemparent du ramdam et reprennent à leur compte le lien Zahia D. / Zahia F. Le premier site à s’engouffrer dans la brèche, cʼest lefigaro.fr, où le papier sur Zahia D. est illustré par une photo issue du Facebook de Zahia F. A l’intérieur de l’article, publié le 21 avril vers 15h, aucun élément ne paraît montrer qu’une enquête journalistique a été faite, ou l’interview d’un proche du dossier, ou la consultation du compte-rendu de l’audition. Toutes les infos visibles sont en fait reprises de lʼarticle du Monde qui, lui, ne fait pas le lien entre les deux Zahia et montre une photo du café Zaman, à Paris, où se seraient rencontrés la femme et les joueurs de foot.

Quasi simultanément, de nombreux sites d’informations marchent dans les pas du Figaro.fr: reprise du Monde et illustration avec des photos pêchées sur Facebook. Au delà du délit de diffamation, constitué par le fait dʼassocier Zahia D. et Zahia F. sans pouvoir le prouver, les articles publiés sur ces sites ne respectent pas le droit à lʼimage et à la vie privée, régis par lʼarticle 9 du code civil («chacun a droit au respect de sa vie privée»).

Droit de l’image et à l’information

Quand bien même le lien entre Zahia D. et Zahia F. serait établi, aucun site Web d’info ni journal nʼa le droit de se servir des photos Facebook pour illustrer des articles sur lʼaffaire. Sous son article, Le Monde fait d’ailleurs une précision: «Les photographies publiées par la jeune fille sur sa page Facebook sont sa propriété: sans l’autorisation de cette personne, il est interdit de les publier. La publication de ces images pourrait également porter atteinte à l’image de la jeune femme, et indirectement causer préjudice à ses proches ou à sa famille.» En France, avant dʼutiliser du matériel représentant des personnalités, il faut en demander lʼautorisation expresse. Aux personnalités concernées ou à leur agent/attaché de presse. Sauf dans un cas: quand ce matériel est directement lié à des personnes qui participent d’un événement d’actualité, pour illustrer un article sur cet événement d’actualité. Ainsi, nul besoin de demander à Catherine Deneuve son accord pour publier une photo dʼelle à lʼavant-première dʼun film pour un article sur lʼavant-première de ce film. Du coup, pour pouvoir illustrer les articles sur lʼaudition de Zahia, il aurait fallu choisir des photos la montrant en train dʼêtre entendue par la police. Ou, si ces photos n’existent pas, ne mettre aucune image.

Le sens de l’iconographie

Mais cette légèreté dans les choix iconographiques pose une vraie question: et si les journalistes prenaient moins de pincettes avec Zahia qu’avec une star installée? Que la presse sérieuse agisse ainsi traduit un possible mépris des petites gens qui font lʼactualité. Qu’est-ce que cela veut dire? Que les journalistes ignorent la loi en matière de droit à l’image et à la vie privée? Ou que Zahia F. et Zahia D. seraient, dans leur esprit, des jeunes femmes qui méritent bien ce qui leur arrive?

Toujours est-il que le traitement de Zahia dans les médias tranche terriblement avec un autre traitement… Celui réservé aux Bleus mis en cause le week-end dernier. Il aura fallu plus dʼune journée pour que RMC et Lepoint.fr dégainent les noms de Franck Ribéry et de Sidney Govou, alors que tout bon journaliste spécialisé les a découvert en quelques minutes après la révélation de lʼaffaire par M6 dans son JT de 19h45, diffusé samedi 17 avril. La vie de Zahia F., elle, a été jetée en pâture à la France entière en quelques heures….

Christophe Carron

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Carlo de Benedetti: «Ce qui est gratuit ne vaut rien»

Lui, c’est le président du groupe L’Espresso. Un groupe en forme d’empire qui détient le quotidien italien La Republicca, connu notamment pour ses questions non complaisantes et ses révélations sur les affaires de Silvio Berlusconi, l’hebdomadaire L’Espresso, seize quotidiens locaux, trois radios et… une régie publicitaire. Car Carlo de Benedetti est avant tout un homme d’affaires. Il regarde donc de près la «valeur» des informations publiées.

Il donnait ce jeudi 18 février une conférence à Sciences Po, à Paris, sur le thème «Internet et journaux: la voie de la démocratie contre le populisme». Résumé de la séance de questions / réponses entre Carlo de Benedetti et l’assistance.

Vous opposez la presse écrite, qui serait le lieu d’un journalisme approfondi et d’analyse, à Internet qui ne produirait que dans l’urgence. Pourtant, il existe des sites d’informations et des pure-players qui publient des contenus de qualité…

Oui, il existe des sites de fond. C’est l’une des raisons pour laquelle il faut payer pour les contenus de ces sites. Pour moi, ce qui est gratuit ne vaut rien, ça n’a pas de valeur. Internet va déboucher dans un espace de dualité avec, d’un côté, des informations très générales gratuites et, de l’autre, des informations plus approfondies qui devront être payantes. Internet a quelque chose à apporter: en Italie, on a refait les contrats de travail dans les médias, pour obliger les journalistes du papier à alimenter le site de leur journal. Il y a des sites d’information très approfondis, dont le nombre de visiteurs reste relativement limité. Mais y a-t-il vraiment des sites gratuits de qualité?

Vous dénoncez également le risque d’Internet de mener au populisme…

Je ne dis pas qu’Internet ne soit pas un outil spectaculaire de transmission des messages. On l’a vu avec l’organisation du «No Berlusconi Day» (le 5 décembre 2009, des dizaines de milliers d’Italiens descendaient dans la rue à l’appel de bloggeurs pour réclamer la démission de Silvio Berlusconi, ndlr) pour en Italie ou du «Move On» (une organisation pro-Obama qui organisait des rassemblements pendant la campagne, ndlr) aux Etats-Unis pour Barack Obama. Ces rassemblements de masse sont rendus possibles par les réseaux sociaux et permettent une expression de la démocratie «home made». Mais j’ai peur de la possibilité – et du risque – de fuite dans un populisme qui peut être très dangereux. Internet est un instrument. Les réseaux sociaux sont seuls capables de faire venir des centaines de milliers de personnes à un seul endroit. Mais sur Internet, un danger subsiste s’il n’y a pas de point de référence pour faire la différence entre être informé et avoir une opinion, entre savoir et connaître.

Mais Internet permet l’expression de chacun sur l’actualité, notamment avec le journalisme citoyen. Que pensez-vous de ce phénomène?

Un journaliste professionnel peut toujours être critiqué pour son apparente présomption: il semble se prendre pour un arbitre sur des sujets qu’il ne connaît pas forcément en profondeur. Mais je pense que la retranscription d’un événement ne doit pas être faite par des gens qui n’ont pas les compétences pour mettre en ordre un raisonnement. Ou alors ce n’est plus du journalisme, c’est de l’information brute. Les deux peuvent parfois coïncider mais ce sont bel et bien deux choses différentes.

Ozal Emier

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Sortez moi de là, je suis un journaliste traditionnel

DR

W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Vincent Glad, journaliste, qui écrit sur Slate.fr et sur bienbienbien.net.

Huis Clos sur le Net, c’est terminé. Comme on pouvait s’y attendre, l’expérience n’a accouché d’aucune révélation fracassante sur les nouveaux médias. Je rappelle le concept: cinq journalistes francophones ont passé une semaine dans un gîte du Périgord (métaphore de l’isolement) en ne s’informant que par Facebook et Twitter (métaphores de la sur-communication).

>> A lire aussi: Huis clos trop clos?

Voici leurs conclusions sur l’expérience, recueillies sur le site officiel, leurs médias respectifs ou dans des interviews:

Nour-Eddine Zidane (France Inter)

«Sur la “twittosphère” francophone, […] la politique […] est surreprésentée par rapport à l’actualité internationale […] ou l’économie […]. Autre élément notable: la rubrique faits divers/justice est absente alors qu’elle est presqu’un produit d’appel sur les médias traditionnels les plus populaires: RTL, Le Parisien, TF1

Benjamin Muller (France Info)

«Le premier [enseignement] est la rapidité de relais qu’offre twitter. […] Le deuxième enseignement est que les médias traditionnels nous manquent pour comprendre et pour décrypter l’actualité qui nous parvient. […] Le troisième enseignement est la hiérarchie qui ressort de Twitter. […] Les petites polémiques franco-française (“Quoi? Michelle Alliot-Marie et Brice Hortefeux se détestent ?”) sont à la “une” de Twitter, quand sur France Info ou TF1 l’on parlera bien plus de la grève SNCF.»

Nicolas Willems (RTBF)

«Peut-être pas de véritable remise en question, mais une réflexion qui est restée la même pendant toute la semaine: nous devons toujours revenir vers les mêmes fondamentaux, vérifier l’information, la source. Il faut être très subtil, très vigilant. Ce sont des outils complémentaires à notre travail de journaliste au quotidien.»

Anne-Paule Martin (RSR)

«Les gens qui sont sur Twitter sont dans une logique de guerre, de concurrence entre les médias traditionnels et les nouveaux médias comme les réseaux sociaux.»

Janic Tremblay (Radio Canada)

«Pour le citoyen ordinaire, Twitter reste un formidable outil d’alerte. Récemment, le séisme en Haïti en a été un bon exemple. Aucun journaliste ne peut concurrencer un tel réseau. Mais sur une base quotidienne, c’est beaucoup plus facile de s’en remettre aux médias traditionnels pour savoir ce qui se passe dans le monde. Ce n’est pas une affaire de supériorité. Simplement de ressources et de temps.»

Point de postérité

Toutes ces conclusions étaient déjà connues des utilisateurs avertis des réseaux sociaux et il n’était sans doute pas nécessaire de louer un gîte dans le Périgord pour cela. L’intérêt de l’expérience aura seulement été de communiquer ces réflexions à un large public. Le dispositif (des journalistes, un Loft, le Périgord) n’était qu’une manière spectaculaire d’habiller un simple reportage “embed” sur les réseaux sociaux qu’il était possible de réaliser à Paris, Montréal ou Bruxelles.

Si la science n’en retient rien, Huis Clos sur le Net aura au moins appris quelque chose aux reclus du Périgord: la nécessaire humilité du journaliste en milieu Web.

Les premiers jours des journalistes-lofteurs ont été un véritable enfer. Sur Twitter, les internautes ont multiplié les critiques et ont essayé de les piéger en tweetant de fausses informations. Anne-Paule Martin, la journaliste suisse, a ainsi parlé de «cabale» à leur encontre. Janic Tremblay, de la radio canadienne, balaye d’un revers les critiques: «Il y a eu évidemment des gens qui sont tombés dans la vulgarité mais je ne les regardais pas vraiment passer».

Leur surprise et leur désarmement devant l’avalanche de critiques est typique du journaliste issu des médias traditionnels qui descend pour la première fois dans l’arène Internet. Le rédacteur web est lui habitué au contact direct avec ses lecteurs: en-dessous de chacun de ses articles, un espace ouvert — les commentaires — soumet son travail à un examen critique. C’est souvent impitoyable mais cela apprend l’humilité et pousse à travailler davantage, afin d’échapper à l’impayable brigade du Web 2.0.

Le métier de journaliste est un des plus critiqués de France

En radio, en télé et en presse écrite, le rapport avec le public est beaucoup moins direct. Le seul vrai lecteur ou auditeur avec qui le journaliste peut échanger est son rédacteur en chef. Pour le reste, les réactions se réduisent en général à la portion congrue: un compliment des parents ou du conjoint, un coup de fil énervé d’un attaché de presse et à l’occasion une lettre d’insultes ou une demande en mariage qui arrivent par La Poste. Une erreur dans un article est bien plus souvent relevée sur le web, et ensuite corrigée, que dans les médias traditionnels.

En tant que journaliste Web, je sais que je n’échapperai jamais lors de la rédaction d’un article politique à la critique de «sarkozysme» (une fois sur 2) ou de «gauchisme» (une fois sur 2). Les journalistes des médias traditionnels ne le savent pas puisque la barrière à l’entrée pour critiquer leur travail — un timbre ou une communication téléphonique — est trop élevé pour qu’il y ait des réactions. Pourtant, ils savent que leur travail ne plaît pas à tout le monde: le métier de journaliste est un des plus critiqués de France. D’après le baromètre de la confiance politique réalisé en décembre dernier par TNS-Sofres, seul 27% des Français font confiance aux médias… alors que les banquiers, pour qui le fond de l’air n’est vraiment pas favorable, recueillent 37 % d’opinions favorables.

Reprenons la conclusion d’Anne-Paule Martin, l’une des participantes: «Les gens qui sont sur Twitter sont dans une logique de guerre, de concurrence entre les médias traditionnels et les nouveaux médias comme les réseaux sociaux». En fait, «les gens qui sont sur Twitter» sont juste des lecteurs/auditeurs normaux. Qui ont un avis. Un avis qu’ils expriment sur Internet.

Vincent Glad

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L’état d’esprit du papier

W.I.P. demande à des invités de donner leur point de vue. Ici, Jean-François Fogel, consultant et Professeur associé à Sciences Po, en charge de l’enseignement du numérique à l’école de journalisme.

Sept questions, posées au terme d’une présentation d’Eric Scherer, en disent plus long qu’un discours sur les attentes des journalistes dans les groupes de presse produisant pour l’essentiel sur papier.

On connaît Eric Scherer, chargé de la stratégie à l’Agence France-Presse. Son blog, Mediawatch, scande les tourments de la presse au tournant du numérique. Son ton, lucide et donc préoccupé, est le même quand il parle, comme c’était le cas mercredi 3 février 2010, dans la réunion interne d’une trentaine de collaborateurs d’un groupe de journaux du sud de la France. “Context is king” explique Scherer et son auditoire lui répond avec sept questions, pas une de plus, qui résument les attentes actuelles des troupes de l’imprimé.

1. Résignation: “D’où est-ce qu’on saute?” (La réunion se déroule au troisième étage d’un bâtiment) – on est au creux de la vague et c’est forcément le moment le plus dur, répond l’orateur.

2. Résistance: “Pouvez-vous imaginer qu’il existe un socle dur où le journalisme imprimé pourra résister sans que le numérique emporte tout?” – réponse positive sous condition que le papier offre de la rareté.

3. Défense du statut: “Qu’est-ce qui définit l’identité du journaliste à l’ère de la participation de l’audience: son titre, son comportement, son activité, sa position professionnelle?” – on peut défendre le statut du journaliste, dit Scherer, si on combine l’humilité et la transparence dans la façon de se présenter à l’audience.

4. Quête du modèle économique: “Avez-vous des modèles de sites payants qui ont réussi?” – les niches, notamment économiques (Financial Times, Wall Street Journal), nourrissent une réponse où revient le mot “rareté”.

5. Messianisme technologique: “Dans combien de temps arriveront les tablettes couleur d’encre électronique, à la fois bon marché et peu coûteuses en énergie?” – deux ans, peut-être moins.

6. Foi dans le métier: “Pourra-t-on continuer à financer des enquêtes d’investigation qui sont le savoir-faire de notre métier?” – aux Etats-Unis, ce sont les ONG et les fondations qui fournissent de plus en plus les ressources de ce travail, même le New York Times est devenu leur client.

7. Doute: “Ce que l’on produit est-il toujours nécessaire, pour l’audience jeune notamment?” – oui, à condition de répondre à sa demande et non de lui imposer une offre dont, peut-être, elle ne veut pas.

J.-F.F.

Docent School voor de Journalistiek
Faculteit Communicatie en Journalistiek
Hogeschool Utrecht
gsm 06 21 833 785
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