Le payant paie-t-il? Jusqu’où aller dans la couverture des “breaking news”? Comment combiner instantanéité et temporalité plus longue? Faut-il permettre les publicités déguisées en contenus journalistiques? Ces questions, pas vraiment nouvelles, animent toujours les rédactions en cette deuxième moitié de l’année 2013, en France et à l’étranger.
C’est l’obsession d’un nombre grandissant de rédactions françaises. Influencées par l’expérience du New York Times (dont le paywall génère certes des revenus, mais qui ne compensent pas encore la perte des revenus publicitaires), elles veulent “faire payer les lecteurs” en ligne.
“Comment faire en sorte que ce qui est payant sur le papier soit aussi payant sur le Web?”, demande à plusieurs reprises Jean-Michel Salvator, le directeur délégué des rédactions du Figaro, lors d’une master class donnée à l’Ecole de journalisme de Sciences Po jeudi 19 septembre. Face à à un étudiant en journalisme aguant que, même s’il gagnait un salaire, il ne lui viendrait pas à l’esprit de payer pour de l’information généraliste en ligne, Jean-Michel Salvator concède que “l’idée de la gratuité de l’information est tellement ancrée dans les usages des internautes que cela va être compliqué”. Le Figaro espère atteindre d’ici la fin de 2013 15.000 abonnés payants – sur 4 millions de membres – en misant sur son “produit d’appel”, la mise en ligne dès 22h du journal du lendemain.
Lemonde.fr, lui, possède 110.000 abonnés dont 50.000 sont des “purs Web” (qui n’ont pas souscrit à l’offre imprimée, donc). Objectif visé: 200.000 abonnés à l’offre purement numérique d’ici dans deux ans.
Même idée fixe du côté du Point.fr qui compte passer à un modèle mixant gratuit et payant début 2014. Sous la pression conjointe des actionnaires et de la direction de la rédaction, Lexpress.fr va aussi installer, à partir du printemps 2014, un “metered paywall” (mur payant dosé). En quoi cela consiste-t-il? Le lecteur a accès à un certain nombre de contenus gratuits. Un clic de plus et il doit payer pour poursuivre ses lectures. “Le principe est acté, mais nous n’avons pas encore décidé des modalités”, m’informe Eric Mettout, le directeur adjoint de la rédaction. A partir de combien d’articles consultés devra-t-on payer? La partie “Styles” fera-t-elle partie du dispositif ou restera-t-elle en accès gratuit? “On affinera au fur et à mesure”, reprend Eric Mettout, qui veut voir là un test sans résultat garanti. Au moins, cela “va nous aider à obtenir une base qualifiée d’internautes enregistrés sur lexpress.fr et nous obliger à monter en qualité sur le site”.
Pour l’instant, la stratégie du paywall n’a pas vraiment fait ses preuves. Pour l’expérimenter, deux conditions sont nécessaires, selon Frédéric Filloux, auteur de la Monday Note: 1. avoir des contenus à haute valeur ajoutée qui justifient qu’ils soient payants (voilà pourquoi l’information économique et financière a plus de chance d’être monnayée que de l’information généraliste) et 2. disposer d’un spécialiste des données et statistiques qui traque les itinéraires des utilisateurs, pour comprendre pourquoi, quand ils se heurtent au paywall, ils font machine arrière ou, à l’inverse, décident de s’abonner.
Aux Etats-Unis, après la fusillade survenue à Washington DC lundi 16 septembre, les rédactions s’émeuvent des erreurs commises. “Les premières informations faisaient état de trois tireurs. Puis deux. Puis un. Puis, à nouveau, trois. Que quatre personnes avaient été tuées. Mais qu’il y en avait peut-être six en fait”, décrit le Washington Post, pour qui cette cacophonie (il y a eu en fait treize morts, dont le tireur, seul, un dénommé Aaron Alexis) est devenue “presque systématique à l’âge des réseaux sociaux”.
Sur Gawker, le diagnostic est encore plus sévère: “les gens à la TV, tout particulièrement, n’ont aucune idée, vraiment aucune, de ce qu’il se passe. Les blogueurs non plus, mais au moins ils ne sont pas coincés sur un plateau à devoir remplir le vide à l’antenne, face à une audience qui veut connaître les faits que l’on n’a pas, là tout de suite”. Et de conclure que l’information en temps réel est une vaste blague: “personne ne sait rien, ignorez-nous!”.
Pourtant, les journalistes n’ont pas attendu les réseaux sociaux pour commettre des erreurs au moment des breaking news. Le 22 novembre 1963, jour de l’assassinat du président J.F. Kennedy à Dallas, alors que n’existaient ni Internet ni les réseaux sociaux, il est annoncé à la radio américaine que le vice-président Lyndon Jonhson a lui aussi été tué, et que plusieurs tireurs sont à l’origine de la tuerie. Rien de nouveau, donc, dans le chaos qui accompagne la couverture d’un événement inopiné, si ce n’est que ce chaos est désormais visible par tous, exposé via de multiples témoignages, vrais et faux, en ligne. Les discerner fait partie des compétences requises pour les journalistes d’aujourd’hui, lesquels doivent savoir à la fois joindre des sources officielles (policières, gouvernementales, etc.) le plus vite possible – ce pour quoi les médias traditionnels sont les mieux armés – et vérifier les témoignages glanés en ligne en pratiquant le crowdsourcing – une pratique que maîtrisent les utilisateurs de Reddit.
Si les rédactions en ligne se sont beaucoup concentrées sur les breaking news, les “lives” et les billets de blogs très anglés, elles cherchent désormais à juxtaposer au temps réel une autre temporalité, celle des longs formats. “Comment j’ai fini Grand Theft Auto en 38h”, sur Buzzfeed, Snowfall, le reportage interactif du New York Times, ou l’enquête en cinq volets de Reuters sur le “child exchange”, ces contenus nécessitent parfois jusqu’à 15 minutes de lecture. Une tendance encouragée par l’essor du mobile. Depuis un canapé, le lit, le métro – où le réseau défaillant ne permet pas toujours de changer de page -, la salle d’attente du médecin, on consomme de plus en plus de longs formats sur smartphones ou tablettes.
Fini le temps où l’on pensait le Web dédié au picorage d’informations vite préparées et vite avalées. Fini aussi de croire que la lecture sur écran empêcherait la consommation de longs formats. Slate.com a redessiné son interface pour les mettre en majesté. Buzzfeed a une section intitulée “Buzzreads” qui comporte des longs formats, faits maison ou agrégés, distribués chaque dimanche, jour où la frénésie est moindre. C’est un “Buzzfeed pour ceux qui ont peur de Buzzfeed”, a souri Steve Kandell, qui coordonne cette partie.
Le pure-player Politico, qui publie des infos plus vite que son ombre et commence aux aurores, a embauché des journalistes provenant de la presse magazine, capables d’utiliser des ressorts narratifs et des figures de style dans l’écriture, pour “embrasser un nouveau défi, faire renaître les longs formats journalistiques, alors que les lecteurs cherchent des contenus originaux qui ne peuvent être ni cannibalisés” ni copiés facilement.
En France, Lemonde.fr a doté son application d’une section “morceaux choisis” et permet en outre à ses abonnés d’opter pour le “mode zen”, une fonctionnalité qui fait le vide autour de l’article choisi pour faciliter le confort de lecture. Et bénéficier d’une durée de consultation allongée. La même “lecture zen” est disponible sur liberation.fr.
Attention néanmoins, rappelle le journaliste Rem Rieder sur USA Today, à ne pas confondre long format et mise en ligne de papiers de 30.000 signes édités pour l’imprimé. “L’erreur serait de simplement balancer ces articles en ligne sans prendre en compte la nature du réseau”, écrit-il. “Une narration palpitante doit aller de pair avec une construction qui mélange vidéos, sons, graphiques interactifs pour une expérience à couper le souffle en ligne”.
Avant, c’était simple, il y avait, sur les applications et les sites d’informations, bannières et pavés publicitaires aux couleurs criardes d’un côté et contenus journalistiques édités sur fond blanc de l’autre. Désormais, on voit fleurir ce que les Anglo-saxons appellent l’advertorial (advertising + editorial), ou “native advertising”, c’est-à-dire des publicités qui singent le journalisme. Leur ton, leur format et même leur angle ressemblent à s’y méprendre à ceux utilisés par des journalistes. Et pour cause, les annonceurs ont parfois accès au système de publication pour insérer, dans les gabarits éditoriaux utilisés par les journalistes, leurs publicités. Il n’y a pas pour autant tromperie sur la marchandise pour qui sait lire: sur les sites qui s’y adonnent, du New Yorker à The Atlantic en passant par Quartz.com, le nom de la marque est indiqué dans la signature et l’intitulé “contenu sponsorisé” écrit en toutes lettres.
Choquant? A ce stade, on ignore quelle en est la réception des lecteurs. Nombre de journalistes ont, eux, du mal à avaler la pilule. Pourtant, ils savent la tentation grande alors que le marché publicitaire est moribond pour les médias? Quant aux marques, elles n’attendent que ça: explorer des nouveaux formats pour communiquer. Dans un message adressé aux plus de 300 employés de Buzzfeed, Jonah Peretti, le fondateur, dévoile les grandes directions stratégiques à venir, publicité comprise. “Nous devons être un “must buy” pour les annonceurs. Nous devons leur donner l’accès total à notre système, à nos données, notre équipe de créatifs, et notre technologie.” Mieux, une Université Buzzfeed va être lancée “pour former marques et agences à la façon de faire de Buzzfeed”. La rançon du succès, continue Jonah Peretti: “nous avons commencé il y a quatre ans avec zéro revenu et nous sommes désormais une entreprise profitable”.
Il n’y a qu’une façon de répondre à ces questions: tester des réponses, voir comment l’audience réagit et en tirer des enseignements. A contrario, rappelle le journaliste Mathew Ingram, la posture qui consiste à ruminer que Google “nous vole des contenus” et à ressasser en boucle le bon vieux passé est stérile.
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Alice Antheaume
lire le billetDans la série House of Cards, diffusée sur Netflix aux Etats-Unis, et sur Canal+ en France, il est question de manipulation politique, de relation entre politique et journalisme, de relation avec ses sources, de médias traditionnels, de pure-players, de circuit de la copie, de tweets et d’audience en ligne. Zoé Barnes, une jeune journaliste habituée à couvrir des sujets plutôt locaux et anecdotiques (le mariage d’un pompier, la création d’une aire de jogging dans la ville), se met à sortir des “scoops” fournis clés en main par Franck Underwood, le leader des représentants démocrates. Qu’est-ce qui est vrai et faux sur le journalisme dans la série? Réponses.
Qu’est-ce que le Washington Herald?
C’est le journal pour lequel travaille Zoé Barnes au début de la série. Son organisation a tout de celle des médias traditionnels: bureaux vieillots, lumière blafarde, une rédaction constituée de journalistes très expérimentés, volontiers old school, une piètre estime d’Internet en général et des réseaux sociaux en particulier, un circuit de la copie verrouillé, des difficultés à accepter qu’une histoire puisse être diffusée en ligne plutôt qu’imprimée dans les colonnes du journal, des actionnaires qui dictent aux rédacteurs en chef leur gestion des équipes et des contenus, et une place déclinante dans la vie politique américaine.
Le Washington Herald existe-il en vrai?
Il y a bien eu un journal portant le nom du Washington Herald, aux Etats-Unis, entre 1906 et 1939. Dans House of Cards, le Washington Herald ressemble au Washington Post – racheté cet été par Jeff Bezos –, même si celui-ci a fait une large place au numérique et n’a pas une vision d’Internet aussi caricaturale que celle que l’on voit dans la série. Le Herald est en fait le symbole des grands quotidiens américains traditionnels. Les scènes ont d’ailleurs été tournées dans les bureaux du Baltimore Sun, à Baltimore, et non à Washington, déjà le cadre fictionnel de la cinquième saison de la série The Wire. Un lieu de tournage “très déprimant”, a lâché l’actrice qui joue la correspondante à la Maison Blanche du Washington Herald, constatant que la moitié des bureaux de cette rédaction ont été fermés. Un écho à la grave crise que traverse la presse américaine: près de 20.000 emplois de journalistes ont disparu depuis 2008, en attendant une disparition annoncée des versions papier.
Qu’est-ce que Slugline?
C’est le pure-player dans lequel Zoé Barnes va travailler après sa démission du Washington Herald. «Slug» désigne, en anglais, le label que l’on accole à un contenu journalistique pour le catégoriser, par exemple “JAPON-ECONOMIE”. C’est aussi le terme qui désigne, sur les tournages, le panneau sur lequel est indiqué “intérieur” ou “extérieur”, le nom de l’endroit où est filmée la scène, et si c’est la nuit ou le jour, rappelle Beau Willimon, le producteur d’House of Cards, interrogé par le site Poynter.
Quel pure-player se cache derrière Slugline?
Dans la vraie vie, Slugline n’existe pas. S’il naissait aujourd’hui, il serait le prochain Politico, un média né en 2007, dont la rédaction est installée à côté de Washington, et qui fait de l’ombre au Washington Post. “D’ici six mois, Slugline sera ce que Politico était il y a un an et demi”, explique Zoé Barnes dans la série. “Tout le monde à Politico a les yeux rivés sur Slugline parce qu’ils publient les informations avant eux”. Slugline serait en fait un avatar de Twitter, pour le côté “breaking news” et pour les locaux, et de Buzzfeed, pour la stratégie éditoriale. Chez Twitter, à San Francisco, les bureaux à cloisons individuels ne sont pas de mise, chacun se promène avec son ordinateur et travaille où il le souhaite, et, de même, à la rédaction de Slugline, les rédacteurs se vautrent avec leurs ordinateurs sur une allée de poufs. Autre point commun entre Slugline et Buzzfeed: recruter des vedettes de la profession. Slugline recrute ainsi d’abord Zoé Barnes devenue une star grâce à ses scoops clés en main, puis la correspondante de la Maison Blanche historique du Herald Janine Skorsky, un peu comme Buzzfeed a recruté entre autres Ben Smith, venu de Politico, pour monter sa section politique et la rédaction en chef.
Etre correspondant à la Maison Blanche, ce n’est plus le Graal journalistique?
La réponse dépend du profil du journaliste. Zoé Barnes se voit proposer le poste de correspondante à la Maison Blanche, mais elle le refuse. Pour elle, “la Maison Blanche, c’est là où l’information meurt. Tout est mis en conserve, avec tous ces communiqués de presse parfaitement préparés (…) Ce poste était prestigieux quand j’étais au lycée, maintenant, c’est un mouroir.“ Pas tout à fait faux, concèdent David Carr, du New York Times, et Jake Sherman, de Politico, qui rappellent que ce poste consiste à couvrir toute l’actualité du président de la République américain, de le suivre lors de ses voyages, d’assister aux conférences de presse et autres briefings à la Maison Blanche. Les quelques scoops qui surviennent sont donnés, reprennent-ils, à des journalistes choisis en conséquence.
Est-il vrai qu’il n’y a pas de circuit de la copie dans les pure-players?
A priori, il y a un circuit de la copie dans tout média digne de ce nom. En ligne, le processus est parfois – mais pas toujours – plus léger, grâce à des systèmes de publication moins contraignants que ceux prévalant dans les rédactions papier. A plusieurs reprises, on entend Zoé Barnes se plaindre au Washington Herald de la lourdeur du processus: “dans combien de temps peut-on le publier sur le site?”, demande-t-elle, alors que ses rédacteurs en chef font relire son papier par le service juridique avant publication. A Slugline, c’est presque caricatural tant le circuit de la copie semble inexistant: “chacun est un agent libre” et “publie ce qu’il veut, d’où qu’il soit”, “la plupart écriv(ant) depuis leurs smartphones”. Une ambiance qui rappelle les journées des contributeurs de Buzzfeed, et celles de Matt Stopera notamment qui, avant 9h du matin, est en short dans son appartement et a déjà lu tous les Tumblr qui comptent et parcouru tous ses flux RSS.
Quand on est journaliste, peut-on s’inviter à 22h30 chez un homme politique?
Non, sauf si on y a été invité. C’est pourtant ce que fait Zoé Barnes en toquant à la porte de Franck Underwood. “La seule raison qui pourrait me pousser à m’incruster de la sorte chez le représentant des démocrates au Parlement”, commente Jake Sherman, qui couvre le Congrès américain pour Politico, “c’est si jamais j’avais la preuve qu’il avait tué quelqu’un”.
La relation entre Zoé Barnes et Franck Underwood est-elle crédible?
La proposition que fait Zoé Barnes à Franck Underwood tient en une phrase, trois propositions: “je protège votre anonymat, j’imprime ce que vous me dites, et je ne pose jamais de questions”. Tous les rédacteurs en chef à qui j’ai demandé s’ils trouvaient cela vraisemblable m’ont dit: “je ne peux pas croire qu’un journaliste propose de ne pas poser de questions”. En revanche, oui, c’est plausible qu’un journaliste ait une aventure avec un politique, une pratique devenue une “tradition”, selon cet article de Télérama sur les dilemmes des journalistes politiques qui répertorie les cas en France: Valérie Trierweiler/François Hollande; Béatrice Schönberg/Jean-Louis Borloo; Michel Sapin/Valérie de Senneville, etc.
Le problème de ce marché – outre qu’il est jugé “dégradant” par la grande majorité des femmes journalistes – c’est que, dans l’histoire, le Washington Herald est manipulé et fait le jeu d’une source unique. Voilà pourquoi, à Bloomberg et dans d’autres organisations, une personne au moins dans la rédaction aurait dû connaître l’identité de cette source pour éviter de devenir l’outil d’un jeu politique.
Alice Antheaume
lire le billet
14 juin 1990: le premier contenu signé Bloomberg est publié. «C’était quatre ans avant que Netscape ne fournisse Internet au monde, marquant le début de la fin des journaux comme principale façon de s’informer. Nous ne le savions pas au moment de commencer», se souvient Matthew Winkler, co-fondateur de Bloomberg News avec Michael Bloomberg, le maire de la ville de New York. «Ce que nous savions, c’est que ceux qui travaillent sur les marchés, dans la finance, les affaires, l’énergie et autres avaient besoin d’être informés en temps réel».
Invité à donner la leçon inaugurale de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, lundi 2 septembre 2013, Matthew Winkler détaille les fondamentaux de Bloomberg, à savoir la règle des 5F (first, fastest, factual, final, future) et les dix principes exposés dans The Bloomberg Way: a guide for reporters and editors (éditions Wiley), la Bible des journalistes de cette maison, un manuel de 376 pages qui «oblige les journalistes à être les agents de leurs lecteurs, et non les agents de leurs sources».
>> Voir la vidéo “pour réussir dans le journalisme” filmée à Sciences Po avec Matthew Winkler >>
1. Ce n’est pas de l’information si ce n’est pas vrai.
Notre métier, est-il rappelé dans The Bloomberg Way, c’est de publier des faits, et non des rumeurs. Spécificité de Bloomberg, «nous couvrons la spéculation, qui infléchit ce que les traders et les investisseurs achètent ou vendent. La spéculation n’est pas une rumeur. Nous savons si un prix baisse ou monte, c’est un fait. La raison de la fluctuation de ce prix – motivation des traders – peut être vraie ou fausse. La conséquence, qui est d’acheter ou vendre, est factuelle.» Au quotidien, un journaliste doit vérifier chacun des éléments suivants avant publication: noms des personnes, leurs dates de naissance, leurs fonctions, leurs descriptions physiques, les noms des sociétés, les lieux, la description de ces lieux, les chiffres (dates, statistiques, pourcentages, etc.) ainsi que les anecdotes rapportées. Cela sous-entend être capable de dire d’où tel ou tel fait sort et avoir la preuve qu’il est juste.
2. L’information n’est pas une denrée de base.
Les anecdotes prouvant que le journaliste était sur place, que personne d’autre n’a vues et ne serait susceptible de raconter, sont la preuve de la justesse de l’information et garantissent l’originalité de la couverture journalistique. «Nous avons l’obligation de donner autant de détails possibles sur ce qui a été dit ou fait», édicte The Bloomberg Way. Cela sous-entend fournir aux lecteurs des documents, des liens vers des contenus complémentaires, des citations, des données, des vidéos, sons et photos, et des graphiques…
3. Nous sommes définis par les mots que nous utilisons.
Précision et brièveté obligatoires. Mieux vaut préférer les mots courts aux mots longs, les mots communs aux mots à la mode, les mots concrets plutôt que les mots abstraits. Mieux vaut aussi utiliser la voix active plutôt que passive, et couper en deux une phrase qui nécessiterait, à la lecture, de reprendre sa respiration avant d’atteindre le point final.
4. Montrer plutôt que dire.
L’assemblage de faits et d’anecdotes suffit à prouver au lecteur que ce qu’il lit est vrai. Selon le manuel de Bloomberg, les journalistes doivent éviter à tout prix les adjectifs et adverbes, biaisés et vagues, au profit de verbes, de noms et de chiffres bien choisis. Quand on écrit des «grosses ventes», que signifie «grosses»? Est-ce une augmentation des ventes de 20%? 50%? 75%? Puisque le lecteur ne peut le savoir, un bon journaliste évite donc l’emploi de «grosses» et met le pourcentage requis à la place.
>> L’Ecole de journalisme de Sciences Po lance une mention journalisme économique >>
5. L’information est surprenante – ou n’est pas.
Selon The Bloomberg Way, un papier doit contenir a minima l’information qu’il entend délivrer, et expliquer dès les premières lignes pourquoi elle sort aujourd’hui, pourquoi c’est important, et qu’est-ce que cela a de nouveau et de surprenant par rapport au contexte. Bref, répondre à la question suivante: «que savons-nous aujourd’hui que nous ignorions hier?».
6. Les personnes font l’information.
La règle est connue, et est sans doute encore plus vraie lorsqu’il s’agit de couvrir l’actualité financière et économique, volontiers impersonnelle. Il faut veiller à incarner l’information, à la personnifier, c’est-à-dire mentionner des personnes clés, et notamment les acteurs et les victimes. «Plus les noms de ces personnes sont connus, plus l’audience sera grande».
7. Non «fait maison», et alors?
Pas question, à Bloomberg, de faire l’impasse sur une information sous prétexte qu’elle a été sortie par une rédaction concurrente. Si cela survient, The Bloomberg Way prescrit à ses journalistes de 1. donner tout de suite la dite information (et sa source) et 2. avoir de nouvelles éclairages et développements sur cette histoire. Dans le même esprit, les journalistes sont priés de trouver des liens pertinents pour enrichir leurs sujets. Il ne s’agit pas là d’insérer un lien vers le site de la société dont ils parlent sur le nom de celle-ci, ce qui serait pris pour de la publicité, mais de proposer des contenus complémentaires et susceptibles d’intéresser le lecteur.
8. Suivre le sens de l’argent.
«Suivez le sens de l’argent et vous comprendrez la politique», est-il écrit dans ce manuel, qui estime que la même approche peut être observée pour couvrir les catastrophes naturelles et les guerres. Combien cela coûte de détruire? Combien cela coûte de reconstruire? Comprendre le rôle de l’argent, sous toutes ses formes, permet d’y voir plus clair sur tous les sujets, financiers, économiques, politiques, et sociaux.
9. Des histoires pour tous et toutes.
Les clients de Bloomberg s’y connaissent en économie et en finance, mais la plupart des lecteurs ont un niveau de connaissances moindre en la matière. Or un journaliste de Bloomberg doit s’adresser tout autant aux traders qu’à ceux qui consultent le site, les vidéos de Bloomberg TV, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient. A lui de savoir écrire simplement.
10. Plus il y a de préparation, plus la chance nous sourira.
«Vous voulez avoir un scoop? Préparez-vous». Cela ne tombe pas du ciel. La collecte permanente de détails sur les sociétés et les décideurs économiques est essentielle car «la connaissance, c’est le pouvoir», peut-on lire dans The Bloomberg Way. Pour ce faire, les journalistes sont encouragés à dresser des listes en fonction du domaine qu’ils couvrent: les 10 sociétés les plus importantes du secteur industriel, les 10 sociétés qui sont les plus profitables, les 10 sociétés qui sont les plus endettées, les 10 acteurs clés du secteur de l’énergie (et pourquoi), les 10 experts de l’éducation, etc. Une fois ces listes effectuées, charge au journaliste de rendre visite à ces personnalités pour discuter avec elles. Un bon journaliste, reprend The Bloomberg Way, a lu tout ce qui avait été écrit sur son sujet avant de partir en reportage: rapports, expertises, audits, articles, comptes financiers, etc. Plus le journaliste engrange de connaissances, plus il peut poser des questions qui ont du sens. La rançon pour trouver un scoop dans une botte de foin.
Parmi les autres conseils trouvés dans The Bloomberg Way, en voici quelques uns:
– travailler de longues heures sans faire de pause n’est pas une vertu. Le risque est de ne plus avoir l’esprit assez frais pour repérer les bonnes informations. «Même s’il est rare de voir des gens l’emporter sans effort ni peine, il est tout aussi rare de voir des gens faire de leur mieux en étant fatigué.»
– un bon reporter ne considère pas un «non» comme une réponse.
– «les meilleurs journalistes n’ont pas besoin d’être supervisés. Ils n’attendent pas qu’on leur dise quoi faire. Ils savent quoi faire.»
>> Les commandements d’Alan Rusbridger, le rédacteur en chef du Guardian, invité de l’Ecole de journalisme de Sciences Po l’année dernière >>
Bonne rentrée!
Alice Antheaume
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