A 88 ans, Michel Bouquet revêt à nouveau l’habit de Bérenger 1er sur la scène du théâtre Hébertot dans « Le Roi se meurt » d’Eugène Ionesco. Son épouse Juliette Carré marche à côté de lui dans le rôle de la reine Marguerite pour cinquante exceptionnelles et inoubliables représentations.
C’est l’histoire tragique et pitoyable d’un roi qui fut grand et qui voit son territoire s’effondrer dans l’abîme. Avant même les trois coups, Georges Werler choisit d’ouvrir le bal par la tempête et l’orage, ô rage… avant que ne défilent les sujets de ce monarque en voie de rétrécissement : son vaillant soldat, sa première et terrifiante épouse, flanquée de sa servante, sa seconde et délicieuse femme, son médecin et bourreau. Tous le poussent vers les portes de l’au-delà, malgré lui d’abord, et en gagnant peu à peu sa résignation, puis son consentement. Avec cette pièce, écrite par Ionesco en vingt jours en 1962 (il a alors 52 ans et encore 32 ans de vie devant lui), il serait facile d’employer tous les registres, de hurlement à la vocifération, de la plainte, à la rage, comme tout homme qui s’aventure en ces terres peut passer par tous les degrés de la gamme. En vingt ans, Michel Bouquet et Juliette Carré ont pu les rôder tous et adapter ce sujet protéiforme aux réflexions de l’actualité. Ainsi en 1994, Bernard Pivot, recevant Michel Bouquet sur le plateau d’Apostrophe, s’appuyait sur les racines roumaines de Ionesco pour chercher les ressemblances entre Bérenger 1er et le tyran Ceaucescu. Limiter « le Roi se Meurt » à « la fin des Ceaucescu, ce serait réducteur », souriait l’acteur qui avait suffisamment bien connu et joué Ionesco pour rappeler ses liens intimes avec la dame blanche : « A 4 ans, il a été saisi par l’idée de la mort et elle ne l’a jamais quittée. » Et d’ajouter, humblement : « Je joue une pièce parce que je la trouve admirable, je suis pas sûr du tout de pouvoir y arriver. Cela vaut la peine de dire ces mots pour les gens. »
Vingt ans après, Michel Bouquet pointe très précisément pour nous l’idée qu’il effleurait jadis : « ce don d’enfance du roi Bérenger », le jeu avec la mort qui vient, en définitive lui apporter « ses grâces : la sénilité, le gâtisme, l’oubli… ». “Chaque soir, c’est Eugène qui me prend la main, dit-il sur France Inter : “Apprenez-moi la sérénité, apprenez-moi la régignation !” Les mots d’Ionesco prennent encore une autre dimension avec le débat sur la « fin de vie », sur l’acharnement thérapeutique ou l’obstination déraisonnable. Les ignorants que nous sommes abordent difficilement les vraies questions : comment l’amour même, ou certaine figure de l’amour, au dernier jour, peut nous encombrer ? Comment peut-on finir par préférer à l’aveuglante lumière du jour, la clarté obscure des ténèbres ? A chacun son étape sur ce chemin ardu. Avec Juliette Carré, tout aussi magistrale, tous deux polissent et apprivoisent ce texte immense pour mieux l’emmener vers une simplicité lumineuse, comme cet ultime autoportrait de Pablo Ruiz Picasso en 1972, « le jeune peintre ». Avec leur rude simplicité, ils nous aident à donner à la mort un visage qui sourit.
Le Roi se meurt de Eugène Ionesco, Mise en scène Georges Werler, Avec Nathalie Bigorre, Michel Bouquet, Juliette Carré, Pierre Forest, Lisa Martino, Sébastien Rognoni. Au théâtre Hébertot, 23 bd des Batignolles, Paris 17e, 50 représentations exceptionnelles à partir du 26 février.
Michel Bouquet, qui a reçu le Molière 2005 du meilleur comédien pour “le Roi se Meurt” est nominé pour son rôle dans le film Renoir pour le César 2014 du Meilleur Acteur à la 39e nuit des César le 28 février 2014.
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elle a connu Gustav Mahler et Franz Kafka, elle a survécu deux ans dans le camps de Terezin en jouant du piano pour les autres détenus. Elle est le sujet d’un documentaire nominé aux Oscars : The Lady in Number 6 : Music saved my Life. Elle nous a quitté hier. Ses mots nous accompagnent.
“Beethoven est un miracle”
« Si on peut jouer de la musique, tout n’est pas perdu. Elle nous conduit sur une île de paix, de beauté et d’amour. La musique est un rêve»
«Je pense que je vis mes derniers jours, mais cela n’a pas vraiment d’importance car j’ai eu une vie magnifique. J’ai traversé nombre de guerres et j’ai tout perdu à de nombreuses reprises, y compris mon mari, ma mère et mon fils bien aimé. Pourtant la vie est magnifique et j’ai tant de choses à apprendre. Je n’ai ni la place ni le temps pour le pessimisme et la haine»
« Chaque jour est magnifique. Tout ce qu’on vit est un cadeau, un cadeau que l’on doit chérir et passer à ceux que l’on aime»
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Il l’écoute, il la regarde, il la soutient, jamais il ne l’oublie, ni ne la délaisse. Sa main est berceau, sa baguette caresse. Il met le monde à ses pieds et il s’oublie pour elle, il l’aime du murmure à l’extase, du premier au dernier souffle. Dans l’ombre de la fosse, le chef Daniele Callegari est un grand amoureux. Ses racines milanaises l’aident-il à exprimer toute la sensualité du tempérament italien ? Il est le seul dans cette glaciale tragédie de Madama Butterfly à exprimer sensualité et tendresse. En symbiose avec lui, les musiciens de l’orchestre habillent le plateau quasi-nu de l’Opéra Bastille d’un foisonnement de timbres, de couleurs, cascades et guirlandes. Comme ces fleurs que Butterfly arrache au jardin pour en joncher le sol de sa pagode. Butterfly, de l’aveu de Puccini lui même, est son opéra « le plus sincère et le plus expressif ». Après La Bohème et Tosca, Puccini se passionnait pour ce portrait de femme, la fragile et troublante Cio-Cio San (madame Papillon en japonais). Comment ne pas être bouleversé par le destin, inspiré par les innombrables petites fleurs japonaises, vendues au XIXe siècles pour quelques poignées de yens à des officiers américains et rapportées par une nouvelle de John Luther Long.
Braise et glace, retenue et passion, c’est ce qui fait la magie de cette production légendaire de l’opéra Bastille. Il y a un peu plus de vingt ans, en 1993, Bob Wilson file jusqu’à l’extrême la métaphore du papillon dans une mise en scène à la perfection idéale. Scène vide, tuniques et postures hiératiques qui mettent à nu les âmes, de l’égoïste inconscience de Pinkerton à la détermination sacrificielle de Butterfly pour mieux les nimber de halot colorés, traduction de leurs émotions.
Sur scène, pour sa prise de rôle, avec la vigueur de ses 31 ans, Teodor Ilincai incarne cash un Pinkerton à la voix aussi tranchante que le sabre des samouraïs. Du grand air de la nuit de noce, à la fin du 1er acte, jusqu’à la terrible fin de Butterfly, ses aigus percent mieux que la pointe de l’entomologiste. Sans jamais le toucher, ni l’effleurer, Svetla Vassileva marche à tout petits pas vers sa dernière heure, portant en grande tragédienne, les deux airs les plus beaux du répertoire, de « un bel di », un beau jour, et « con onor muore » , (que meure avec honneur). Sharpless (Gabriele Viviani) et Suzuki (Cornela Oncioiu) tiennent honorablement leur place, compatissants, mais impuissants à adoucir la sombre destinée de l’éphémère et adorable papillon.
Paris, Opéra Bastille, jusqu’au 12 mars 2014. Giacomo Puccini (1858-1924) : Madame Butterfly, opéra en trois actes de sur un livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa. Mise en scène et lumières : Robert Wilson ; costumes : Frida Parmeggiani ; chorégraphie : Suzushi Hanayagi. Avec Svetla Vassileva, Cio-Cio San ; Cornelia Oncioiu, Suzuki ; Teodor Ilincai, F.B Pinkerton ; Gabriele Viviani, Sharpless ; Carlo Bosi, Goro ; Florian Sempey, Yamadori ; Marianne Crébassa, Kate Pinkerton ; Scott Wilde, lo Zio Bonzo. Orchestre et choeur de l’Opéra National de Paris (chef de choeur : Alessandro di Stefano), direction : Daniele Callegari
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Quittez Paris, quittez la pluie, fuyez les vents et les tempêtes, marchez le long des quais, passez la grille du jardin, longez les allées où dorment les kangourous et les aras, et pénétrez (quand vous le pourrez) dans les Grandes Serres du Jardin des Plantes. Un autre univers s’ouvre à vous. Un monde de merveille. C’est Mille & une orchidées, deuxième édition de ce cadeau qu’Eric Joly, le maître discret de ce jardin extraordinaire fait aux amoureux de rêve et de nature.
D’abord, baignez dans la luxuriance. La précieuse blancheur des grandes serres, ce décor de jungle idéale. Votre instinct se réveille. Quoi nul reptile mortel ne sommeille ? Nul jaguar ne guette ? Alors s’offre à vous l’abondance. Entre les lianes et les philodendrons géants qui déclinent leurs verts profonds, une pluie légère de couleurs, de blancheur, d’irisation. D’invisibles djinns ont semé des myriades de fleurs, corolles, coupes, vases, clochettes, comme un étonnant semis de papillons multiformes. Des brassées de couleurs, des senteurs subtiles, d’autres envoûtantes….
« J’ai parfois pour une Orchidée, une passion qui dure autant que son existence, quelques jours, quelques soirs… » , confiait Guy de Maupassant. Oui, mais voilà, les botanistes recensent près de 30.000 espèces sur les cinq continents. Nicolas Bondourd, a choisi d’être fidèle à cette multitude. Depuis l’âge de 15 ans, dans la cave de sa mère, il leur voue une passion humble et durable. A 24 ans, muni d’un premier bagage acquis chez le seigneur Vacherot & Lecoufle, il a construit sa serre, la Cour des Orchidées. Dix ans plus tard, ses cultures et ses créations accueillent les visiteurs à l’entrée des Grandes Serres. Floraison d’Oncydium, panier de Paphiopedilum originaires de Thaïlande et du Vietnam, tapis de discrètes Lycastes dorées, corolles taquines de Masdevallias orangés, somptueux Catleyas roses et pourpres. Pour l’heure, renoncez à connaître ces noms savants, retenez simplement leur essence : orchidée, qu’en Asie, on baptise de cette si féminine syllabe : Lan. Enivrez-vous en silence de tant de sensations, ému et attendri que la nature, et l’homme parviennent à s’unir pour imaginer tant de beautés. Approchez un peu plus et imaginez-vous insecte, jouant entre leurs feuilles et cueillant sur leurs lèvres un nectar fécond.
Exposition Mille & une orchidées des 5 continents , jusqu’au 10 mars 2014, dans les Grandes Serres du Jardin des Plantes au Muséum national d’Histoire Naturelle, 57 rue Cuvier, Paris Ve. Tours les jours (sauf mardi) de 10h à 16h45. Tarifs : 4 et 6 euros.
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Les Fâcheux de Molière, au Théâtre de l’Epée de Bois, mise en scène Jean Denis Monory (la Fabrique à Théâtre)
Allumez les bougies, lentement, une à une, pendant que l’on s’assied, un peu bruyamment, installer simplement, le calme, le silence, aider chacun à faire la lumière en lui. Voici le décor, trois rideaux noirs, de part et d’autre, comme des toiles attendant d’être peintes, une large trompe l’œil en fonds de scène, où trois topiaires, de part et d’autres, dessinent la perspective imaginaire qui poursuit le triangle où se joue la pièce. La scène, c’est là où l’on voit et où l’on est vu. Tout autour, ce n’est que rumeur et pénombre.
Silence dans la salle, pleine et chaude. On est venu de loin pour voir au Théâtre de l’épée de bois, à la Cartoucherie de Vincennes, la dernière des Fâcheux, de Molière. On ne la voit pas si souvent cette pièce un peu oubliée, donnée le 17 août 1661 à Vaux, lors de la funeste fête qui déclencha l’ire du Roi contre son Surintendant des Finances, Nicolas Fouquet. Etrange méli-mélo de rencontres et de genre. Composée en quinze jours par Molière, associé à Lully et Beauchamp, les compositeurs du rois et à Paul Pellisson, le secrétaire particulier de Fouquet. Belle liberté sur scène que ce métissage de théâtre, de danse et de musique, à mi-chemin entre commedia dell’arte, entre musique et opéra. Argument léger, presque faible : Eraste, le marquis amoureux, est empêché de retrouver son Orphise, de toutes manières et par toutes sortes de fâcheux, jusqu’à ce qu’un happy end lui gagne malgré tout la main de sa dulcinée.
Amoureux du baroque et de la fantaisie, Jean-Denis Monory donne sens et mouvement à cette satire de la société mondaine. Joueur de carte, militaire, coquettes, aventuriers, mauraudeurs, quémandeurs et philosophes bavards, enrhumés et autres catarrheux, en tous genre voltigent devant les bougies, comme autant de lucioles trouble-fête. Bastien Ossart ouvre le bal, valet de pied trop empressé, à la fois comédien et danseur ou danseur et comédien, comme tous en cette ère baroque et comme la plupart sur scène ce soir, de Camille Metzger à Gudrun Skamletz et Alex Sander dos Santos. D’autre sont plus musiciens que danseurs, mais tout autant comédiens. Il y a Manuel de Grange à la guitare baroque, Vojtech Semera au violon, toujours baroque et Jennifer Vera, flûtiste et tambourinaïre. Malo de La Tullaye (Eraste) est harcelé par tout ce monde, comme par autant de moustiques. Le pire est sans conteste Jean-Denis Monory qui reprend le, ou plutôt les, rôles de Molière, incarnant tour à tout, un passant, un chanteur, un militaire, un joueur, unchasseur, une blonde, un philosophe et le vieux tuteur.
Dans la salle, le public se régale à ouïr le vieux « françois » avec ses consonnes sonores et ses voyelles chantantes. Puis s’enchante devant les ballets et les cascades réglées comme du papier à musique. On joue, on danse, on chante, on pouffe, on rit, on applaudit, on est heureux. La dernière était hier… Et l’on rêve déjà de l’entendre à nouveau en plein air, comme messieurs Molière et Lully l’avaient imaginé en leur temps…
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Face aux Tuileries, à deux pas de la Concorde, le Meurice cultive les contrastes, de Salvador Dali à Pauline Carton, l’inoubliable interprète de « Sous les palétuviers » surnommée par Guitry la « bibliothèque ambulante », qui y vécurent, sans oublier le général Dietrich von Choltitz, sauveteur des ponts de Paris condamnés par son Führer en août 1944. Sous l’impulsion de son président, Pierre Leroy, fidèle de Lagardère et bibliophile éclairé, qui la préside depuis quelques mois, L’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine y recevait ses amis mécènes et artistes : Pierre Bergé, Vénus Khoury-Ghata, Jean-Marie Colombani, Jean–Pierre Elkabbach pour un premier dîner parisien, destiné à dévoiler un peu mieux ses trésors de l’Imec et à chercher les idées et les fonds pour les révéler au plus grand nombre et les valoriser.
L’IMEC, c’est une idée incroyable jaillie un peu par hasard de l’esprit de deux férus d’édition, Olivier Corpet et Pascal Fouché il y a tout juste 25 ans et qui protège tout ce fatras dont on ne sait la plupart du temps que faire quand quelqu’un disparaît : correspondances, esquisses, carnets, tout ce qui fait le quotidien d’un créateur. A ce jour, cette jeune beauté détient ainsi les fonds de 600 personnalités, de Marguerite Duras à Antoine Vitez, en passant par Alain Robbe-Grillet, Michel Foucault et Patrice Chéreau. Jacques Massot, DRH du groupe EADS pendant plus de 25 ans, garde un souvenir ému de ces années où il avait découvert dans les sous-sols de la maison Hachette, boulevard Saint Germain, des caisses de vieux papiers qui avaient révélé des trésors littéraires perdus. En ces années 1990, par la volonté de l’éditeur Christian Bourgois et de René Garrec, président du conseil régional du ce trésor digne du roman d’Umberto Eco, le Nom de la Rose s’est incarné à l’abbaye d’Ardenne, sise dans le bucolique village de Saint Germain-la Blanche Herbe, aux portes de Caen. Les chercheurs et auteurs sont accueillis là pour consulter les volumes ou archives conservés dans l’ancienne abbatiale ou au réfectoire où ils peuvent loger. Toute l’année, une programmation artistique et culturelle fait vibrer les voutes de la grange dîmière. Emmenée par sa directrice Nathalie Léger, la vaillante équipe de l’IMEC défriche sans cesse l’inépuisable terreau de l’inspiration. Convaincus par le directeur littéraire Albert Dichy, Tahar Ben Jelloun, Jacques Derrida, Jacques Rigaud ont lui confiés leurs cartons. « S’ils évitent la mort brutale, l’Imec offre aux auteurs une possibilité d’extension de leur œuvre, sourit l’étincelant Gabriel Matzneff qui évoque à propos comment son ami Henri de Montherlant avait pris soin d’ordonner sa correspondance avant de mettre fin à ses jours le 21 septembre 1972, au 25 quai Voltaire où il avait vu le jour 77 années plus tôt. Lui, a choisi d’offrir de son vivant ses archives à l’IMEC, dont il est ce soir l’invité. A 78 ans, il porte toujours l’impeccable costume de ses trente ans et garde la beauté rare des très belles plantes dont on ne sait très bien si elles sont, ou non, carnivores.
Les discours se succèdent. Pierre Leroy et Nathalie Léger autour des missions et des projets de l’Imec, et en forme de dessert spirituel, quelques mots de Lorraine Audric sur le travail réalisé autour du fonds de la photographe Gisèle Freund et sur la prochaine exposition organisée en sa mémoire à Berlin. C’est aussi l’IMEC qui prêtera à la Bibliothèque du Centre Pompidou le fonds de Marguerite Duras pour une rétrospecitve organisée en octobre prochain, à l’occasion de son centenaire. Autre grand chantier, virtuel celui-là, la numérisation des archives, une forêt de papiers pour élever les esprits et nourrir d’autres rêves.
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Samedi 30 novembre, à 7 heures du matin, Bernard Le Solleu, notre frère de plume, a rejoint Cendrars, Camus et Guilloux au paradis des écrivains. Impossible de parler de lui au passé. Bernard, pour nous tous ses amis, c’est la vie, c’est l’humour, c’est la fidélité, l’amitié toujours attentive, c’est la pertinence et aussi, parfois, comme une pirouette inattendue, l’impertinence.
Bernard, son regard d’abord, bleu, plus bleu que les cieux de Saint Malo les jours de grand vent. Bernard, son sourire pétri d’intelligence. Bernard, sa barbichette de corsaire tendre, à la fois rugueuse et douce.
Le fils d’Yvonne et d’Henry, ébéniste, est né 1er juin 1951 à Trémuson (Côte d’Armor). Tout petit, il aimait déjà les livres. Elève doué, il file au lycée, heureux de voyager, de bouger, d’apprendre. Rencontre avec Hélène, ils s’offrent leurs 18 ans. Bachelier dans le Technique ? Pas question. Le jour des premières épreuves, il quitte la salle à la fin e la première heure et choisit de redoubler en littéraire. Petits boulots à Ouest-France pour porter les plombs de l’imprimerie à la rédaction. Le métier rentre. Essais de brèves, fierté du premier papier signé puis, dès 1972, du premier CDD. Le Canard, comme on dit entre nous, il ne le quittera plus. A Rennes, au Pré-Botté, à Nantes, des années au Marin, reporter des côtes et des ports, observateur attentif des remous de la Marine Marchande, des derniers élans de la Grande Pêche et, en 1985, cap sur la Capitale pour couvrir la rubrique maritime.
Paris, port-de-mer. La rédaction d’Ouest-France brille comme un phare. Côté Ouest, le bureau de Bernard touche la fenêtre, avec vue imprenable sur les Champs-Elysées, la plus belle avenue du monde. Petit balcon avec vue sur le Fouquet’s et sur les défilés du 14 juillet. Sur son scooter aux ailes rouges, il sillonne les beaux quartiers, traque conseillers, ministres et syndicalistes. Place de Fontenoy, le tout jeune portefeuille de la Mer n’a pas de secret pour lui. A La Défense, il a ses entrées au siège de la Compagnie Générale Maritime. Pince sans rire, il révèle les petits secrets du porte-avion Clemenceau où la Grande Muette l’a embarqué. Sauveteur dans l’âme, au pied levé, il part à Zeebrugge pour le naufrage du Herald of Free Enterprise, pêche la morue au Canada avec les descendants des Terre Neuvas, embarque par gros temps à bord du remorqueur Abeille Flandre… Années d’euphorie, années d’insouciance. Dans la petite maison sur les hauteurs de Meudon, Mickaël et Antoine ont rejoint Yann, bientôt arrivera Tristan. Hélène gère tout ce petit monde entre Paris et Saint-Malo. Le dimanche, avec les garçons, on joue au foot. L’été, après les balades en Vaurien sur l’Erdre, place au Bombard sur la Rance, des excursions entre les cailloux aux lentes descentes entre Pleudihen et Le-Minihic.
Début 1990, le premier quotidien de France déménage, à deux pas de l’Elysée, au plus près du pouvoir. Adieu la grande rédaction conviviale dans le vieil appartement familial des fondateurs. Bonjour les pièces à la moquette épaisse dans l’immeuble austère des assureurs. Au 8e étage, les larges baies ouvrent sur le Sacré Cœur. Des bibliothèques réchauffent les murs, partout des livres, par piles entières, au risque parfois de voir tout s’écrouler. La page Marine rétrécit comme peau de chagrin. Le temps de mettre sac à terre pour embarquer dans de nouvelles aventures : Médecine, Environnement, Société, Justice. L’Ouest regarde Paris et la France par les yeux de Bernard, toujours à l’affût du mot juste qui rendra tout lisible, du détail qui en dira plus que des volumes d’analyse. Entretiens en tête à tête : le sage Robert Badinter, l’humaniste Albert Jacquard Serge Klarsfeld, le chasseur de nazis, Christian Taubira, militante de l’avancée des droits pour tous, Mona Ozouf, la fille de l’Ouest. Grands procès à huis clos où il croque avec précision la comédie, parfois la tragédie, humaine. De Rio au Rwanda, du Palais de Justice à la Cité des Sciences. Premiers commentaires de une, comme autant de fanaux pour faire entendre au lecteur la voix du bon sens. Le scooter rouge virevolte et finit toujours par remonter, souvent tard le soir, quand tout est bouclé, sur les collines entre l’Observatoire et la maison de Rodin.
Arrive un nouveau millénaire. La presse s’essouffle, les articles rétrécissent : 120, 80, 50 lignes. Chaque mot, chaque papier et chaque pas sont désormais comptés. La bataille se fait de plus en rude : combattre pour l’égalité des droits ; lutter contre le repli, le racisme, l’indifférence ; chercher toujours en l’autre ce qui est bon ; porter la joie, la tolérance, l’humilité ; vaincre le mal en soi-même. Parfois, le découragement. Le temps est-il vraiment venu de rentrer au bercail ? Un seul remède : chercher dans l’autre ce qui le rend plus beau : la musique, les arts, les livres qui font le lien. Croire avec détermination que tout peut aller mieux demain, chercher en chacun ce qui le rend meilleur et plus humain. Et l’écrire dans le journal. Et le dire à ses amis. Partager les meilleurs rayons du soleil, vivre le Paris de toujours, longer la Seine, de Montparnasse à l’île de la Cité. Jusqu’au jour où le souffle manque, où le fil se rompt. Est-ce ainsi que tout s’achève ?
Ta voix, ton rire, tes mots résonnent en nous et avec nous. Nous nous y arrimons, aujourd’hui comme hier. Le vent se lève, Bernard, ce n’est qu’un au revoir.
Photo Daniel Fouray DR
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Le goût des huitres. Pour les uns, c’est plutôt un dégoût, une incommunicabilité fondamentale et viscérale. Pour les autres, plus rarement, une fascination, une adoration immédiate. Et, plus généralement un long apprentissage, fait d’approches, de tentations, de petits pas, jusqu’au jour de LA rencontre.
La première huitre… Ah, on ne l’oubliera pas celle-là ! Ouverte déjà, pour nous, Offerte. Du bout des lèvres, les yeux fermés, parfois, ce goût de mer et d’iode… La fusion, furtive, entre la langue, le palais et sa chair douce et nacrée.
Après, bien sûr, il y en a d’autres, bien d’autres, des douzaines d’autres. Les péripéties de l’ouverture. Et, on n’ose à peine y penser, autant de petits cœurs palpitants mêlés tout vivants à notre richesse intérieure. Car, dans le fond, ne sommes-nous pas faits de la même eau ? Ne dit-on pas bouder ou être fermé comme une huitre… Ou encore, comparaison peu flatteuse, pour ceux qui comprennent lentement : avoir un QI d’huitre…
Alors, pour vous révéler les secrets de ces sœurs archaïques, scabreuses créatures et délices des gourmands, nous sommes allés à Locoal-Mendon, dans le Morbihan, le cœur profond de la Bretagne. Dominique Perraud travaille ici, au lieu-dit Corn er Porh, dans le pli ultime de cette petite mer. Nous l’avons accompagnée le temps d’une marée. Un travail physique, et humide, vous allez l’entendre. En circulant entre les rangées où reposent ses poches, elle nous a fait observer les règles de bon sens qui permettent à ses juvéniles de s’épanouir en harmonie avec le milieu maritime. Et, pour finir, en cette semaine du Goût, elle nous offre ses meilleures recettes. Bon appétit !
Un documentaire de Frédérique Jourdaa et Assia Khalid pour Sur les Docks sur France Culture, mercredi 16 octobre 2013 à 17h00
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Daniel Cohen est écrivain et professeur d’économie à l’Ecole normale supérieure de Paris et directeur du CEPREMAP (Centre pour la Recherche Economique et ses Applications).
Alors qu’une nouvelle fois, l’Europe revient au premier plan de la crise, approuvez-vous les polémiques autour des relations entre la France et l’Allemagne ?
Il n’est pas mauvais de hausser un peu le ton mais il ne faut pas se tromper de débat. Avec ou sans madame Merkel ou monsieur Hollande, les gouvernements de droite et de gauche doivent cohabiter. Cette crise pour nous Européens, c’est le signe que l’Europe ne se gouverne pas elle même. On a voulu se doter d’une monnaie européenne au dessus des nations et au moment de régler les problèmes qu’elle a en partie générés, on découvre qu’il faut en référer encore au parlement allemand, le Bundestag. Le minimum serait de dire qu’en cas de choix budgétaire concernant disons les banques européennes, l’instance de décision, est européenne. Cette construction a minima ne s’est pas faite. Et l’Europe retombe dans tous les travers des années 30 : un régime monétaire oblige à l’austérité qui crée le chacun pour soi et fait remonter le populisme, alors que des élections européennes et nationales importantes sont programmées en 2014.
Comment réagir ?
Il faut sortir de cette course à l’austérité qui se transforme en purge. La France doit se tenir à un plan ambitieux, mais réaliste, d’une réduction progressive de 0,5% des déficits par an à partir de 2014. Peu importe que la Commission crie ou pas si l’effort promis est engagé, et tenu. Et, en contre partie des efforts demandés, les institutions démocratiques doivent proposer au peuple une boussole politique et économique. La crise économique s’accompagne d’un doute profond sur la nature de nos institutions, sur la capacité du capitalisme moderne à assurer le bien être à ses membres. Les hommes politiques n’ont pas de recette miracle. Comme leur rôle est pour l’heure d’annoncer des mauvaises nouvelles au peuple, ils doivent être irréprochables, d’où la nécessité de supprimer le cumul des mandats et les rémunérations excessives.
La croissance peut-elle revenir ?
Le gouvernement a prévu une croissance de 1,2% pour 2014. Le programme de réduction du déficit de plus d’un point de PIB va créer une nouvelle déception. On peut aménager les contraintes, mais le dynamisme industriel et la croissance économique ne se décrètent pas. Si l’on raisonne à plus long terme, il y a une incertitude radicale sur le retour de la croissance économique. La croissance dépend d’une capacité à innover, de produire du neuf qui est imprévisible. L’Américain Robert Gordon dit que la croissance du XXe siècle était une exception liée au passage de la société rurale à une société industrielle, à l’invention de trucs formidables : l’électricité, le tout à l’égout, le climatiseur, la télévision, etc. Il n’y aura pas une deuxième vague comme cela. Depuis vingt ou trente ans, l’essentiel des progrès sont liés à la révolution informatique qui créent, parallèlement, plus d’insécurité.
Alors où trouver des raisons d’espérer ?
Travailler pour produire une œuvre, c’est beau, comme disait la philosophe allemande Annah Harendt. Il faut retrouver le goût travail. Quelques pistes optimistes (*) : saisir au bond les révolutions qui se préparent dans le domaine médical (la régénération des cellules, les prothèses, la télémédecine) ; comprendre et écouter le message des musiciens qui ont déjà commencé à apprivoiser la révolution numérique. Les arts vivants, les concerts compensent la chute des ventes. Leur revenu progresse. C’est toute la métaphore du monde moderne. Le numérique, l’informatique se substituent au travail, mais dès qu’il devient complémentaire de l’homme, alors il créé de la valeur. C’est exactement ce que disait Marx, les machines, c’est du travail mort, seul le travail vivant produit de la plus-value.
NDLR : elles sont abondamment détaillées dans « Cinq Crises, 11 nouvelles questions d’économie contemporaine », ouvrage collectif du Cepremap, dirigé par Philippe Askenazy et Daniel Cohen, Albin Michel 768 pages, 24 euros.
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Ses suites pour violoncelle de Bach dans la plus pure, la plus nue, la plus sensuelle des émotions, c’était, et c’est, cela, Janos Starker. Né à Budapest, le 5 juillet 1924, il avait fait connaissance avec son instrument en 1930, à l’âge de six ans, avant d’entrer dans la nuit, et le brouillard, où sa famille s’était engloutie. Il en était revenu. “Celui dont la flamme intéreure gèle l’air autour de lui” nous a réchauffé pendant quelques décennies de son phrasé élégant et discret, de ses rires, de ses masterclasses passionnanes et passionnées. Il nous quitte aujourd’hui, quelques mois avant de célébrer ses 90 ans, mais du paradis des musiciens, son vibrato lumineux n’en finira pas de nous éclairer.
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