Crédit: Michael Kamber
«C’est très dur de faire une bonne photo d’une fusillade», dit Michael Kamber, photojournaliste pour le New York Times. «Sur place, on entend des tirs, on voit les gens courir dans tous les sens, mais c’est rare que cela donne quelque chose en image.» Le journaliste américain, 47 ans, était en master class ce jeudi à l’école de journalisme de Sciences Po. Son métier? Faire des photos en temps de guerre. Pakistan, Libéria, Nigeria, Soudan, Somalie, Darfour, Côte-d’Ivoire, et… Irak. «Le Moyen-Orient est l’une des zones les plus difficiles à couvrir», souligne-t-il. «Je ne le savais pas au départ, j’ai vite compris».
Michael Kamber «deale» avec la mort au quotidien. «Quand j’étais “embed” (embarqué, ndlr) dans l’armée américaine en Irak, je mangeais, dormais, vivais avec trois soldats, se souvient Michael Kamber. L’un est mort au combat, le deuxième s’est suicidé, le troisième a été blessé et rapatrié». Des photos de blessés, Michael Kamber en a fait des «centaines». La peur, il connaît. «Quand on n’a plus peur, on prend trop de risques.»
«Quand je suis arrivé pour la première fois en Irak, en 2003, après l’invasion, j’ai d’abord cru que j’avais raté la guerre, que tout était terminé. Je pouvais travailler dans la rue, aller à droite et à gauche, sans signer aucun papier ni avoir besoin d’autorisation.» Six mois plus tard, les conditions de travail n’ont plus rien à voir: «soudain, il y a eu des gardes partout, des fusils à profusion». Puis, en 2007, impossible pour un journaliste d’aller dans les rues de Bagdad. «Quand on ne peut plus faire de reportage dans la rue, on ne peut plus couvrir correctement la guerre», dit le photojournaliste américain. Seule option désormais: être «embed» dans l’armée américaine. Ce qui veut dire rester cloîtré dans la zone verte, un quartier fortifié où se trouvent gouvernement provisoire irakien et ambassades. «C’est comme si j’étais moi-même prisonnier de la guerre, reprend Michael Kamber. Je ne sors que lorsque l’armée l’a décidé, dans un véhicule blindé».
Cela ne lui convient pas, mais c’est cela ou le New York Times ne peut publier aucun reportage envoyé d’Irak. «Je préfère partir sans les organisations. M’habiller en soldat américain quand je suis en reportage avec l’armée américaine, et me déguiser en Irakien quand je suis en reportage avec des Irakiens». Pour le photographe, les conditions de travail en Irak étaient inédites: «quand j’étais au Libéria, c’était l’horreur, mais j’avais libre accès à tout. Les habitants m’attrapaient dans la rue pour me montrer leurs blessures, pour me dire “montrez ça aux gens, il faut qu’ils voient à quel point le sang coule”».
«Si les photos de guerre ne faisaient pas la différence, il n’y aurait pas tant de monde pour m’empêcher de les publier». En Irak, les rares journalistes présents sur place ont la tâche rude. Car il y a des règles imposées aux journalistes «embed» – si ceux-ci ne les respectent pas, ils sont renvoyés et leur journal devient organe de presse non grata dans les zones de guerre. Parmi ces règles, l’interdiction de publier des photos de soldats blessés sans leur autorisation écrite. Problème: comment obtenir la signature quand le soldat en question est dans un état grave et/ou devenu sourd ou aveugle à cause d’une explosion? Pour les photos de soldats morts, c’est paradoxalement plus simple. Il suffit d’attendre que les familles soient au courant du décès de leur fils/mari/frère pour pouvoir publier la photo de celui-ci. Quant aux prisonniers de guerre, autrefois photographiés en masse, ils ne le sont plus, car le ministère de la Défense américain a estimé que ce n’était pas conforme aux droits de l’homme.
Autre règle: ne publier aucun document qui puisse servir d’information à l’ennemi. Une absurdité, selon Michael Kamber, car «toute photo contient des informations». Bref, pour contourner la censure, il faut ruser. La preuve avec ce diaporama.
Quelles photos de guerre publient les éditeurs américains? Là encore, c’est compliqué. Les journalistes de guerre aimeraient publier beaucoup plus de photos, pour montrer le sacrifice humain que font les soldats. Leurs éditeurs sont plus prudents. Contraints par les règles de l’«embed», la plupart veulent aussi éviter que la publication d’une photo «n’ajoute à la peine des proches des soldats blessés ou tués, et ne provoque une surenchère de violence pour leurs camarades restés au combat», racontent Michael Kamber et Tim Arango dans un article publié en juin 2008. Nombreuses sont les photos qui ne peuvent pas passer, comme les photos «trop sanglantes». Il est arrivé, précise Michael Kamber, que le New York Times choisisse néanmoins une photo d’Irak où l’on distingue une flaque de sang. Le site du journal américain l’avait alors publiée en noir et blanc, pour que la couleur du sang saute moins aux yeux des lecteurs.
Parfois, entre la volonté d’un éditeur d’un côté, et la réalité des événements sur place, il y a un gouffre. Michael Kamber se souvient du jour où Saddam Hussein a été capturé, le 13 décembre 2003. «Tous les éditeurs américains voulaient des photos montrant la liesse dans les rues de Bagdad. Sauf que les rues étaient vides. J’ai fini par trouver un Irakien qui tirait des coups de feu en l’air pour montrer sa joie.» C’est cette photo, «attendue par les éditeurs mais qui ne reflétait pas la vérité», qui a été publiée. Car il était impensable, pour un journal, de publier une photo d’une rue vide pour illustrer cet événement.
«En 2003, la presse américaine était l’agent de Bush, dit Michael Kamber. Ce n’est plus le cas, mais ce n’est pas simple de l’expliquer aux gens que l’on rencontre». Michael Kamber a de la distance, assure-t-il. «Ce n’est pas à moi de dire qui sont les bons et les méchants pendant la guerre, c’est l’Histoire qui le dira». Il a grimacé quand il a appris que ses photos de soldats irakiens avaient été imprimées par l’armée américaine pour servir de cible pendant les entraînements. Fataliste: «Je ne peux rien y faire».
Alice Antheaume
lire le billet«Home page producer», «front page editor», chef d’édition Web… Ces noms un peu barbares désignent l’un des métiers du journalisme sur le Web , celui que fait Ariane Bernard, au Nytimes.com. Celle-ci est venue à l’école de journalisme de Sciences Po donner une master class ce jeudi. Son travail? Organiser le «mix» des informations sur la page d’accueil du site du New York Times et faire tourner articles, reportages, diaporamas, vidéos, informations de dernière minute selon un rythme ad hoc.
«Le home page producer doit veiller à mettre davantage en scène les contenus qui concernent l’actualité et les grandes enquêtes du New York Times, commence Ariane Bernard, tout en jonglant avec des dépêches qui viennent des agences de presse et des informations signées par les bureaux du New York Times à l’étranger», en l’occurrence des bureaux de Paris et Hong-Kong. Durée de vie d’une information sur la «une» du nytimes.com? Environ 6 heures, mais pas à la même place. En tout, il y a plusieurs espaces possibles sur une «zone de pixels assez limitée» (la surface de la page d’accueil) où placer un contenu. La place de celui-ci dépend de «la force» de l’information qu’il contient. C’est là toute l’ambiguïté. Qu’est-ce qu’une information forte selon vous?, demande une journaliste dans la salle. Réponse d’Ariane Bernard: une information qui va évoluer. Par exemple, une enquête sur la Maison Blanche qui va susciter des réactions du gouvernement américain, un attentat dont le nombre de morts évolue, etc.
Contrairement à la plupart des sites d’informations français, qui multiplient les «urgents» et autres «breaking news», le Nytimes.com s’excite plus rarement. Car la philosophie, tacite au New York Times, c’est de produire des informations pour l’histoire plutôt que pour servir les exaltés du temps réel. Sur le Web, pourtant, cela va forcément plus vite: «Je dois servir de l’actualité sur la home, insiste Ariane Bernard, même si cela n’arrange pas toujours le journal qui préférerait sortir tout cela le lendemain, le jour de parution du quotidien».
A y regarder de plus près, le nytimes.com fait l’inverse de ce que font les sites d’infos français. Quand, sur 20minutes.fr, lemonde.fr, leparisien.fr, lefigaro.fr, les informations de dernière minute sont mises en tête de page d’accueil, parfois agrémentées de flèches clignotantes et de couleur rouge, le nytimes.com les met d’abord dans la partie inférieure de sa «home». «Je ne peux pas mettre un contenu qui fait un seul paragraphe en position numéro 1, explique Ariane Bernard. L’histoire débute donc assez bas sur la “une”, et plus on a d’éléments sur l’histoire, plus elle remonte sur la “home”.» Et de montrer l’évolution de la «une» du nytimes.com quand a eu lieu le tremblement de terre en Chine. Au début, c’était un petit article, mis dans la section «Asie», puis, au fur et à mesure que le nombre de morts augmentait, l’article a été étoffé et mis en position numéro 2 sur la home, puis il y a eu suffisamment de photos pour faire une galerie d’images («on ne peut pas faire de galerie flash si l’on a seulement trois pauvres photos», dit Ariane Bernard), publiée en première position.
Les horaires d’Ariane Bernard? 4 h du matin/midi. En plein pendant le pic de lecture du nytimes.com, entre 6h30 et 10h du matin, heure de New York, les jours de semaine. C’est-à-dire «quand une partie des Américains arrivent au bureau». Sauf qu’il faut aussi assurer la production d’informations pour des lecteurs, domiciliés aux quatre coins du monde, avec des fuseaux horaires différents. Il y a des donc des «home producers» qui s’occupent de la home l’après-midi, le soir et la nuit. 24h/24.
«Il faut “titrer actif” sur la home», reprend Ariane Bernard. Comprendre: faire des titres qui incitent les lecteurs à cliquer tout en permettant aux lecteurs de savoir, rien qu’avec le titre, «ce que le New York Times pense de cette information». Autre contrainte: le nombre de lignes sur lequel doit tenir le titre. «Parfois, on voit arriver des articles dont le titre fait sept lignes. Moi, je dois le faire tenir en trois lignes maximum.» Un vrai défi, qui se joue parfois à une lettre ou un signe de ponctuation près. «Les internautes ne lisent pas les titres fleuves, indique Ariane Bernard. Donc c’est inutile de raconter toute la Bible dans le titre. Le titre mène à l’article, et c’est l’article seulement qui racontera toute l’histoire.»
«Je surveille huit sites rivaux, dont CNN et le Wall Street Journal», les deux médias qui sortent le plus d’informations susceptibles d’intéresser le New York Times, reprend Ariane Bernard. De la même façon, le présentateur du JT de TF1 a un écran branché sur le JT de France 2, de même que les journalistes de LCI gardent un oeil sur iTélé et BFM-TV. Pour Ariane Bernard, ce regard sur la concurrence est fondamental: «La hiérarchisation choisie par d’autres sites me conforte parfois dans l’idée que j’ai bien fait de donner de l’importance à telle ou telle information, mais cela peut aussi me faire douter.»
Oui, il arrive que le nytimes.com publie des informations «people». Mais c’est rare. La mise en ligne, le 4 juin 2007, d’un article sur Paris Hilton se rendant en prison, est restée dans tous les esprits. «Au New York Times, les journalistes en parlent encore», sourit Ariane Bernard. «Paris Hilton ne fait pas partie de nos clients habituels, mais au moment où elle s’est rendue au prison, et à ce moment-là seulement, c’était une information dont tout le monde parlait.» D’où sa publication sur le site. En revanche, dans le quotidien le lendemain, aucune trace de Paris Hilton. «Le New York Times pense ses “unes” imprimées pour qu’elles restent dans l’Histoire. Sous cet angle, Paris Hilton n’a pas été retenue comme événement dont l’Histoire devait se souvenir.»
AA
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