C’est une petite allée baignée de soleil aux marges de la rue de la Tombe Issoire, vestige du vieux Paris. Serrées comme le grains d’un maïs, les maisons conservent une modestie presque ouvrière sans trahir la renommée de ceux qu’elles ont un temps abrités : Chaïm Soutine, Henry Miller, Marcel Grommaire et aussi Jean Lurçat, l’un des artistes le plus méconnu et le plus oublié du siècle dernier.
Comme l’affichiste Georges Mathieu, un peu trop exporté par Air France sur les ailes des Caravelle dans les années 1960, cet artiste engagé, blessé à Verdun, résistant dès 1942, communiste de toute son âme, a trouvé ici son refuge pour la vie en 1925 dans cette maison construite par son frère André sur le modèle des sept autres qui l’entoure. Le succès n’était pas encore au rendez-vous, mais il avait déjà présenté ses premières expositions personnelles à Paris avec, déjà, des tapisseries exécutées par sa mère au point de canevas.
Avec sa porte haute, étroite, ouvrant sur un jardinet dépouillé et ses volumes tout en rectangle, c’est l’image d’une société idéale, des pièces longues et étroites, où la lumière pénètre à flot, des meubles dessinés par le frère et les amis, des matériaux nobles (marbres et bois de Makassar) récupérés sur les chantiers des maisons bourgeoises réalisées rive droite pour les riches clients. Matières et couleurs froides où dominent le jaune, le noir et le bleu, dominantes de l’œuvre de Lurçat. Depuis 2009, à la mort de Simone, sa dernière épouse, elle est restée dans son jus.
En entrant, juste sur la gauche, un premier atelier au niveau de la rue au murs demeurés nus. Un petit escalier aux formes droites monte à l’étage où se tenaient les deux seules chambres de la maison, puis à un deuxième où Jean Lurçat vivait et travaillait. Un long mur aveugle porte Villa Seurat, l’immense tapisserie conçue sur mesure par l’occupant des lieux, où rayonne dans un foisonnement astrologique et végétal un immense soleil noir. Le petit canapé en velours de Pierre Chareau y règne avec discrétion face au grand bureau en marbre vert des Pyrénées dessiné par le frère André. Au fond de la pièce, la cuisine, minuscule, dorée comme un astre, et ses céramiques ensoleillées.
Un troisième étage est venu ouvrir la maison vers le ciel en 1928 grâce aux subsides retirés d’une exposition à New-York. L’atelier y remplit tout l’espace baigné de lumière. Il y retrouvait ses amis, entre deux voyages en Europe, Etats-Unis, Japon, et les tours Saint-Paul à Saint Céré, son imposante forteresse lotoise où Rossane Timoteef, sa 2e épouse, s’éteignit en 1954.
S’il fut un peintre, un céramiste renommé à ses heures, la tapisserie fut toute sa vie, son choc à Angers où il découvrit l’Apocalypse en 1937, son credo dans l’utopie communiste des années 1960-70. A l’aube de l’exposition qui présente quelques unes des ses œuvres monumentales au musée des Gobelins à Paris, la découverte de cette maison dont l’Académie des Beaux Arts et la Fondation du Patrimoine initient la restauration dans l’idée de la rouvrir au public en 2017 est une invitation intime et émouvante à pénétrer la pensée d’un homme ardent à croire, malgré la noirceur du monde, dans l’aube des lendemains qui chantent.
Ville Seurat, Maison de Jean Lurçat, Paris 14e.
Exposition Jean Lurçat (1892-1966) « Au seul bruit du soleil » Galerie des Gobelins, du 4 mai au 18 septembre 2016. www.mobiliernational.culture.gouv.fr
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L’Hôtel Biron rouvre ses portes dans une muséographie entièrement revisitée qui révèle, plus que jamais, un Rodin chercheur, précurseur, facétieux, passionné, amoureux…
Le Baiser, le Penseur, Iris, Balzac, l’âge d’airain, Eve, et les autres, ils sont tous là, mais démultipliés, expliqués, comme si, soudain, nous étions transportés au coeur de l’esprit, de la main, du sculpteur.
Catherine Chevillot, directrice du musée et ses équipes, présentent les grandes oeuvres, bien sûr, mais valorisent aussi les ébauches, les travaux préparatoires, les plâtres, les sources d’inspiration (Hugo, Carrière, Monet, Van Gogh) nombreuses et variées qui ont nourri l’appétit artistique de cet ogre créateur. La salle Assemblage et variation permet ainsi de comprendre comment des poteries cassées inspiraient le socle d’un futur marbre.
Un air de Rome, et d’ailleurs
Une collection d’antiques achetées alors au poids sur les chantiers entoure l’Homme qui marche, visages, mains, bras, corps tronqués. Rodin les prenait, les manipulait, les observait pour faire mieux, et plus fort.
Corps en mouvement, danse, étirements impossibles, fascination pour les muscles tendus, l’effort, Rodin exprime la transe de la vie, met à nu les les sentiments, dans un courant d’érotisme continu.
L’on découvre ainsi que Rodin s’amusait à étirer, fragmenter, agrandir à l’infini ses propres créations. Visage déformé des Bourgeois de Calais, mains, courbes féminines, positions insensées et troublantes, statuettes de danseuses en arabesque, grand écart, déformation des corps, poids des ans qui peu à peu tire, affaisse, outrage, Beauté de la jeunesse, de la fermeté, du mouvement.
La Muse et l’Amante
Camille Claudel s’expose aussi, muse et amante, entre ses rêves d’amour et la réalité de sa relation trouble avec l’homme de sa vie.
Entre L’äge mûr qui figure Rodin et son épouse, s’éloignant de Camile mplorante, et la Valse, mouvement perpétuel des Amants merveilleux, tout est dit, comme un espoir sublimé de l’amoureuse inspirée, comme un chemin entre la réalité et le rêve,
Délices et surprises encore dans les jardins, après l’effrayante et fascinante porte de l’Enfer. Les marbres et les bronzes colorent le tapis vert, où l’on cherche Orphée, tapis sous les feuilles, avant de trouver, sur la pelouse, celui qui s’enfuit, un lapin…
entre Eve et la Vierge à l’Enfant
Tout comme cet esprit étrange, dieu de la longévité japonais, que Rodin avait acquis en 1911 auprès d’un marchand d’art et qu’il gardait près de lui dans l’hôtel Biron, entouré d’Eve et d’une Vierge à l’enfant..
“Vous devriez, cher grand ami, voir ce beau bâtiment et la salle que j’habite depuis ce matin. Ses trois baies donnent prodigieusement sur un jardin abandonné, où on voit de temps en temps les lapins naïfs sauter à travers les treillages comme dans une ancienne tapisserie”. Rainer Maria Rilke à Auguste Rodin, le 31 août 1908
L’homme qui marche, déjà
Et pour finir, se jouant des perspectives, entre les ors et les boiseries de cet hôtel Biron qu’il avait sauvé de la démolition et où il recevait les journalsites, admirateurs, marchands et collectioneurs, cet Homme qui marche, décrié en son temps, honni par la critique et le public, tellement fort et vivant, prémonitoire.
Musée Rodin de Paris, 77, rue de Varenne, Paris VIIe. www.musee-rodin.fr
lire le billetDans le regard de Marcel, il y a toute la Presqu’île… Le bleu du ciel, de l’océan, le gris du granit, l’émeraude des miroirs d’eau dans les marais. Dans son sourire, il y a son grand cœur et sa générosité. Et l’étincelle, toujours intacte, de l’enfance. De Saint-Nazaire à la Roche-Bernard, il connaît son pays par cœur, du fond du cœur. En 86 ans d’une longue et belle vie, il l’a vu sous le soleil et dans la tempête. Il la raconte dans deux recueils de nouvelles, Histoires d’un gars des Villages et Limailles de vie, par petite touches, délicieuses, qu’il compare avec modestie, à la limaille, cet excédent de matière que l’artisans enlève avec sa lime. Ou comme le sel, or des paludiers, que l’on néglige parfois alors qu’il est, pour qui sait le récolter, le trésor de la vie.
Il garde pour Kervalet, où il est né en 1929 près de la Fontaine des Randouilles, une fidélité sans faille. Il en a mâchonné chaque brin d’herbe et conserve la mémoire des anciens, de Jean de Pen Nin Nin, le chantre du pays, à Ananie, la créatrice du premier musée du sel, en passant par Doralice, l’épicière et Jean-Marie Euchariste Guillaume, dit Cariste, son grand-père. Figure de légende que celui-là, mousse à la grande pêche, marin pour la royale, revenu sur son rocher kervaletin cultiver ses oignons, solide comme un roc jusqu’à ce crépuscule de septembre où une automobile le culbuta par derrière, à l’âge de 87 ans. L’école, il l’a connue au bourg de Batz, dans les années 30, à l’époque, on l’appelait « l’Asile ».
Souvenirs de la Poche…
« A l’époque, se souvient-il, le destin était bien tracé, soit paludier ou artisan, et pour les quelques meilleurs élèves réussir avec un peu de chance les concours d’entrée dans les chantiers de Saint-Nazaire ». Il a connu aussi les dortoirs des pensionnats pendant l’Occupation quand les soldats SS tenait captive la poche de Saint-Nazaire et que les parents avaient choisir d’éloigner leurs petits, pour les préserver et de peur de ne plus pouvoir les nourrir. Sur le guidon du vélo de son père, Emile, il a traversé le département sous les bombes des alliés, le 6 juin. Souvenir commun des déluges de feu qui ont détruit Saint-Nazaire où vivait alors Monique, une petite fille qui allait devenir son épouse. Plus tard, même si les beaux yeux de son enchanteresse et son métier de moniteur auprès des apprentis de l’aérospatiale l’ont éloigné de son village, il est toujours revenu cultiver le potager familial et observer avec philosophie les tribulations des touristes dans ses venelles. Ne loupez pas son hommage aux bistrots de la Presqu’île, ses dialogues dignes des Tontons Flingueurs et le récit de ses balades amoureuses en Vespa sur les bords de Loire en 1955. Ces limailles de vie, c’est la vie même. Merci, Marcel !
Histoires d’un gars des villages et Limailles de vie, par Marcel Lucas, Editions du Traict, 128 et 156 pages, 10 et 12 euros
Salon du Livre de Kercabellec, de 10h à 19 heures, à Mesquer. www.salondulivredekercabellec.sitew.com
Au théâtre du Châtelet, Jeanne Crousaud est la fée qui donne sa voix au Petit Prince. Le chef d’œuvre de Saint Excupéry fête cette année les 70 ans de sa parution en France.
On a tous dans le cœur un Petit Prince qui rit dans les étoiles, et forcément, tenter de mettre de la musique, autour des mots que tous, nous connaissons par cœur, relève de la gajeure. Courageux, et rêveur, le compositeur et pianiste Michael Levinas a relevé le défi de cette adaptation. Fidèle au texte, il a cherché plus de deux ans la voix qui pourrait incarner l’éternel héros qui nous a appris à comprendre les renards et à aimer les roses. En novembre 2013, il a rencontré Jeanne Crousaud, pas même vingt ans, dans les couloirs du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris où elle étudiait avec Malcolm Walker. Ensemble, ils ont donné chair au petit bonhomme de Saint-Ex. Avec ses yeux de chats, cette Bretonne du Sud, – elle est née à Nîmes, mais a vécu toutes ses années d’enfance à Brest, avant de passer à Toulouse son adolescence – semble échappée de la forêt de Brocéliande, même si elle aligne déjà un solide bagage artisique de violon, piano et de danse.
Michaël Leviné lui a dessiné un rôle sur mesure, avec ses aigus perchés et ce rire cristallin qui fait scintiller les étoiles. Jeanne aussi a mis du sien pour gommer ce qui dans sa voix pourrait sembler trop incarné, trop féminin, oublier quelques temps la sensualité du vibrato pour mieux habiter le costume vert, son écharpe jaune et ses cheveux blonds comme les blés. Avec sa douceur pure et sincère, dans la mise en scène onirique de Lilo Baur, accompagnée par l’aviateur, le renard, la rose, le serpent, elle nous fait aimer deux fois plus ce Petit Prince, joueur, un peu têtu parfois, enfantin, vivant, si vivant, dont la voix résonne en nous, à chaque instant. « Cette nuit… tu sais… »
Le Petit Prince de Michaël Levinas au Théâtre du Châtelet à Paris, orchestre de Picardie dirigé par Julian Crouch, jusqu’au 12 février.
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Depuis sa naissance, le 24 avril 1951, au Creusot, en Saône et Loire, en soixante livres, presque autant que d’années, Christian Bobin marche, très lentement, vers le ciel. De La Part Manquante à L’Homme-Joie, de La Plus que Vive à Louise Amour, du Très Bas à la Présence Pure, de L’Homme qui Marche au Christ aux Coquelicots, il tisse une œuvre unique, pétrie de foi chrétienne et d’amour des hommes. Il est pour quelques heures à Paris et nous avons rendez-vous au Train Bleu, le bar qui embrasse les voies ferrées à la gare de Lyon. « J’aurai du temps », m’a-t-il promis. Sa pogne terrienne et chaleureuse évoque les forêts de Bourgogne où il aime marcher, vêtu d’un solide pull de campagne et d’une bonne veste en cuir pour ne pas prendre froid. Comme il s’assied, un homme arrive, se penche vers lui, et s’excuse, un peu maladroit : « Vous êtes bien Christian Bobin ». Comme il aquiesce, il poursuit, domptant une timidité galopante : « Est-ce que je peux vous serrer la main ? » Christian Bobin la tend volontiers, et généreusement, comme on offre une large tartine beurrée à l’heure du goûter. Il murmure combien L’Homme-Joie a changé sa vie, puis s’éclipse. Nous nous retrouvons devant deux thés Earl Grey. « C’était très émouvant, me dit-il, il était comme une montagne… » « C’est plutôt vous la montagne, et lui était comme le petit poucet… » Nous sourions, sans trop parler, d’abord, tailler la plume, accorder nos instruments, plonge dans son regard rond comme celui d’un enfant, observer son visage où tout vibre et respire. Lire, prendre le temps de lire ; écouter, prendre le temps d’écouter la dentelle de son langage, c’est apprendre à s’émerveiller de la beauté de chaque instant, se laisser doucement effeuiller pour, de l’épine plantée dans nos cœurs, faire fleurir une rose. Même au creux de l’hiver.
Vous vivez à la campagne ?
Près du Creusot (Saône et Loire), où je suis né. C’est une maison dans la forêt. Quand je vais revenir ce soir, ce sera la nuit parfaite. La nuit, je rentre dans une bouteille d’encre noire, et les étoiles sont très pures.
Etes-vous ancré dans cette région de Bourgogne ?
J’aime ce pays qui est très dur. C’est un pays métallurgique, marqué par des choses de fer, aussi par le chômage, comme beaucoup d’autres en France. Quand vous vivez comme cela dans un pays un peu rude, peut-être êtes-vous d’autant plus sensible à la douceur ? Quand il y a un bruit de forges dans le ciel, peut-être vous êtes encore plus sensible à la brise qui passe dans un terrain vague, encore plus…
C’est là vos racines ?
Mes parents y sont nés et y ont vécu. Mon père était dessinateur technique, ma mère travaillait aussi à l’usine. Déjà, ils aimaient les livres. Je ne voyage pas beaucoup, pour autant, je ne me sens pas de racine. Un pays où je ne suis jamais allé, mais qui est comme mon pays, c’est la Russie. Les poètes y font partie du peuple, du bien commun au même titre que le pain ou que le vin. De ce que j’ai entrevu de la Camargue, c’est magnifique, cette terre indécise, où on ne sait ce qui appartient à la terre, au ciel, à l’eau. Il y a aussi en Bretagne une franchise que j’aime beaucoup. Les gens s’affrontent à quelque chose de dur qui est le fond granitique de la vie et cela donne une tenue, cela donne une beauté au visage. Mais mon vrai pays, c’est la page blanche, ce sont les nuages dans le ciel, donc il bouge sans arrêt.
Comment écrivez-vous ?
J’ai amené mon ordinateur, je vais vous montrer… (il sort un gros stylo feutre noir et il rit). J’écris avec ça. Le papier, c’est ma cour de récréation. Je le noircis, ce qui est une façon de l’éclairer en même temps. Un des plus beaux moments de la journée, c’est dans un moment assez avancé de la nuit, avec la main droite qui tient le feutre noir, quelques feuilles de papier blanc, quand je commence à écrire sur quelque chose qui m’a touché ou sur quelque chose de lointain pour le ressusciter. Ma main à ce moment-là, elle chante, elle dessine ou elle joue. Mon geste est assez proche des gestes d’enfants de maternelle, un peu comme les Papiers collés de Matisse, préalablement enduits d’une peinture unique, puis découpés. Si vous atteignez quelque chose de juste dans la forme, la forme aura une certaine grâce, une résonnance. Je vois vraiment par image. Quand je regarde quelque chose, cela me fait penser à autre chose. Si je vois un scarabée, mes yeux me ramènent immédiatement à un samouraï…
Que représente l’écriture à vos yeux ?
C’est ma vie, cela m’aide à vivre, c’est ma respiration. Ecrire pour moi, c‘est essayer de nommer les choses à leur point d’apparition, quand elles ne sont pas encore annulées par nos paresses, par nos croyances, de faire surgir le neuf, l’absolument inouï de la vie. Il faut que la parole soit vivante, car si notre parole n’est pas vivante, nous sommes morts. Dans des conversations courantes, quelque chose jaillit parfois, une beauté de la langue, une saisie poétique du réel qui traverse les gens à leur insu, comme l’exemple, adorable, de cette petite fille. Elle parle à sa grand-mère d’un travail d’école sur l’amitié. Elle dit « c’est trop difficile, je n’ai écrit que des choses banales. Pour moi, une amie, c’est quelqu’un qui m’attend dans le couloir pendant que je rattache mes lacets. » Et cette parole, qu’elle n’a pas pensé à mettre dans son devoir, est pour moi comme une petite source d’eau vive.
Ecoutez-vous de la musique ?
J’écoute beaucoup de Bach et du jazz, ces temps-ci, ce sont des domaines assez proches… Le plus austère chez lui qui est pour moi le plus abondant, d’une simplicité inusable. Cette musique, construire à base de variations infimes, est comme une traduction immédiate de la vie. La vie que l’on mène a cette forme là. On peut penser que nous journées se ressemblent, mais elles bougent toujours n petit peu, et je crois que la danse sorcière de Bach le transcrit en sons et puis elle donne une énergie aussi. Je suis ignare, je ne connais rien aux sciences, cela ne m’inquiète pas de n’y rien connaître, mais je suis sûr que la substance de l’univers, que les atomes, que le jeu subtil entre eux est très proche de la danse des notes dans une sonate pour violoncelle de Bach. Cet homme-là a, sans y penser, sans le vouloir, découvert une chose de la vie matérielle et de la vie profonde de l’univers, et en même temps de nos cœurs, du dedans et du dehors…
Vous jouez de la musique ?
Non, la seule chose que je sais faire est assez pauvre, c’est écrire, sinon je ne sais rien faire d’autre de mes mains…
Il y a deux moments dans l’écriture. D’abord, le plus important qui ne dépend pas de moi : être saisi, traversé par une émotion, une pensée que je n’avais pas une seconde avant. Il faut que je sois surpris, j’essaie d’écrire au plus près, de décrire au plus près, ensuite, il y a tout un travail. L’écriture consiste à se supprimer soi-même, de plus en plus, pour que le monde vienne sur la page. Ce que j’entends par se supprimer soi-même : j’essaie de supprimer ma part machinale, ma part somnambulique, ma part apprise. Quand je suis touché, disons, par une personne et que j’essaie d’en faire un portrait, comme un peintre, j’attrape mon émotion et je la jette sur la page, elle sera éclairante par elle-même. Tout est là au début, mais souvent un peu mélangé de choses que je crois devoir écrire, que je crois devoir rajouter ou que je crois devoir tempérer. Un peu comme si les choses venaient vers moi et me demandait de trouver leur nom, mais en même temps elles me le donnent, leur nom, elles me demandent de l’écrire, je serais un petit peu comme le secrétaire des choses muettes. Il faut que ce secrétaire-là se contente de faire son travail, il ne faut pas qu’il en rajoute. Et je m’aperçois après coup, que non, il faut dire au plus près, et au plus près de l’éclair, de la vision ou de l’émotion. Et ça suffit comme ça.
Qu’est-ce qui vous émeut en ce moment ?
C’est difficile à répondre. C’est la vie même. Ce qui me touche, c’est de me rappeler que la vie est à ce point fragile, la mienne, la vôtre, celle de tous,
Est-ce que les mots d’aujourd’hui saisissent la vie ?
Les mots qui servent à rendre compte de la vie d’aujourd’hui la plupart du temps sont prémâchés et donc ils ne sont pas nourriciers. Aujourd’hui, on nous voile les choses sous prétexte de nous les éclairer, on nous éloigne du monde sous prétexte de nous l’expliquer, on ne peut guère ouvrir un journal ou entendre une émission de radio ou de télé sans qu’on vous parle d’économie, or moi je crois que la langue économique, ce n’est pas la première. Ce n’est pas la plus vitale. Je pense que ce dont on meurt, c’est de tout ce qui n’est pas humain dans la langue. On a besoin tout simplement d’un langage et d’un monde qui ne soient pas mis tout entier sous un code barre. Quelque chose qui ne cherche pas à satisfaire un besoin, une envie ou à asseoir une puissance. On en a un besoin affolant, cela explique une partie des choses qui se passent. L’argent a une main mise que presque tout. Il faut aller dans une forêt de mensonges en se guidant juste avec son instinct et son oreille, essayer d’entendre là où on nous ment. On peut y arriver…
La quête de réussite, de richesse, de jeunesse éternelle, est-ce compatible avec cette recherche ?
La beauté est une partie de la vérité, c’est la beauté qui est en train de nous fuir, entre autres, épouvantée par les vies que nous menons. Pour autant je n’aime pas l’esthétisme, il y a quelque chose de cruel parfois chez les esthètes, les adorateurs de la beauté. Il n’y a pas un gramme de vie dans les images lisses que proposent d’eux même les plus grandes fortunes de ce monde, ces vies fermées de milliardaires américains avec des piscines infernalement bleues, des bâtiments dans lesquelles vous pourriez loger un quartier de Paris entier. Je ne sais pas si l’argent à lui seul réussit ce prodige, mais ce n’est pas avoir de la chance que de se mettre à l’abri de la vie, des surprises, de l’imprévu. Le commerce cherche à attraper la vie, mais elle inimitable. Ces châteaux-là sont des châteaux de néants et ils s’écrouleront. Ils ont peut-être déjà commencé…
Beaucoup de visages sont fermés dans les villes. A Paris, croiser un regard dans le métro devient difficile…
C’est vrai… Je sais voir le sombre de cette vie, mais cette fermeture n’est pas définitive. L’inépuisable est à notre porte, il est là, il est partout. Je le vois aussi dans le métro. André Dhôtel, un écrivain que j’aimais beaucoup, trouvait que le plus fascinant à Paris, c’était les visages. Il disait qu’il y en avait autant que de champignons dans le sous-bois. Et il y a des milliers d’espèces de champignons… Dans le métro, les gens ne le savent pas, mais ils sont magnifiques. Parfois, ils ont des visages de livres fermés, mais un livre fermé, on peut l’ouvrir.
Le monde autour de nous est en train de se couvrir de carapaces (casques, gilets pare-balles), cela vous inquiète-t-il ?
Tout cela tombe au premier coup de tonnerre, ou alors quand on est amoureux. Ces jeunes dont vous dites qu’ils ont des casques greffés sur le crâne, les attend le tremblement de terre amoureux, c’est devant eux et c’est quelque chose devant quoi toute l’électronique ne tient pas. Devant le tremblement d’une mèche blonde ou brune, devant le sourire de quelqu’un que l’on aime et qui s’en va, l’électronique, et toutes les armures que nous avons inventées ne tiennent pas, elles tombent. Elles tombent… elles tombent. Ma confiance, elle est dans ce point-là, elle est, au fond, dans le fait que la protection totale nous est impossible, et on le sait, on le voit en plus…
Les extrêmes s’affrontent désormais, les mèches dont vous parlez sont parfois cachées sous un voile…
Je pense que le bateau coule et en même temps, je suis confiant. Il y a quelque chose d’invincible dans l’humain. Malheureusement l’humain s’éloigne ces temps-ci. L’humain est enlevé même des visages et des regards, mais cela ne peut pas ne pas revenir parce que, tôt ou tard, vous avez à faire à l’inconnu d’aimer, à l’inconnu de mourir, à l’inconnu de perdre quelqu’un ; à des joies, à des amours, à des épreuves qui sont la base même de la vie et devant lesquelles vous vous redécouvrez. Et ce n’est pas uniquement des choses malheureuses, mais la simplicité de l’humain est inaltérable. Elle est recouverte, parfois même détruite, mais elle peut renaître. A tout moment.
Vous donnez au musée Rodin une lecture de votre texte « L’homme qui marche »… Qui est cet homme ?
J’ai essayé de parler de quelqu’un, c’est le moins qu’on puisse dire, de mondialement connu, comme on pourrait parler de quelqu’un qui vient de rentrer dans la pièce, et dont on ne sait pas le nom, dont on ne sait pas ce qu’il fait dans la vie, mais dont on ressent la présence qui commence à nous bouleverser sans qu’on sache bien pourquoi. Il s’agit du Christ, mais il n’est jamais nommé en tant que tel, parce que je pense que le nom du Christ ou de Jésus cache la personne. Dans cette vie, nous croyons toujours connaître l’autre, nous sommes aveuglés par les connaissances que nous avons. Pour rencontrer vraiment quelqu’un, il faut traverser tous les écrans, tout le dictionnaire, toutes les rumeurs, toutes les opinions. J’ai essayé de faire un livre très bref sur le Christ en me basant sur sa présence humaine, vibrante, mais sans prononcer son nom, car c’était tout de suite faire venir tous les gardes du Vatican, et 2.000 ans d’histoire. C’était beaucoup trop lourd pour moi, cela soulevait beaucoup trop de poussière…
Un jour, on pourrait vous dire peut être que parler du Christ est interdit… L’inquiétant aujourd’hui, c’est que pour certaines religions, même un mot d’amour peut choquer…
Les religions sont de beaux tombeaux, mais le vivant ne s’y trouve pas. J’aime le pape François mais je ne suis pas sûr que le Christ habite encore au Vatican. Jean Grosjean, un grand poète et penseur qui a été prêtre a ce mot très beau sur les religions : « Moi, je suis entré dans l’Eglise pour le Christ et j’en suis sorti pour le Christ. »
Parler de Dieu, comment fait-on aujourd’hui ?
C’est devenu presque insupportable pour la plupart des gens, car ils ont souvent une définition très simpliste de Dieu. Je peux vous en proposer une définition qui est d’un très grand penseur, Jean Grosjean : « Dieu, c’est l’abîme intérieur », c’est notre abîme intérieur. Ce n’est pas une autorité qui viendrait nous écraser ou nous culpabiliser. Ce n’est pas non plus quelqu’un qui vient nous dire comment il faut vivre. C’est l’insondable en nous, mais qui fait que nous vivons, c’est à dire que nous inventons, que nous créons, que nous jouons, que nous rions. Voyez, c’est à peu près l’inverse de tous les intégrismes de toutes les religions. C’est une puissance vitale qui traverse la mort mais qui n’en est pas défaite, c’est comme un printemps portatif.
Lisez-vous des textes religieux ?
Je ne fais pas la démarcation entre les textes religieux et les autres. Je cherche juste la vie, je cherche la plaque chauffée à blanc de la vie. Certains vers d’Ossip Mandelstam, poète russe mort en 1938 dans un camp, me parlent de la vie éternelle aussi bien, et même sans doute mieux que certains textes dits spirituels. J’aime aussi beaucoup les poètes arabes. Le penseur perse et fondateur du soufisme au XIIIe siècle, Rumi me touche beaucoup. Il y a chez lui une ivresse des mots qui fait danser la vie autour de cette chose impossible à dire, même le mot de Dieu n’y suffira pas. Les poètes arabes sont très fort pour cela. Très très forts et très grands.
La poésie devient aussi révolutionnaire par les temps qui courent…
Elle l’est. Les puissances mortifères qui se développent à certains moments dans l’histoire ne supportent pas la moindre herbe de vie, la moindre brise, il faut qu’il n’y ait plus aucun courant d’air dans les rues de la ville. Il faut que le ciel soit fermé et il n’y a rien qui rouvre tout, à la fois les fenêtres et à la fois le ciel, comme la poésie. Ou comme une parole d’enfant. Il n’y a rien d’aussi puissant. La parole poétique qu’on pourrait qualifier d’amoureuse est par essence subversive, elle n’est pas gentille, elle n’est pas mièvre, elle n’est pas sentimentale. Elle est insurrectionnelle, elle multiplie, c’est une force de vie, pas de mort, oui…
Il faut continuer malgré tout ?
Et pour lui donner sa vraie résonnance, il ne faut surtout pas laisser seulement aux poètes ! La poésie, c’est le surgissement de la vérité dans le langage, et si vous l’entendez comme cela, vous comprenez tout de suite pourquoi on ne peut pas s’en passer. La poésie, cette vie dormante qui parfois se réveille pour tisser un lien entre deux personnes, ce n’est pas uniquement de la littérature, c’est une chose nécessaire et vitale, sinon, on parle comme on dit pour ne rien dire. Sinon on n’a aucune chance de comprendre ce qu’on vit.
Ecrire, est-ce un engagement, une mission pour vous ?
Une gitane dit qu’une belle vie, c’est une vie où on a le plus souffert. Il faut bien préciser cette parole parce qu’elle peut très vite être insupportable si on l’entend mal, il ne s’agit pas de souffrir par dolorisme ou masochisme. Chacun doit trouver sa place dans la vie, personne n’est inutile, absolument personne. La philosophe Simone Weil écrivait « Le sens de la vie, ‘est de bâtir une architecture dans l’âme ». A partir du moment où vous avez l’intuition que vous avez trouvé votre place, il faut la tenir, il faut faire votre travail. Voilà, je n’ai pas une mission, j’ai un travail. Il y a un trésor de choses pauvres qui nous est redonné, à tous, chaque matin tant qu’on est vivant, et que j’essaie de ne pas trop abîmer… Une belle vie, c’est une vie où la personne a beaucoup donné d’elle-même, s’est beaucoup élancée. Il y a eu beaucoup de floraisons, beaucoup de risques pris. C’est ça la vraie chance, c’est parfois coûteux, c’est parfois déchirant, mais c’est magnifique.
Dernier ouvrage paru : la Grande Vie, ed Gallimard.
Lecture de L’homme qui marche, mardi 4 février au Musée Rodin (complet)
Et aussi : « La Vie Passante », textes de Christian Bobin, mis en scène et dits par Gérard Etienne, Théâtre Essaïon, tous les dimanches jusqu’au 19 avril. www.essaion-theatre.com
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