J’ai décidé de partager ici le récit d’une cérémonie funéraire d’un proche à laquelle j’eus le privilège malheureux de participer, parce que comprendre comment les Coréens enterrent leurs morts, c’est apercevoir un peu de ce qui reste au fond d’eux-mêmes, débarrassés le temps d’une parenthèse de trois jours, de la course effrénée à la prospérité qui les accapare tout le reste du temps.
Le temps est une donnée relative. Trois jours pour faire le deuil d’un proche peut paraître court aux yeux des Français et aussi de certains Coréens qui se plaignent de ce que les contraintes de la vie moderne empiètent sur l’intégrité des rites traditionels. Mais trois jours, pour la majorité des Coréens qui marient leurs enfants en deux heures ou qui ne partent jamais en vacances plus longtemps qu’un weekend prolongé, c’est énorme.
Jour 1
La première journée commence avec le décès du proche survenu en début de soirée. La famille du défunt organise alors l’acheminement du corps vers le funérarium où vont se dérouler la plupart des événements qui suivront. Il faut ensuite louer la chambre funéraire: une grande salle pour accueillir les proches, et une chambre attenante où est installé l’autel du défunt. Celui-ci n’y repose pas. Il est matérialisé par un portrait photo placé dans un cadre orné de rubans noirs trônant derrière un mur floral et devant un pot d’encens.
Le défunt laisse une veuve et deux filles, toutes deux mariées. Ces trois femmes et en l’absence de fils, les deux gendres seront les cinq hôtes dont le rôle sera prépondérant dans le déroulement de la cérémonie. Le rôle du funérarium est également essentiel: en plus des prestations classiques qu’on lui connait en France, il fournit les costumes traditionnels de deuil que la mère et les filles ne quitteront plus pendant les trois jours. Il offre également le service de restauration qui permettra aux invités de ne jamais manquer de rafraichissements, d’alcools ou de nourriture. Enfin il alloue une personne dédiée à temps plein durant les trois jours, et dont la mission sera le bon déroulement de la cérémonie funéraire dans le strict respect des rites funéraires hérités de la culture confucéenne.
La soirée est assez avancée lorsque toute l’organisation est mise en place. La famille est là, les proches commencent à affluer. Chaque visiteur se rend d’abord dans la chambre funéraire pour offrir un dernier hommage au défunt selon un protocole déterminé: allumer un bâton d’encens, puis sous le regard des cinq hôtes, offrir le plus respectueux des hommages au défunt : deux “Jeol”, geste de prosternation, genoux, mains et front à même le sol, suivi d’un salut debout, tête baissée, le corps incliné à 45 degrés. Il se tourne ensuite vers les cinq hôtes et échangera avec eux un dernier Jeol comme marque de reconnaissance, respect, affection.
D’autres expressions de condoléances et de soutien seront échangées. Mais les Coréens ne sont ni très tactiles, ni très à l’aise dans l’expression verbale spontanée de leurs sentiments. C’est dans le Jeol, cette forme de rabaissement de soi en face de celui qu’on salue, qu’est contenue l’essence coréenne du respect, de l’affection, et du soutien.
Jour 2
Les visiteurs affluent progressivement et bientôt, toutes la salle se remplit de proches ou de moins proches: les amis de toujours, les collègues de travail, la famille éloignée qui pour l’occasion a affrété un bus pour monter à la capitale pendant la nuit, depuis leur village du sud de la Corée. Tous se retrouvent pour saluer le défunt avant son “long voyage” et pour lui offrir ainsi qu’à sa famille cette denrée précieuse, peut-être la plus précieuse d’entre toutes dans la vie du Coréen moderne: leur temps.
Il y a presque une forme de soulagement après deux années à vivre dans un Séoul en ébullition, de voir tous ces gens prendre enfin le temps d’être ensemble: une journée entière pour la plupart, alors que la trentaine de très proches prolongeront par une veillée nocturne, puis par la crémation et l’enterrement le lendemain. Tous sont assis à même le sol autour de tables où sont servis tout au long de la journée et de la nuit du riz, du porc fumé, de la soupe de boeuf et de poireaux (yukkaejang), des gâteau de riz (tteok), et des fruits frais. Le soju et le magkeolli, les deux alcools nationaux, coulent à volonté car il faut boire: pour oublier la perte d’un proche, mais aussi pour marquer ce moment si singulier où tous se retrouvent et prennent le temps de partager ce moment essentiel et singulier.
D’autres visiteurs, amis d’amis, ou famille très éloignée, n’auront jamais rencontré le défunt de son vivant mais se succèderont tout au long de la journée pour le saluer ainsi que sa famille, et surtout pour laisser une enveloppe contenant généralement entre 40 et 100 euros : contributions non négligeables au financement de la cérémonie et autres frais liés au décès.
Est-ce parce que le décès du défunt est plus un soulagement après une lente agonie qu’un choc brutal? L’ambiance n’est ni aux lamentations ni aux larmes. La tristesse est contenue et digne malgré les quantités d’alcool consommées, notamment par les amis soixantenaires du défunt. Des enfants en bas âges jouent sagement à côté de leurs parents et leurs amis de longue date qui malgré la tristesse de l’occasion, sont heureux de se retrouver après tant d’années.
Au milieu de l’après-midi, la famille proche s’éclipse pour la mise en bière, le moment le plus intense et éprouvant des trois jours. La mise en bière n’est en fait que la dernière étape d’un rituel qui prépare le défunt pour son dernier voyage et qui se compose traditionnellement du lavage du corps, puis de son habillage d’un costume de chanvre réservé aux morts, puis d’un dernier moment que les proches passent avec le défunt ainsi vêtu, avant son enveloppement dans un linceul pour enfin, le placer dans le cercueil.
Les contraintes modernes d’hygiène et de temps font que lorsque la famille prend place dans l’antichambre pour assister au travers d’une vitre, au début de la cérémonie, le corps du défunt est déjà lavé et repose sur une table médicale recouvert d’un linceul. L’employé du funérarium qui nous est préposé ainsi qu’un assistant font leur entrée et procèdent d’abord à l’habillage du défunt. Les gestes sont délicats et précis ; la synchronisation entre les deux exécutants est parfaite afin de respecter la dignité du défunt et faire qu’aucune parcelle de son corps, à l’exception des pieds et de la tête, ne soit dévoilée à l’assistance.
Une fois habillé, le visage du défunt est lavé, rasé, puis maquillé, ses cheveux peignés, afin de lui donner une apparence la plus présentable possible aux membres de la famille qui sont maintenant autorisés à pénétrer dans la salle afin de lui dire un dernier adieu. Traditionnellement, cette séquence est codifiée au point que l’emplacement de chaque membre de la famille est prédéterminé en fonction de sa proximité et de son rang vis-à-vis du défunt.
Puis l’assistance repasse dans l’antichambre pour l’enveloppement final du corps. Là encore, l’exécution est parfaite: elle respecte des règles strictes de pliage, d’ornement, et de nouage d’un nombre défini de rubans, afin d’aboutir à une esthétique fidèle aux traditions mortuaires confucéennes. Finalement,, les membres de la famille repassent dans la salle, et six d’entre eux placent le corps dans le cercueil, qui sera fermé au bout d’une cérémonie qui aura duré une heure et qui aura permis au défunt d’être déjà un peu dans l’au delà. Alors peut se tenir le premier “Jesa”.
Le Jesa, c’est le banquet en l’honneur des morts, dont le menu et la disposition des mets sont strictement codifiés. Ce banquet a lieu à l’anniversaire de la mort de l’ancêtre, traditionnellement chez l’aîné mâle de la famille: celui qui porte le flambeau d’une lignée familiale généralement plusieurs fois millénaire. Le rite du Jesa simule très concrètement le repas des esprits : avant d’y procéder, on ouvre les portes du foyer pour que les esprits puissent s’introduire ; entre chaque Jeol de leurs descendants, les couverts sont déplacés de plat en plat afin que les esprits goûtent à tout, tandis que les membres importants de la famille se succèdent pour remplir les verres d’offrande d’alcool de riz.
Le premier Jesa du défunt a lieu devant l’autel de la chambre mortuaire, en présence de tous les invités qui se succèdent pour offrir leurs deux Jeols suivi d’un salut debout, le corps incliné. Certains participants, dont la religion protestante assimile ce rite à de l’idolâtrie, se contenteront de s’agenouiller pour prier. Le défunt n’ayant pas de fils, je me demande à qui reviendra la tâche de perpétuer sa mémoire les années suivantes.
Jour 3
“Dora gada” (돌아가다), signifie revenir, retourner, rentrer, retrouver. C’est également le terme respectueux pour signifier décéder. Est-ce de son héritage bouddhiste et de sa conception cyclique de l’existence que le Coréen emprunte cette expression? Celle-ci me semble en tout cas fort appropriée alors que nous nous trouvons tous au crématorium par le matin ensoleillé du troisième et dernier jour de ces funérailles. La crémation ne va pas de soi en Corée, où le confucianisme assimile l’incinération du corps à une deuxième mort. Mais il faut vivre avec son temps et prendre en considération les contraintes pratiques, économiques de ceux qu’on laisse derrière soi. C’est pourquoi notre défunt, comme un nombre croissant de Coréens, émit le souhait d’une crémation.
La quasi-totalité des personnes présentes a passé la nuit ensemble au funérarium à discuter, manger et boire, puis à s’assoupir un peu à même le sol. Les yeux sont rougis par la nuit blanche, les visages hagards, certaines bouches pâteuses aux relents de Magkeolli. Tous sont rassemblés dans une salle d’attente, les regards figés sur un écran plat LG dernier cri qui permet de visualiser en direct l’entrée de la chambre d’incinération par où le cercueil fut introduit. Il ne se passe strictement rien à l’écran, si ce n’est que sur sa partie gauche un compteur indique le temps restant avant la fin de l’incinération, tandis qu’en bas défilent des messages d’informations, parmi lesquels celui qui signale que des chargeurs de smartphones gratuits sont à la disposition des visiteurs à la cafétéria. Personne à part moi, ne semble trouver ce message quelque peu incongru.
Enfin commence le dernier trajet terrestre du défunt dont les cendres ont été recueillies dans une urne en marbre. Je me souviens de la réaction surprise d’une touriste coréenne visitant la Bourgogne et réalisant que les cimetières se trouvaient généralement juste à la sortie des villages ou attenants à l’église. En Corée, les cimetières sont perdus dans la montagne, comme s’il fallait marquer par cette distance la séparation du monde des vivants de celui des morts.
La destination finale du défunt est un cimetière situé non loin de Seoul et donc du domicile de ses filles. Certains membres de la famille du défunt auraient préféré qu’il repose dans son village natal au sud de la Corée, auprès de ses parents et de tous ses ancêtres, tout comme ils auraient préféré qu’il ne fût pas incinéré. Mais les contraintes de la vie moderne ont encore une fois joué en leur défaveur: pour le défunt, mieux valait faciliter le quotidien de ses filles et leurs visites, que respecter les traditions ancestrales.
Mais le coeur des traditions reste intact: la famille et les très proches sont tous là, derniers témoins de ces trois jours de deuils, réunis autour de la dernière demeure du défunt. Alors qu’en France c’est à ce moment qu’affluerait le plus grand monde, en Corée ce dernier hommage ne réunit que les plus intimes qui offrent un ultime Jesa. Les dernières larmes sont versées, les derniers Jeols sont offerts, avant de reprendre le bus et finalement le cours normal de la vie qu’impose la Corée moderne : sans répit, violente parfois, mais trépidante aussi.
Je me dis qu’en France une telle épreuve inciterait au moins pour quelques semaines à plus d’introspection, de temps pour soi et ceux qu’on aime, à réfléchir au sens des choses et de son existence. Je pressens qu’ici, l’effet sera contraire ; que chacun mettra encore plus d’ardeur aux tâches de la vie quotidienne: étudier, travailler, réussir. Parce qu’en observant les proches du défunts, cette famille soudée autour de la dernière demeure de l’un des leurs, je comprends une fois de plus qu’en Corée, l’individu a moins sa place qu’en France, que chacun n’est que le maillon d’un tout : au même titre que le citoyen s’efface au nom de l’intérêt supérieur de la Nation, l’individu sacrifie son intérêt personnel au profit de celui de sa famille. Parce que son existence n’a de sens que s’il trace un trait d’union entre ses ancêtres et les générations futures.
lire le billet
Rien de tel que d’être dans les confidences d’un Coréen pour comprendre plus qu’en surface comment marche la société coréenne. Celles de cet ami par exemple, à qui je demandais les raisons de sa rupture après six ans d’une relation sérieuse qui, étant donné l’âge des deux protagonistes et la pression de se conformer à la norme qu’impose la société coréenne, était logiquement vouée au mariage, puis aux enfants.
Le problème c’est que l’ami en question, gérant d’un restaurant italien dans un quartier branché de Séoul, fit faillite. Une faillite soudaine suite à un conflit brutal avec son associé. Un coup dur professionnel qui aurait pu aux yeux d’occidentaux non avertis que nous sommes, entraîner la compassion et le soutien de ses proches afin de l’aider à remonter rapidement la pente. Dans le cas présent et en guise de soutien, l’ami malheureux en affaires fut convoqué par le père de sa bien aimée. Une rencontre solennelle dont l’ordre du jour avait au moins le mérite de ne pas y aller par quatre chemins: quel était l’état de son compte en banque et quel était son plan pour redresser très vite la barre et redevenir le candidat au mariage convenable pour sa fille.
Notre ami défendit comme il put son bilan et ses perspectives d’avenir mais rien n’y fit. Le futur ex-beau père décréta qu’il ne méritait pas sa fille. Cette dernière se conforma d’ailleurs facilement à la décision de son père plutôt que de prendre la défense de son fiancé, et le malheureux en affaires devint par la même, malheureux en amour.
Cette histoire reflète la réalité à laquelle sont confrontés de nombreux Coréens avant de se marier. Ici, la réussite matérielle est une condition nécessaire à la réussite d’un mariage. Condition tellement sine qua non que lorsque je demandai à mon ami s’il n’était pas profondément agacé de l’ingérence du père dans une relation adulte et du ralliement docile de son ex à l’avis paternel, celui-ci me répondit qu’au contraire, lui se sentait désolé de n’avoir pas été à la hauteur des attentes normales de son ex-fiancée.
La réaction facile serait de porter un jugement rapide sur le matérialisme et la superficialité excessifs de la société coréenne. Mais n’oublions pas qu’en Corée, la génération des parents en âge de marier leurs enfants, et un grand nombre de ces derniers ont connu la misère et la faim. Et que si cette faim a disparu, son souvenir et plus généralement la crainte de toute privation matérielle sont encore présents dans les esprits. Si bien qu’il n’est pas anodins qu’au moment de saluer une personne âgée, l’une des formules de politesse toujours usitée soit: “avez-vous soupé ?”
N’oublions pas non plus que derrière les apparences policées et les devantures de magasins rutilantes au service impeccable où le consommateur coréen est roi, chaque Coréen vit sans filet. Qu’il a moins le droit à l’erreur que son homologue français. Ici, un pépin de santé peut être fatal non seulement au malade mais à toute sa famille, telle celle de cette amie dont le père mourut d’un cancer lorsqu’elle avait 14 ans. Toute l’épargne du foyer passa dans les soins vains d’un père agonisant. Les funérailles passées, la mère, femme au foyer, et sa fille durent quitter leur trois pièces pour un studio. Au lycée, cette dernière sautait un repas sur deux et renonçait aux cours de soutien si précieux pour accéder aux meilleures universités.
La société coréenne est telle que la décrit l’écrivain Yann Moix: non aggressive mais violente. C’est pour s’en protéger et non par pure vénalité qu’au moment de se marier, l’argent compte plus qu’en France.
lire le billet
Si la santé d’un pays se mesure à l’état de ses finances publiques ou au succès international que rencontrent ses produits électroniques ou culturels, alors la Corée va très bien, merci pour elle. Si par contre, on doit la juger à sa capacité à prendre soin des catégories les plus faibles de sa population, notamment les personnes âgées, alors la Corée va très mal.
En 2010, 4 378 personnes âgées des plus de 65 ans se donnaient la mort selon les statistiques nationales coréennes, soit une personne toutes les deux heures. Un tiers des personnes qui se suicident en Corée a plus de 65 ans. Les seniors contribuent ainsi généreusement au triste record du taux de suicide le plus élevé que détient la Corée au sein des pays de l’OCDE. Et les choses ne s’arrangent pas avec l’âge: le taux de suicide des plus de 75 ans est deux fois plus élevés que celui de la tranche d’âge des 65-74 ans. Après 75 ans, ils sont 160 pour 100 000 à se donner la mort, soit 8 fois plus que la moyenne des pays de l’OCDE.
On trouve un dénominateur commun aux raisons multiples qui conduisent ces personnes âgées à préférer la mort: la pauvreté. Alors qu’en France on s’inquiète, à raison, que 10,4% des plus de 65 ans vivent sous le seuil de pauvreté, cette proportion est de 50% en Corée. Si une personne âgée sur deux est donc considérée comme pauvre c’est parce que l’Etat Providence est pingre ici: certes quelques professions sont correctement traitées, telles que la fonction publique ou l’éducation, mais pour 70% des retraités la pension s’élèvera à quelques 70 EUR par mois.
Il n’existe pas 36 solutions pour échapper à cette pauvreté programmée. La première est d’avoir la prévoyance et surtout les moyens d’épargner pour ses vieux jours. Ce à quoi s’emploient tous les Coréens sans exception, mais dans un pays où le coût de la vie est équivalent à celui de n’importe quel autre pays industrialisé, où le coût de l’éducation est le plus élevé des pays de l’OCDE, et où les couvertures maladies sont aussi succinctes que les indemnités de retraite, épargner pour sa retraite revêt souvent une importance relative.
Autre solution: compter sur la solidarité familiale. Mais ce qui marchait autrefois grâce aux confucianisme et à l’entraide informelle naturellement présente dans un contexte de misère généralisée, marche de moins en moins. Aujourd’hui encore, de nombreux enfants, une fois embauchés, versent régulièrement une partie de leur salaire à leurs parents, par piété filiale et pour les aider financièrement. Mais quelques années plus tard, une fois mariés et eux-mêmes parents, les exigences financières du foyer et surtout de l’éducation des enfants mettront un terme à leur générosité.
Dernière solution: écourter au maximum les “vieux jours”. C’est pourquoi continuer de travailler le plus tard possible est considéré comme une chance par la plupart des Coréens qui travaillent en moyenne jusque l’âge de 70 ans. Ce souci accapare les esprits à partir de la cinquantaine, y compris ceux des cadres supérieurs qui redoutent le jour où, moins performants, ils seront mis au placard par le management au profit des générations suivantes. Au point que lorsque je raconte qu’en France les travailleurs manifestent souvent sur l’âge de départ en retraite, de nombreux Coréens pensent que leur motivation est de reculer l’âge de départ légal pour travailler plus longtemps.
L’ultime moyen d’écourter ses vieux jours, c’est donc d’y mettre fin: comme ce couple de retraités qui s’est défenestré la semaine dernière, dans la résidence de ma cousine. Comme ce grand-père, vivant seul dans un studio misérable, et qui s’est donné la mort pour que son fils n’ait pas à supporter les frais médicaux liés à sa maladie. Ce drame a fait l’objet d’un court article de journal, tant ce type de fait divers est devenu courant dans un pays qui parfois donne l’impression d’avancer trop vite pour que tous arrivent à suivre.
lire le billetEn France le moment clé du mariage se trouve sans doute parmi l’un des instants qui consacre l’union du mari et de la femme: la déclaration devant le réprésentant civil ou religieux, ou l’échange des alliances, ou encore la signature de l’acte. En Corée il existe un autre moment au moins aussi important, qui a lieu après la cérémonie officielle, et à l’écart de la plupart des invités: le Pye-baek (폐백),
Le Pye-baek, c’est la partie coréenne de la cérémonie de mariage. Celle qui vient ponctuer par un semblant de tradition et de folklore des cérémonies qui rivalisent généralement de dépenses somptuaires en décors kitch et repas fusion-food sans intérêt. Alors que la plupart des invités finissent leur repas et s’apprêtent à quitter les lieux, le couple vient retrouver les membres de leur famille dans une réplique de chambre traditionnelle où sont préparés alcool de riz, thé et amuse-bouches coréens.
Vêtus du Hanbok de cérémonie traditionnel les mariés rendent alors hommage aux membres de la famille. Ils les saluent d’abord par la plus respectueuse des révérences, le Jeol, genoux et mains au sol, front incliné vers le bas, puis partagent un verre et quelques friandises en écoutant respectueusement les quelques paroles de sagesses sur le mariage formulées par les générations antérieures. D’autres rites ont également cours, notamment celui où les parents du marié lancent une poignée de dattes et de noix que le couple essaie de réceptionner sur la robe de la mariée: les nombres de dattes (pour les filles) et de noix (pour les garçons) réceptionnés symbolisent le nombre d’enfants promis au couple. On demande également au marié de porter sa femme sur le dos, voire sa mère, afin de démontrer sa force et sa capacité à soutenir sa femme et le foyer nouvellement créé.
Mais au delà de ces folklores, le Pye-baek célèbre la conception coréenne traditionnelle du mariage: celle de l’union non pas d’un couple, mais de deux familles, au travers du passage de la mariée de sa famille de naissance, à sa nouvelle famille: celle de son mari. Car c’est bien ce passage qui est ritualisé dans le Pye-baek, dont la fonction est de présenter la mariée aux membres de sa nouvelle famille. Traditionnellement la famille de la mariée n’avait d’ailleurs pas sa place dans cette cérémonie: seuls les parents du marié, puis ses oncles et tantes, frère et soeur, voire cousins cousines, se succédaient à la table des présentations pour recevoir la révérence des mariés.
Aujourd’hui, cette fonction première du Pye-baek s’efface quelque peu au profit d’une cérémonie traditionnelle rassemblant les membres des deux familles, parfois même quelques amis. Il s’agit de se retrouver pour célébrer entre très proches, le couple nouvellement formés dans le cadre d’une cérémonie où la génération des parents se sentira plus à l’aise. Mais le rapport déséquilibré entre les deux familles reste très présent: bien sûr certains Pye-baek sont plus “égalitaires” que d’autres, mais il faudra généralement que les parents de la mariée attendent que tous les membres de la famille du marié, proches ou éloignés, jeunes ou moins jeunes, reçoivent tour à tour les révérences du couple pour enfin à leur tour, avoir droit aux mêmes hommages.
Une attente parfois pénible, où les parents de la mariée sentent qu’ils envoient réellement leur fille vers la famille du marié. Où ils la voient enchaîner les prosternations, vêtue d’une robe encombrante qui rajoute à la pénibilité d’un exercice assez physique; attente pendant laquelle ils ont tout le temps de constater que leur fille n’est déjà plus vraiment leur fille, mais celle de la famille d’en face. Ici les mariées appellent d’ailleurs leurs belles-mères “mère”, et leur beaux-pères “père”.
lire le billetNun-chi n’a pas de traduction en Français et pourtant il faut comprendre ce mot pour comprendre comment fonctionne la société coréenne. Littéralement “Nun” (prononcez “noune”) signifie “oeil”, et “chi” (prononcez “tchi”) est une unité de mesure coréenne. Avoir du “Nun-chi”, c’est donc être capable de mesurer avec les yeux, c’est à dire évaluer en regardant: en d’autre terme comprendre ce qui se passe en silence et en déduire ce que l’on doit faire.
Beaucoup de messages sont communiqués en silence en Corée: on préfère écrire plutôt que parler, il suffit de voir à quel point les Coréens préfèrent le texto à la messagerie vocale; on préfère comprendre en observant plutôt que demander, de même qu’on préfère se faire comprendre implicitement plutôt que s’exprimer. D’où l’importance d’avoir du nun-chi, sorte d’intelligence émotionnelle à la coréenne, afin de ne pas passer à côté de ce qui régit l’essentiel des relations sociales entre Coréens.
Si bien que dire de quelqu’un qu’il n’a pas de Nun-chi (“Nun-chi oepda”, “눈치 없다”) fait partie des commentaires péjoratifs, insultants même, car on insinue que la personne désignée manque de cette qualité essentielle pour se mouvoir correctement dans la société coréenne. Car les informations que l’on capte grâce au Nun-chi et qui nous permettent de ne pas commettre d’impair n’émanent pas seulement de la simple observation des autres, mais de la mise en perspective de l’humeur des autres avec les rapports hiérarchiques qui régissent la société coréenne.
On ne s’attardera pas ici à faire une description exhaustive de ces rapports hiérarchiques complexes, mais on pourra les résumer à trois principes fondamentaux: respect de l’âge, respect de l’homme (du mari en particulier), respect du lettré. Le Nun-chi, c’est ce qui permet à chacun de se comporter conformément à son rang hiérarchique en donnant, sans y être explicitement contraint, ou en recevant, sans avoir à le demander ouvertement, un traitement approprié. Bref, c’est un peu le lubrifiant qui permet de faire fonctionner sans à-coup, un ordre social rigide. Ne pas avoir de Nun-chi, c’est donc non seulement manquer de sensibilité, de perspicacité, mais c’est aussi d’une certaine façon manquer d’éducation, ou bien faire preuve d’insolence.
Concrètement, manquer de Nun-chi c’est par exemple faire comme mon interlocuteur d’une PME coréenne lors de notre dernière réunion chez eux. Celui-ci m’accueillit dans la grande salle de réunion et puisque je m’asseyais en coin de table, lui choisit de se mettre à côté de moi, à la place normalement dédiée au “Chairman”. Sauf que le Chairman en question décida de se joindre à nous une heure plus tard: quand il entra dans la salle de réunion et vit son subalterne assis à la place qui lui revenait de droit, son sang ne fit qu’un tour et il réprimanda devant moi ce collaborateur qui décidément, manquait sérieusement de Nun-chi.
Dans la sphère privée également le Nun-chi est un élément essentiel des relations appaisées. C’est sur ce critère que de nombreux beaux-parents jugeront leur belle-fille: dans quelle mesure celle-ci sera capable de devancer leurs attentes, de s’assurer de leur confort sans qu’ils aient à le réclamer, par exemple lorsqu’ils sont tous réunis pour un repas de famille. Dire de leur belle-fille qu’elle a le Nun-chi rapide (“Nun-chi pareuda” – “눈치 빠르다”) fait partie des meilleures compliments que les beaux-parents puissent lui faire.
Si le Nun-chi a tant d’importance, c’est parce que plus le Coréen est d’un rang hiérarchique élevé, plus ce qui importe est qu’il ne perde pas la face. Tenir son rang est avant tout histoire d’apparences et notamment de ne pas apparaître en position de demandeur vis-à-vis des autres: d’où l’importance qu’on réponde à ses attentes sans qu’il ait à quémander, bref d’être en présence de personnes dont le Nun-chi est affuté.
lire le billetDeux faits divers illustrent à quel point le rapport des Coréens aux affaires de moeurs est à l’inverse du nôtre.
Le premier relate l’histoire adultérine de deux policiers d’un même commissariat de la ville d’Incheon. Parti pour un 5 à 7 dans un motel des environs à bord d’un véhicule banalisé, ce couple eut la malchance d’être repéré par un fonctionnaire de la police des polices qui le suivit à la trace jusque leur motel. Lorsque le fonctionnaire appela nos deux amants depuis la réception pour leur demander des descendre, ceux-ci préférèrent tenter de prendre la fuite en sautant de la fenêtre de leur chambre qui se situait au 4ème étage. Leurs jours ne sont pas en danger mais les deux policiers sont aujourd’hui hospitalisés pour de graves blessures.
Si nos deux amants ont choisi une solution si extrême, c’est parce que l’adultère est toujours considéré en Corée comme un crime passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 2 ans de prisons. Certes, cela fait belle lurette que dans les faits l’adultère n’est pratiquement plus réprimé, mais le fait même que ce texte existe toujours dans le code pénal coréen illustre à quel point l’adultère est mal vu par la société coréenne. Et dans le cas de nos deux malheureux policiers, malgré certaines critiques sur l’excès de zèle de la police des polices, celle-ci a défendu son fonctionnaire en argumentant que l’adultère portait atteinte à la dignité de la fonction publique et devait donc être réprimé.
Pourtant la Corée est l’un des pays où il n’a jamais été aussi facile pour un homme de tromper sa femme. Mais pour cela, il faut payer. Non pas les services d’une prostituée aux abords d’une route traversant un quartier déserté, mais une soirée dans l’un des établissements connus sous le nom de Room Salon. Un Room Salon c’est la version coréenne des maisons closes. On y va entre collègues de bureau ou en compagnie d’un client pour s’installer dans des salles privatisées où en guise de divertissements sont offerts karaoké, sélection de boissons fortement alcoolisées, et sélection de filles. Récemment des room salons pour femmes ont fait leur apparition, mais nous sommes en Corée, pays extrêmement machiste, et la plupart de ces lieux de plaisirs pour adultes sont à l’attention des hommes.
En théorie, rien n’empêche les clients de passer une soirée à discuter, boire et chanter sagement en charmante compagnie pour ensuite rejoindre le lit conjugal. Mais le rôle des filles est évidemment de pousser à la consommation. D’alcool d’abord, puis forcément de sexe. Et si l’endroit n’est pas un baisodrome en soit, la prostituée et son client pourront se rendre dans l’un des nombreux “Love motel” avoisinants pour concrétiser la passe.
Le tout alors que la prostitution a été interdite par la loi en 2004 avec depuis, quelques efforts du gouvernement pour fermer certains Room Salons. Mais pour se rendre compte de l’ampleur de ce type de prostitution, il suffit de prendre un air innocent et demander à n’importe groupe d’hommes adultes en présence de femmes (ou mieux de leurs femmes) ce que c’est que ces Room Salons dont on parle souvent ici et là. Leurs regards et silence gênés trahiront sans ambiguïté leurs propres actes d’infidélités dans ces maisons closes à la coréenne.
Il suffit également de s’en référer à ce deuxième fait divers datant d’il y a quelques jours: la mise au grand jour de l’un des principaux Room Salon du quartier de Gangnam “Yesterday, Today, Tomorrow” qui occupait les trois étages en sous-sol d’un hotel: les clients commençaient leurs soirées dans la partie Room Salon, puis étaient guidés par le personnel de l’établissement aux étages supérieurs afin de terminer la soirée dans l’une des chambres de l’hotel dont les propriétaires étaient les mêmes que ceux du Room Salon. Ce dispositif “all in one” employait 500 prostituées et aurait permis la réalisation de 88,000 passes en deux ans. A cette échelle on doute fort que cette “découverte” soit le fruit d’intenses investigations de la part des autorités, mais plutôt celui de la détérioration des relations entre les propriétaires de ce lieu et quelques fonctionnaires qu’ils n’ont pas dû suffisamment arroser.
Vous imaginez donc la circonspection avec laquelle j’accueille les commentaires caustiques des Coréens sur le caractère volage des maris Français. On évoque les vies sentimentales tumultueuses des différents Présidents français d’un air amusé, mais implicitement on suggère qu’en Corée les leaders ont un sens moral plus affirmé. On me le fait savoir plus ouvertement parfois, en m’affirmant qu’il serait inconcevable qu’en Corée un leader politique ou un CEO de grand groupe coréen soit divorcé : “comment pourrait-il diriger un pays ou une entreprise, alors qu’il n’arrive même pas à gérer son ménage?”
Certes on surprendra moins de Coréens en flagrant délit d’adultère avec un amant consentant. Mais on se demandera si tromper sa femme en achetant le corps d’une autre n’est pas, à bien des égards, pire.
lire le billet
Il y aurait cinq types de preuves d’amour privilégiés tour à tour en fonction des cultures et des personnalités : les mots, les cadeaux, le temps consacré, les gestes d’affection et les services rendus. Lorsque j’observe les différences dans les relations parents-enfants entre la France et la Corée, je me dis que cette observation est pertinente. Car s’il est absurde de prétendre que les parents coréens aiment plus leurs enfants que les parents français ou vice-versa, il est flagrant de voir à quel point ces preuves d’amour diffèrent dans les deux cultures.
En France ce sont les mots d’affection et le temps consacré aux enfants qui priment pour témoigner son amour à ses enfants: quoi de plus banal pour une mère ou un père de dire à sa fille ou son fils “je t’aime”, ou de ponctuer ses phrases par un “mon coeur”. Quoi de plus naturel que de poser une demi-journée ou de rentrer plus tôt du travail pour un dîner en compagnie des enfants. Autant d’efforts de la vie de tous les jours qui mis bout à bout, créent un environnement d’amour et d’affection au sein duquel l’enfant pourra s’épanouir.
Ce qui semble aussi naturel pour nous est souvent ignoré par les Coréens. Peut-être les parents les plus jeunes sont-ils plus expansifs dans leurs manifestations d’amour envers leurs enfants. On voit également de plus en plus de familles réunies pour profiter d’une promenade dominicale. Mais pour nombre de Coréens, là n’est pas l’essentiel du devoir des parents envers leurs enfants. Il faut d’abord leur assurer, voire leur imposer, le meilleur des avenirs possibles.
Pour cela, aucun sacrifice n’est trop grand, et au coeur de ces sacrifices se trouve l’argent. L’argent pour l’éducation d’abord: consacrer tout le revenu du foyer pour payer les frais de scolarité exorbitants de son enfant est assez courant, car entre les cours privés auxquels tous les enfants ont droit dès leur plus jeune âge et les frais d’université dont les montants n’ont rien à envier à ceux de leurs homologues américains, les foyers coréens sont ceux qui dépensent le plus parmi les pays de l’OCDE pour l’éducation de leurs enfants. Il suffit de lire les titres des journaux pour s’apercevoir à quel point l’éducation des enfants passe avant tout: on y décrit des femmes au foyer appartenant à la classe moyenne, contraintes à faire des ménages afin de compléter le financement des frais d’université de leurs enfants. Le tout sur le ton de la louange plus que de la critique de cette obsession des études supérieures.
La partie n’est pas pour autant gagnée une fois le rejeton diplômé. Arrive le temps du mariage où traditionnellement les parents se doivent d’accompagner financièrement les premiers pas de la vie du jeune couple. Pour ceux qui ont une conception la plus conservatrice du mariage, on s’attendra à ce que les parents du marié financent l’achat du premier logement tandis que ceux de la mariée prennent à leur charge l’achat des meubles et équipements indispensables à la confection d’un nid confortable. Aussi n’est-il pas rare que toutes les économies d’un couple s’envolent avec le mariage de leurs enfants. Ceci sans regret aucun car c’est la conception normale du rôle des parents selon la société coréenne.
Sacrifice financier mais sacrifice aussi de la vie de couple, toujours sur l’autel de l’éducation des enfants. Car pour nombre de parents coréens, même la meilleure université coréenne n’est qu’un second choix quand il suffirait d’aller aux Etats-Unis ou en Angleterre pour accéder aux meilleures universités au monde. Le phénomène est connu sous le nom de gireoggi appa (기러기 아빠), ou “papa oie” car celui-ci est resté en Corée pour travailler et gagner de quoi financer l’expatriation et la vie de sa femme et de ses enfants afin que ces derniers puissent étudier à Harvard ou Stanford. Telle l’oie migratrice, il doit traverser continents et océans pour voir sa famille une à deux fois par an pendant quelques jours. Ils seraient près de 200 000 papas oies en Corée, offrant un cadre familial qui serait considéré comme déséquilibré, voire malsain pour la plupart des Français, mais perçu comme l’acte de dévotion parental suprême pour nombre de Coréens.
On comprend mieux pourquoi les paroles prononcées en priorité par les parents coréens à leur enfant sont : “tu peux et tu dois mieux faire”, ou “ne nous déçois pas”, plutôt que des mots d’affection. On comprend également pourquoi les parents coréens sont plus autoritaires pour décider de l’avenir de leurs enfants. Il ne s’agirait pas de voir tous ces sacrifices consentis pour un plan de carrière, ruinés par une soudaine passion farfelue de l’enfant. Les conflits entre parents et enfants existent mais souvent les sacrifices parentaux permettent un pacte auquel les enfants adhèrent dans un sentiment où se mêlent profonde admiration et respect des parents et de tous les efforts qu’il ont consenti pour leur avenir, mais également culpabilité à l’idée de devoir trahir les idéaux qu’ils ont placés en eux. Formule idéale pour la réussite des enfants, mais pas forcément pour leur bonheur.
lire le billet
Pour comprendre les Coréens, il faut comprendre le Han. Pas le Han qui désigne l’ethnie majoritaire de Chine, ni le Han de “Hankook” qui signifie Corée pour les Sud-Coréens. Mais le Han qui habite l’esprit de tous les Coréens.
Malgré mes presque deux ans de vie en Corée et la proximité avec ma famille coréenne, je ne suis pas sûr d’avoir entièrement compris ce qu’est le Han. Justement parce qu’il n’y a rien à comprendre mais à ressentir: le Han est un sentiment qui mêle mélancolie, douleur, amertume, et injustice. Mais ne croyez pas avoir détecté une manifestation de ce Han chez la mine déprimée d’un Coréen ou dans ses yeux humides pour cause de chagrin passager. Ce qui fait la particularité du Han c’est qu’il habite au plus profond de l’âme des Coréens: une mélancolie toujours présente au fond de soi et qui au quotidien incite au silence plutôt qu’aux lamentations passagères.
Difficile de dire d’où vient ce sentiment et pourquoi il est partagé par l’ensemble des Coréens: est-ce l’histoire du pays, petite péninsule coincée entre de puissants voisins; ayant vécu l’invasion des Mongols, des Chinois, des Japonais, et qui aujourd’hui est encore séparée en deux du fait d’enjeux géopolitiques qui la dépasse? Est-ce dû à la société coréenne longtemps marquée par un féodalisme archaïque permettant l’opulence de quelques-uns grâce à la misère de beaucoup? Aujourd’hui encore la société coréenne souffre de disparités et d’un contexte hyper concurrentiel qui font que les enfants et adolescents coréens sont les moins heureux des pays de l’OCDE. C’est sûrement un peu toutes ces raisons qui au final créent le sentiment d’un bonheur impossible du fait de forces supérieures: une fatalité vécue pour sa propre destinée mais également pour celle son pays.
Mais fatalité n’est pas le terme le mieux choisi car ce Han comporte également une part de résilience face au poids du destin. Car si le Han s’installe dans le coeur des Coréens au fur et à mesure qu’ils subissent les affres de leur destin, c’est de ce même Han que naît la volonté de s’en libérer. Le Han est ainsi une sensibilité d’où naît une force de l’esprit qui permet de déjouer celle du destin pour in fine s’en sortir. Le Han s’incruste (Han-i maechida, 한이 맺히다) mais l’on peut dénouer le Han (Han-eul poolda, 한을 풀다). Est-ce pour cela que la Corée, pays sans ressource particulière et ruiné par la guerre est devenue la 11ème puissance économique mondiale en un demi-siècle?
Et pour ceux qui trépassent sans avoir pu dénouer leur Han, une danseuse chamane intercédera pour laver leurs âmes des mauvais esprits afin qu’ils puissent passer en paix dans l’au delà. Transition qui me permet de terminer en danse et musique, car au même titre qu’on ne peut comprendre le “Feeling blue” sans écouter BB King, ou le Spleen sans lire les Fleurs du mal, le Han n’a peut-être pas besoin de toutes ces explications, juste d’une illustration artistique:
lire le billetPour s’intégrer en Corée, il faut accepter que la collectivité prime sur l’individu et à la longue, c’est peut-être la différence culturelle la plus difficile pour les occidentaux individualistes que nous sommes, et particulièrement pour les Français, dont l’opposition de principe à toute représentation de l’autorité est un sport national. Car pendant que nous grandissions en apprenant que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, on apprend aux Coréens qu’elle s’arrête surtout quand elle empiète sur l’intérêt du groupe.
Peu importe quel groupe d’ailleurs: la famille d’abord où trop souvent encore, le mariage consacre l’union entre deux familles (statut social, argent) au détriment du choix personnel des deux principaux concernés; l’entreprise bien sûr où les actes de dévouement des collaborateurs à la firme sont pléthore: un voyage d’affaire? On est prié de partager sa chambre d’hôtel avec un collègue; la fin de la journée? il faut la prolonger par une nocturne alcoolisée avec son équipe et son patron. Une envie de congés prolongés? On culpabilise parce que ce sont les collègues qui pendant ce temps se coltinent le surplus de travail…
Le groupe ultime, c’est la Nation. Et tout Coréen est plus ou moins habité par le sentiment qu’il a un devoir envers son pays: on travaille beaucoup parce qu’on y est obligé, parce qu’on est ambitieux ou qu’on doit assurer l’avenir matériel du foyer, mais également parce qu’il faut atteindre cet objectif de PIB par habitant de 30 000 dollars d’ici 2015 fixé par l’Etat. Lors de la crise financière asiatique de 1997, c’est cette même motivation qui poussa nombre de Coréens à faire la queue aux guichets de banque pour faire don de bijoux de famille et reconstituer les réserve d’or de la Banque de Corée.
Ces actes de solidarité et ce sens du collectif son admirables, voire salutaire en cas de crise, mais peuvent s’avérer casse-pied au quotidien, surtout pour les rétifs à la vie de groupe. Et si la prospérité économique et les aléas d’une société de plus en plus moderne poussent à plus d’individualisme, le sens du groupe reste très prononcé par rapport aux sociétés occidentales. Ca a l’air anodin comme ça mais essayez d’imaginer qu’au restaurant vous soyez toujours obligé de partager votre plat de spaghetti carbonara (le seul choix potable au menu de ce restaurant pseudo-italien) avec vos trois voisins de table, en échange d’une part de pizza crevettes ananas qu’a commandé l’un et de quelques cuillerées d’ersatz de risotto de l’autre. Ou imaginez que dans votre appartement, un haut-parleur non démontable soit installé dans le séjour pour que le concierge ou le syndic de copropriété puisse faire des annonces générales quand bon lui semble: une intrusion très agaçante pour beaucoup de Français, mais un moyen d’information simple et pratique pour beaucoup de Coréens.
lire le billet
En Corée, toute avancée technologique est vécue d’abord comme un progrès pour la société et accueillie favorablement, quand ça n’est pas dans l’enthousiasme général.
Ainsi la multiplication des caméras de surveillance dans les espaces publics est avant tout perçue comme une formidable avancée sociale. Car être filmé partout et tout le temps permet de rendre le trajet des enfants jusqu’à l’école plus sûr. Si bien que pendant que certaines capitales européennes s’en cachent, la ville de Seoul fait au contraire la promotion de ses caméras en mettant à disposition un centre d’appel dédié au renseignement de ces trajets les mieux surveillés.
Vivre dans une ville filmée partout et en permanence permet également à l’auteur de ces lignes de bénéficier d’un service de navigation GPS couplé à une base de données de l’état des lieux de la circulation en temps réel, grâce aux milliers d’yeux qui surveillent en permanence les artères de Seoul. Quel que soit le trajet, ce service m’indique donc le trajet le plus court en intégrant l’état du trafic en temps réel et une estimation de mon heure d’arrivée à la minute près.
Voilà en deux exemples l’idée que les Coréens se font d’un monde meilleur : il s’agirait pour eux d’un monde plus simple, efficace et rapide ; un monde plus confortable et sûr, où chacun serait libre d’avoir accès à tout biens et services n’importe où, tout le temps. Mais pour que ce système marche, il faut en retour que chacun puisse se rendre disponible et accessible ; que toute société de prestation de services puisse vous identifier à partir de votre numéro de sécurité sociale, ou que votre banque puisse utiliser votre numéro de téléphone portable pour tout à la fois vous identifier, vous informer, vous alerter et vous solliciter ; que vous acceptiez d’afficher ce même numéro de portable sur le pare-brise de votre véhicule en permanence pour pouvoir vous garer en double file n’importe où et être appelé n’importe quand par le propriétaire du véhicule que vous bloquez.
Bref, une société où vous votre espace privé en serait réduit à sa plus petite expression, en échange de quoi vous pourriez acheter un écran plat dernier cri en un clic de souris et être livré dans l’heure qui suit. Une société plus simple, mais au prix d’une réduction des libertés individuelles argumentai-je lors d’une discussion avec un journaliste coréen longtemps correspondant à Paris qui fut étonné de ma remarque:
« A Paris, quand je tombais malade, je devais appeler le cabinet de mon docteur pour tomber sur le secrétariat, lorsque ça n’était pas le répondeur, qui me donnait rendez-vous pour une consultation trois jours plus tard. J’étais malade, mais je ne pouvais pas me soigner tout de suite : vous appelez ça un monde plus libre vous ? En Corée, j’ai le portable de mon médecin que j’appelle à toute heure et qui s’occupe de moi tout de suite. »
lire le billet