Cachez ces images que l’on ne saurait voir

Crédit: Flickr/CC/leo-gruebler

Crédit: Flickr/CC/leo-gruebler

La décapitation du journaliste américain James Foley filmée dans une vidéo diffusée sur YouTube – elle a, depuis, été retirée de la plate-forme -, un corps arrimé à son siège tombé du vol MH17 de la Malaysia Airlines en Ukraine publié dans Paris Match…. Ces images de l’actualité, effroyables, témoignent de la la violence innommable des événements. Faut-il pour autant les diffuser dans les médias? Comment les journalistes qui les voient pour la première fois réagissent-ils? Parviennent-ils vraiment à “se blinder”? Quelle est leur méthode pour ce faire – si méthode il y a?

Le contexte dans lequel on voit ces images est primordial, estime Alfred de Montesquiou, reporter pour Paris Match, lauréat d’un prix Albert Londres. Quand il a sa casquette de journaliste, il se dit “armé psychologiquement”. Mais dans le costume de monsieur Tout-Le-Monde, c’est une autre histoire. “J’étais en vacances sur la plage lorsque je suis tombé par hasard sur la vidéo de James Foley, avec qui j’avais d’ailleurs passé du temps à Alep en Syrie. Cela m’a bouleversé”, me confie-t-il.

L’émotion est aussi tangible pour Jon Lee Anderson, grand reporter au New Yorker ayant couvert de nombreux conflits sur la scène internationale, en Syrie, Libye, Afghanistan, Liban, Somalie, Soudan, Angola, Mali, Liberia, Centrafrique… Invité à donner la leçon inaugurale de rentrée à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, il dit n’avoir pas regardé ces images, “d’abord pour des raisons personnelles, car je veux me souvenir de James Foley vivant et non mort, et aussi pour des raisons politiques, car cliquer sur cette vidéo chorégraphiée et présentée comme un message à l’Amérique, c’est ce que souhaitent ses bourreaux. Or je ne vais certainement pas leur donner ce plaisir”.

Loin du boulot, loin des yeux

Julien Pain, de France 24, a pris soin, parce qu’il était en congés, loin du bureau, de ne pas regarder la vidéo de cette décapitation. “J’en ai vu des dizaines de la sorte, mais si je le faisais en dehors de mon boulot, je suis sûr que cela m’impacterait. Je m’interroge d’ailleurs sur l’effet qu’elles peuvent produire sur les gens qui la regardent sur Twitter, hors de toute nécessité professionnelle.” Sur les réseaux sociaux, il y a d’ailleurs eu une levée de boucliers pour protester contre la diffusion de la vidéo montrant le journaliste américain via le hashtag #ISISMediaBlackout.

“Tuer des journalistes est devenu un sport”, reprend Jon Lee Anderson. Quand c’est arrivé en 2002 à Daniel Pearl, journaliste du Wall Street Journal, personne n’en a vu la trace en ligne car il n’existait pas encore de plates-formes de vidéo. Désormais, continue Jon Lee Anderson, il y a même des sites communautaires qui agrègent des vidéos de décapitation. “Je me suis forcé une fois à en regarder une. C’était abominable de voir quelqu’un en train de mourir me regarder en face. Cela reste pour toujours dans la mémoire”.

Examiner la vidéo pour savoir ce qu’elle contient

Mais avant de décider de diffuser ou non une image dans un média, il faut bien l’examiner. Pour tenir, au quotidien, les journalistes se raccrochent à des détails. Lorsqu’ils vérifient l’authenticité d’une vidéo, ils focalisent leur attention sur des éléments du tout, sur l’accent de la personne qui parle, sur les vêtements qu’il porte, sur le temps qu’il fait, sur la couloir du trottoir, bref sur tout ce qui peut aider à décrypter l’image. “L’acte de visionner ces images a un objectif précis et professionnel”, rassure Julien Pain.

Des photos et/ou des vidéos de pendaisons, immolations, corps décharnés, décomposés, des clichés post-attentats… Elodie Drouard, éditrice photo à France TV Info et photographe, a vu, depuis dix ans qu’elle exerce ce métier, “tout ce qui est possible en termes de barbaries”. “Les images de cadavres cireux d’enfants morts en Palestine sont devenus mon quotidien. Cela les rend presque irréels”, explique-t-elle. “Je regarde désormais ces images sans véritable émotion. Je suis consciente de la violence qu’elles dégagent mais elles ne m’affectent plus.”

Blindés

A force de travailler, les journalistes s’endurcissent, leurs yeux se cuirassent. Comment se fait ce cheminement? Eux-mêmes ne le savent pas très bien. “Je ne pense pas que l’on puisse apprendre à se blinder”, reprend Elodie Drouard. ”C’est le temps qui fait les choses. Je ne suis pas devenue insensible, bien au contraire, mais on ne peut pas faire ce métier si l’on s’évanouit devant une photo de cadavre. De même qu’un médecin ne peut s’effondrer en larmes à chaque fois qu’il doit annoncer à ses patients qu’ils ont un cancer. Cela ne le rend pas inhumain pour autant. Je pense que l’empathie s’exprime juste autrement.”

Même impression pour Alfred de Montesquiou qui pense, “sans vouloir jouer au gros dur”, que, “sur le terrain, l’information prime sur toute forme de sentiment” et que “c’est presque impossible” qu’il soit affecté par ce qu’il voit. Il peut même lui arriver de sourire aux blagues à base de “steak tartare” lancées par ses collègues pour dédramatiser après une journée passée à enjamber des morceaux de corps.

Le choc initiatique

Les journalistes interrogés pour ce WIP ne sont pas pour autant des durs à cuire. Il y a presque toujours, chez eux, une blessure initiatique. Un choc visuel qui a marqué leur rétine au fer rouge. Pour Alfred de Montesquiou, c’est la première personne qu’il a vue mourir, en reportage en Haïti, en 2005, “un petit garçon saigné à blanc” dont l’image ne l’a pas quitté depuis. Pour Elodie Drouard, ce baptême du feu concerne la guerre au Rwanda. En faisant des recherches sur des photos d’archives, elle est alors tombée sur une tête en décomposition rongée par les vers qui l’a “particulièrement choquée”. Et, dans son vocabulaire, cette locution est un euphémisme.

Où placer le curseur entre droit à l’information et respect des victimes? Comment les journalistes peuvent-ils apprécier si une photo risque de choquer le public ou non? C’est d’autant plus difficile de répondre à ces questions que “le public” est une idée très abstraite, composée d’une multitude de lecteurs qui ne sont pas blindés et qui, en outre, ont différents niveaux de sensibilités.

La difficile appréciation de la sensibilité des lecteurs

“Nous ne pouvons pas imposer aux gens de voir des photos trash, même si ces photos font partie de l’actualité”, estime Alfred de Montesquiou. Il s’est en rendu compte lorsqu’un jour, de retour de reportage en Syrie, il écrivait son article dans le salon de son domicile avec toutes les photos laissées en évidence, des photos prises dans un hôpital de campagne près de Homs montrant des enfants blessés par des bombes. “Quand ma femme est rentrée, et qu’elle a vu les clichés, elle a manqué de s’évanouir. Depuis, je range”.

Sur le terrain… Et en ligne…

Mais il lui arrive encore de faire des erreurs. Notamment lorsqu’il était en reportage en Ukraine cet été, pour enquêter sur le crash du vol MH17. Il a alors posté sur son compte Instagram le plan, dans l’herbe, (attention, le lien suivant renvoie vers la photo) d’un pied de femme aux ongles vernis, en l’accompagnant de la légende “nightmare” (cauchemar en VF). “Honnêtement, c’est le cliché le plus anodin que j’avais pris, après une journée au milieu des cadavres. Or une pluie de réactions outrées s’est abattue en ligne, c’est dire si je n’ai pas su apprécier à quel point ce qui était soft pour moi pouvait être brutal pour d’autres”.

Il y a des photos qui n’ont rien de gore et choquent néanmoins, des photos qui peuvent faire changer le cours d’une guerre, des photos de victimes en souffrance qui provoquent un afflux d’aide internationale, comme cela a été le cas lors du tremblement de terre en Haïti. Au milieu de tout cela, une grille de questions aide à déterminer s’il faut ou non tel diffuser une image.

1. Quelle est la valeur informative de cette image?

2. Est-ce que la diffuser est une décision prise indépendamment de toute pression?

3. La photo peut-elle choquer?

4. Le cadrage respecte-t-il la dignité des victimes?

Sur France TV Info, a été mis en place un système de “disclaimer” qui affiche à la place de la photo un écran noir avec un message prévenant l’internaute de la violence ou du caractère choquant de ce qu’il s’apprête à voir. “Ainsi, chacun est libre (ou pas) de cliquer”, reprend Elodie Drouard. “Je pense que c’est une bonne formule.”

Voilà de quoi protéger les lecteurs. Pour les reporters, il y a malheureusement pire que le choc des images, il y a l’angoisse créée par les sons. “On s’habitue à tout”, a écrit Alfred de Montesquiou dans son livre, “Ouma”, rédigé en 2013. “Sauf aux bombardements. Les bombardements sont inhumains. C’est la chose la plus effrayante qu’on puisse rencontrer. […] Tous mes amis journalistes tués au combat l’ont été par des bombes et non par des balles. […] On se sent comme un chiot sous un canapé, à attendre que l’orage s’en aille. […] Se battre contre l’aviation, l’artillerie, les drones et les blindés d’une armée moderne dépasse presque l’entendement.”

Merci de partager cet article sur Facebook et Twitter.

Alice Antheaume

lire le billet