Elections “boombastic”

En cette période électorale, je ne résiste pas à l’envie de  partager ce moment fort de la campagne législative en Corée qui s’est achevée il y a une semaine.

Oui, il s’agit bien d’une manifestation politique dans le cadre d’élections de représentants du peuple et non un after de soirée après ingurgitation de substances psychotropes. Admirez le dévouement corps et âmes des équipes de ce candidat à Kwangju. Admirez également l’engouement populaire suscité par cette candidature et incarné par cette grand-mère qui passait par là et qui participe à ce mouvement de liesse synchronisé pour témoigner son soutien indéfectible envers un candidat qu’on aperçoit (0:52sec) perché sur une estrade mobile, saluant des automobilistes coincés dans les embouteillages. Si au final ce candidat n’a pas remporté la majorité des suffrages, il pourra se consoler en se disant qu’il a suscité l’adhésion des internautes, vu que cette vidéo a fait le tour de tous les sites de partage de vidéos coréens et étrangers.

Il ne faudrait pas réduire la qualité des débats politiques coréens à cette caricature. Il faut aussi replacer ces manifestations politiques rudimentaires dans le contexte d’un pays qui ne connait la démocratie que depuis 25 ans. Mais il faut aussi admettre qu’en général, la classe politique coréenne n’est pas ce qui honore le plus ce pays. Pas un mandat présidentiel ne passe sans qu’un haut responsable au pouvoir ne soit mis en cause dans une affaire de corruption. Le dernier en date concerne Park Hee-tae, rien de moins que le Président du Parlement, accusé d’avoir acheté les votes des députés de son propre parti en distribuant à chacun une enveloppe contenant environ 2000€ en liquide: quelle élégance! Park a démissionné en février dernier, et les électeurs apparemment blasée de ce genre d’affaires, ont quand même reconduit la majorité actuelle.

Dans les autres faits de gloire de la classe politique coréenne on retiendra également un fort clientélisme régional, une collusion malsaine avec les Chaebols, ces puissants conglomérats coréens qui font la pluie et le beau temps sur l’économie coréenne, et des débats parlementaires qui ont souvent une fâcheuse tendance à se transformer en bagarres de cours de récré.

lire le billet

Des élections en Corée aussi

A plusieurs égards les élections parlementaires qui viennent d’avoir lieu en Corée du Sud rappellent les élections présidentielles de 2007 en France. Dans les deux cas, la majorité se trouvait engluée dans les affaires et affaiblie par l’usure du pouvoir. Mais dans les deux cas, l’opposition a souffert de divisions et de manque de leadership. Et dans les deux cas, c’est une figure issue des rangs de la majorité qui a su incarner le changement.

En Corée il s’agit de Park Geun-hye, 60 ans et fille de Park Chung-hee, le Président de la Corée du Sud entre 1961 et son assassinat en 1979. L’héritage de Park père est aujourd’hui encore matière à débat, considéré comme un Pinochet asiatique par les progressistes, et vénéré comme le père fondateur de la Corée prospère et moderne par les conservateurs. Sa fille fut candidate malheureuse aux primaires de son parti pour les élections présidentielles de 2007 aux dépens du Président actuel Lee Myung-bak. En retrait depuis cette défaite, Park a su progressivement se démarquer du pouvoir actuel et se poser en recours possible aux yeux d’une opinion publique plus préoccupée par les difficultés économiques, notamment la baisse du pouvoir d’achat, la montée du chômage (notamment celui des jeunes), et la mainmise des grands conglomérats (Chaebols) sur l’économie aux dépens des PME, que de la menace nord-coréenne.

C’est la perte par la majorité de la mairie de Seoul qui offre une opportunité à Park de reprendre la main. Celle-ci prend la tête d’un parti désemparé et mal engagé dans une année 2012 cruciale qui prévoit successivement le renouvellement du Parlement (les élections de mercredi dernier) puis du Président coréen en décembre. La décision de Park de monter en première ligne semble risquée: les sondages prédisent une victoire de l’opposition lors des élections législatives, un échec dont Park devrait endosser la responsabilité, ruinant ses ambitions présidentielles. Mais Park n’est jamais aussi bonne qu’en campagne électorale: elle procède à une rénovation express de son parti qu’elle rebaptise “Saenuri” (nouvelle frontière), puis sillonne sans relâche le pays à la rencontre de la Corée d’en bas. Elle prend également soin de se distancer du bilan d’un Président du même bord, mais impopulaire et réputé proche des Chaebols, ces grands groupes omnipotents qui ont acquis leur position ultradominante grâce au modèle de développement économique mis en place par… le père de Park.

En face, le Parti Démocrate Unifié (PUD), qui représente le principal parti d’opposition est mal organisé. Certes il peut surfer sur le mécontentement de l’opinion envers le pouvoir actuel, mais il n’a pas de leader clair qui puisse incarner l’opposition face à Park et aucun candidat à la présidentielle ne se dégage ne manière incontestable aujourd’hui: Han Myung-sook, ancienne Première Ministre sous la précédente administration et chef du PUD n’a pas d’ambition présidentielle et serait de toutes les façons disqualifiée par cette défaite électorale, alors que le candidat pressenti, Moon Jae-in a lui certes gagné son siège de député à Busan, la deuxième ville du pays, mais n’a pas réussi à chambouler la donne dans ce bastion conservateur du sud-est de la péninsule.

Au final, le parti au pouvoir conserve sa majorité au Parlement, marquant une victoire personnelle pour Park. La course à la présidentielle semble donc mal engagée pour le camp progressiste, dont l’attention se tourne encore plus vers Ahn Cheol-soo, un businessman et philanthrope comparable toute proportion gardée à Bill Gate, puisque Ahn a crée l’un des principaux éditeurs de logiciels en Corée. Aujourd’hui professeur à l’université de Seoul et jouissant d’une énorme popularité notamment auprès des jeunes, on prête de plus en plus à Ahn des ambitions politiques qui pourraient converger avec celles du PUD. Encore faudrait-il que ces ambitions soient réelles, qu’elles trouvent un cadre d’arrangement avec les intérêts du PUD et que surtout, une telle alliance ne sape pas le principal atout de Ahn: son image de novateur, en dehors du cadre des partis politiques traditionnels.

lire le billet

Libre-échange et automobiles

Il a parfois bon dos le libre-échange. D’après un article de la Tribune, les conséquences de l’accord de libre-échange entré en vigueur en juillet 2011 entre l’Union Européenne et la Corée du Sud seraient au grand détriment du premier en ce qui concerne l’industrie automobile. Chiffres à l’appuis, l’article explique que depuis l’application de cet accord, les importations de véhicules européens vers la Corée chuteraient tandis qu’à l’inverse, l’importation de véhicules coréens vers l’Union Européenne exploseraient.

Et les représentants des constructeurs européens (les seuls à donner leur point de vue dans cet article) de s’écrier en coeur: “protectionnisme caché!” En énumérant les différentes barrières non tarifaires à l’entrée de la Corée que doivent subirent les marques étrangères. Je suis moi-même importateur de vin en Corée et je serais le premier à reconnaître un protectionnisme caché dans le marché automobile coréen. Revoyons pour cela les arguments avancés par les constructeurs européens.

Normes anti-pollution et de sécurité distinctes

Scandale! Les Coréens auraient leurs propres normes anti-pollution et de sécurité, alors qu’ils pourraient tout bonnement accepter sans discussion celles de l’Union Européenne. Tout ça rien que pour nous embêter nous les constructeurs européens! Mais ces mêmes constructeurs européens se plaignent-ils lorsqu’ils doivent adapter leurs véhicules aux normes américaines? Et les Anglais et leurs volants à droite qui entraînent des coûts supplémentaires: est-ce du protectionnisme caché également? Est-ce inconcevable que les Coréens puissent définir des normes anti-pollution et de sécurité distinctes de celle de l’Union Européenne tout simplement parce qu’ils pensent que les leurs sont plus adaptées à leur pays?

“Les flottes gouvernementales ou para-gouvernementales, qui représentent 50% du marché, n’achètent jamais de voitures importées”

C’est la sottise sortie par un Vice-Président de Ford Europe. Sottise parce qu’il faudrait faire appel au comptable de Madoff pour arriver à démontrer que les flottes gouvernementales et para-gouvernementales représentent 50% du marché coréén; sottise également parce qu’aux dernières nouvelles lorsqu’on travaille pour le gouvernement d’un pays doté d’une industrie automobile, il est tout à fait logique de rouler dans une berline nationale. A-t-on vu un policier allemand rouler en Peugeot? A-t-on vu un Ministre français descendre d’une Skoda?

“En Corée, quand vous achetez un véhicule de marque étrangère, vous subissez aussitôt un contrôle fiscal… “

Mais comment peut-on sortir une énormité pareille dans un site d’actualité économique de cette envergure? Sûrement en supposant que les lecteurs de ce site n’iront jamais vérifier ce qu’on affirme au sujet de ce pays lointain. J’ai dans mon entourage au moins trois personnes qui roulent Japonais ou Allemand sans avoir eu le moindre souci avec les autorités fiscales, comme c’est le cas de la très grande majorité des nombreux propriétaires de véhicules de marque étrangère qui stationnent dans le parking de mon immeuble.

Que les représentants de constructeurs automobiles européens mettent en avant leurs points de vue partisans pour défendre leurs intérêts est de bonne guerre. Mais qu’un site d’actualité prennent les arguments de ces professionnels du secteur pour argent comptant est plus problématique. Il suffit d’avoir été régulièrement en Corée durant ces 20 dernières années pour s’apercevoir que le marché automobile coréen s’est considérablement ouvert aux marques étrangères. D’après l’Association des importateurs et distributeurs d’automobiles, les ventes de voitures importées en Corée ne se sont d’ailleurs jamais aussi bien portées, battant le record des ventes mensuelles en mars 2012.

Certes la Corée protège son marché intérieur grâce à des pratiques parfois contraires à la libre concurrence, certes les consommateurs coréens sont sensibles aux arguments de patriotisme économique. Mais si un secteur échappe à l’argument de l'”achetez coréen” c’est bien l’automobile. Car en Corée la voiture est le symbole de la réussite sociale. Il suffit de voir comment le gardien de mon immeuble de bureau ignore royalement ma vieille Hyundai alors qu’il s’incline religieusement à l’arrivée de n’importe quelle berline étrangère de luxe. Ce ne sont pas les constructeurs européens qui souffrent en Corée. Au contraire, les prestigieuses berlines allemandes ou japonaises jouissent d’un énorme succès. Il faut en avoir une à tout prix, même en leasing ou à crédit par une classe moyenne qui, à niveau de vie équivalent en Europe, considérerait qu’elle n’en aurait pas les moyens.

Mais lorsqu’il s’agit d’acheter une voiture plus modeste, pourquoi un Coréen choisirait-il une Peugeot plutôt que sa Kia nationale? Car il n’y a guère que les Français pour croire qu’encore aujourd’hui les voitures françaises ont un style à part et une meilleure tenue de route que leurs concurrentes coréennes. Et avant de râler contre d’éventuelles pratiques déloyales de la Corée, c’est peut-être sur ce problème que devraient se concentrer nombre de constructeurs automobiles européens.

 

lire le billet

Immigration

L’herbe semble décidément plus verte ailleurs: en France les Coréens sont de plus en plus nombreux à vouloir s’y installer, attirés par les promesses de qualité de vie meilleure et d’une couverture sociale inimaginable en Corée. Étudiants dont le visa arrive à expiration, expatriés bientôt rappelés au siège, beaucoup cherchent à prolonger leur séjour au pays de Molière, notamment en rassemblant leurs économies pour ouvrir un restaurant coréen. Conséquence agréable pour le Parisien: on peut aujourd’hui manger un bibimpab décent dans n’importe quel arrondissement de Paris, ou même passer une soirée karaoke dans un noraebang comme à Séoul.

À l’inverse, ils sont de plus en plus de Français à vouloir tenter leur chance en Corée, les fraîchement diplômés notamment, à en croire le nombre de candidatures spontanées que je reçois à Séoul. S’agit-il de la situation économique en Europe et des perspectives peu réjouissantes qui poussent les Français à voir aussi loin de chez eux? Sûrement en partie, mais la plupart des candidats avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger mettent en avant leur goût pour la culture coréenne, sa gastronomie, son mode de vie, ou du moins ce que l’on peut en percevoir au travers des films et feuilletons “drama” coréens.

Mais comment peut-on décider de changer de vie à l’autre bout du monde sous prétexte qu’on a bien aimé tel film ou qu’on est fan de tel groupe de K-pop? Après tout, ne sont-ils pas nombreux à se fasciner pour les Etats-Unis à force d’être bercés par les productions hollywoodiennes? La construction d’un soft-power à la coréenne est peut-être bien en marche.

lire le billet

Séoul – Paris

De retour à Paris après 7 mois d’absence en immersion à Séoul, les contrastes entre ces deux villes sont d’autant plus frappantes.

 

Le temps

Ca peut paraître une hérésie aux oreilles des provinciaux mais Paris est une ville où l’on peut prendre son temps. Bien sûr le Parisien a son lot de stress et d’urgences, mais comparé à son homologue Séoulien, il trouve du temps pour soi-même. Quel soulagement de voir parmi les passants quelques badauds, alors que marcher à Seoul ne se conçoit pas autrement que pour aller d’un point A à un point B dans un but précis. Quel plaisir de prendre un café sans autre ambition que celle de regarder les gens passer, alors qu’à Seoul il faudrait justifier cette consommation par un rendez-vous amical, galant ou professionnel.

 

Le service

A Séoul, le client est roi. Quand il commande un écran plat sur Internet, on le lui apporte gratuitement par coursier dans la journée. Quand il va au restaurant, il appuie sur un bouton et le serveur se met au garde à vous dans la seconde. Quand il fait ses emplettes aux grand magasin, il est pris en charge par un escadron de voituriers, portiers, vendeurs, conseillers… A Paris, réparer un problème de connexion internet peut prendre jusqu’à un mois à en croire plusieurs de mes amis victimes d’une telle mésaventure. Commander au restaurant est une entreprise périlleuse, tributaire des caprices des serveurs, eux-mêmes fidèles disciples de leurs patrons pour qui “si on n’est pas content, on n’a qu’à aller voir ailleurs.”

 

La misère

A Paris, la misère est visible. Les SDF squattent les bouches d’aération des rues calmes ou les quais des stations de métro. Ils sympathisent avec les gens du quartier, dont certains prévoient un budget quotidien à donner à “leurs SDF” et s’excusent de ne pouvoir répondre aux autres sollicitations. Aux terraces des cafés, les serveurs sont autant rodés à prendre les commandes qu’à chasser les miséreux trop insistants. A Séoul, la misère n’a pas sa place. Les clochards se cachent de honte car ne pas travailler c’est perdre la face. Tout juste peut-on en apercevoir à une heure tardive aux abords de la gare de Séoul. Tout juste peut-on s’émouvoir du sort de cette grand-mère ridée et accroupie à la sortie de la station de métro, vendant à même le sol quelques légumes, des paquets de chewing gum ou des portions de kimbabs pour cadres pressés.

 

Les femmes

A Séoul, les femmes montrent leurs sacs Vuitton, leurs belles jambes, leurs silhouettes fines et leurs visages refaits et parfaitement maquillés, qui émerveillent le regard de nombre d’expats fraichement débarqués tout comme ils suscitent l’envie des touristes chinoises de passage. A Paris, les femmes exhibent leurs sacs en lin commerce équitable, préfèrent un décolleté osé aux jambes dénudées et offrent une palette de styles variés, d’où se dégagent une originalité assumée, une forme de charme subtil, et l’assurance commune d’être les ambassadrices de l’élégance parisienne.

 

Les couples


A Séoul, la vie de couple semble s’arrêter avec la quarantaine. Au delà, on devient mères au foyer pour les unes et employés de bureau pour les autres. Sachant par ailleurs que jusqu’à l’université il n’est pas question d’avoir de petit(e) ami(e) car il ou elle nuirait aux études, on comprend vite pourquoi dans les rues, les seuls couples visibles ont tous entre la vingtaine et la trentaine. Les plus farouches (ou bourrés) d’entre-eux risqueront un baiser sur la bouche furtif la nuit dans le quartier étudiant de Hongdae ; le reste de la vie sentimentale est cachée derrière un voile de pudeur et inhibé par une grosse dose de fatigue et de stress. Est-ce pour cette raison que l’hôtesse de Korean Air annonce systématiquement l’atterrissage à Paris par un “Bienvenue à Paris, la ville du romantisme”? Car il est vrai qu’après un séjour prolongé à Séoul, voir ces couples de tous âges faire preuve de tendresse à Paris a quelque chose de rassurant.

lire le billet

Collectivisme

Pour s’intégrer en Corée, il faut accepter que la collectivité prime sur l’individu et à la longue, c’est peut-être la différence culturelle la plus difficile pour les occidentaux individualistes que nous sommes, et particulièrement pour les Français, dont l’opposition de principe à toute représentation de l’autorité est un sport national. Car pendant que nous grandissions en apprenant que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, on apprend aux Coréens qu’elle s’arrête surtout quand elle empiète sur l’intérêt du groupe.

Peu importe quel groupe d’ailleurs: la famille d’abord où trop souvent encore, le mariage consacre l’union entre deux familles (statut social, argent) au détriment du choix personnel des deux principaux concernés; l’entreprise bien sûr où les actes de dévouement des collaborateurs à la firme sont pléthore: un voyage d’affaire? On est prié de partager sa chambre d’hôtel avec un collègue; la fin de la journée? il faut la prolonger par une nocturne alcoolisée avec son équipe et son patron. Une envie de congés prolongés? On culpabilise parce que ce sont les collègues qui pendant ce temps se coltinent le surplus de travail…

Le groupe ultime, c’est la Nation. Et tout Coréen est plus ou moins habité par le sentiment qu’il a un devoir envers son pays: on travaille beaucoup parce qu’on y est obligé, parce qu’on est ambitieux ou qu’on doit assurer l’avenir matériel du foyer, mais également parce qu’il faut atteindre cet objectif de PIB par habitant de 30 000 dollars d’ici 2015 fixé par l’Etat. Lors de la crise financière asiatique de 1997, c’est cette même motivation qui poussa nombre de Coréens à faire la queue aux guichets de banque pour faire don de bijoux de famille et reconstituer les réserve d’or de la Banque de Corée.

Ces actes de solidarité et ce sens du collectif son admirables, voire salutaire en cas de crise, mais peuvent s’avérer casse-pied au quotidien, surtout pour les rétifs à la vie de groupe. Et si la prospérité économique et les aléas d’une société de plus en plus moderne poussent à plus d’individualisme, le sens du groupe reste très prononcé par rapport aux sociétés occidentales. Ca a l’air anodin comme ça mais essayez d’imaginer qu’au restaurant vous soyez toujours obligé de partager votre plat de spaghetti carbonara (le seul choix potable au menu de ce restaurant pseudo-italien) avec vos trois voisins de table, en échange d’une part de pizza crevettes ananas qu’a commandé l’un et de quelques cuillerées d’ersatz de risotto de l’autre. Ou imaginez que dans votre appartement, un haut-parleur non démontable soit installé dans le séjour pour que le concierge ou le syndic de copropriété puisse faire des annonces générales quand bon lui semble: une intrusion très agaçante pour beaucoup de Français, mais un moyen d’information simple et pratique pour beaucoup de Coréens.

 

lire le billet

Dîner en famille

Le mariage récent de l’un de mes cousins fut l’un des rares moments offerts à la famille élargie de se retrouver: oncles et tantes venus de province ou d’Amérique, famille plus éloignée qu’on convie pour l’occasion, ou plus simplement, frères, soeurs ou enfants que le quotidien surchargé de Seoul empêche de réunir fréquemment. Alors que les jeunes mariés sont déjà en route pour leur lune de miel, le reste de la famille se retrouve comme il est de tradition chez les parents du marié, pour un grand dîner familial.

tandis qu’en cuisine, on s’affaire sous la direction de la maîtresse de maison entourée des femmes et des jeunes, une chose assez étrange pour un Français non averti arrive dans le salon: le père du marié, qui trône au milieu des hommes et de la génération des grands parents, s’empare de la télécommande et allume la télévision. Bientôt, tous les invités profitent de ce moment rare et précieux pour diriger leurs attentions vers cet écran plat dernier cri qui diffuse un talk show abrutissant ou la rubrique chiens écrasés du journal télévisé qu’ils pourraient regarder à n’importe quel autre moment.

Ma famille est-elle un peu particulière, où couvent l’un de ces secrets si traumatisants qu’il est préférable de faire diversion avec la TV plutôt que de se parler? Ou bien est-ce la société coréenne toute entière qui se lobotomise progressivement à coups d’émissions débiles diffusées partout, tout le temps? Car ici aucun restaurant, salon de coiffure ou autres salles d’attente en tout genre n’oubliera de mettre à disposition une TV (Samsung ou LG bien entendu) pour ses clients.

On est facilement tenté, moi le premier, de porter un jugement négatif et désolé sur l’omni-présence de la télévision qui remplace ces moments d’échanges précieux que sont les discussions en famille. Pourtant ce jugement ne peut pas être aussi catégorique, car si en France le partage passe par la conversation et que par conséquent il est important d’y accorder du temps, notamment lors des repas de famille, les Coréens ne ressentent pas nécessairement le besoin de se parler pour partager des moments qu’ils considèrent de qualité.

En réalité, les Coréens ont une culture beaucoup plus dominée par l’écrit que par l’oral. Et l’on s’en rend compte au fur et à mesure que l’on est confronté aux tâches de la vie de tous les jours, résolues à l’écrit en Corée, alors qu’elles le seraient à l’oral en France: un message à communiquer à un ami dont le portable ne répond pas? Là où nous laisserions un message vocal, les Coréens enverront tous un SMS, au point que personne ici ne personnalise son message de répondeur et que je n’ai moi-même pas reçu un seul message vocal sur mon portable depuis mes 1 an et demi de présence en Corée. Une réunion business importante ? Toutes les décisions seront souvent prises en amont par échanges d’email, la réunion ne servant souvent qu’à une cérémonie protocolaire pour entériner les décisions. Et même si la réunion est de moindre importance ou moins préparée, les participants discuteront souvent autour d’une feuille A4 où ils peuvent dessiner schémas, tableaux, ou plus simplement écrire les quelques mots clés. Appréhension d’une langue étrangère? Beaucoup de Coréens sont champions du monde du TOEFL, TOEIC, et autres tests d’évaluation écrits d’Anglais, mais les mêmes sont souvent incapables d’aligner deux mots.

Derrière cette façade un peu déprimante de dîner de mariage englué devant la télé se cache donc peut-être une forme de partage peu discernable pour ceux d’entre-nous à qui l’on a toujours appris qu’il était malvenu d’allumer la télé lors du rituel dîner en famille.

lire le billet

Poulpe vivant

L’une des scènes qui marque le plus l’esprit de ceux qui ont vu le film Old Boy de Park Chan-wook, est certainement ce repas que s’accorde le héros peu après sa libération: un poulpe vivant. Mais il aura sûrement plus marqué le public non coréen car ici, il est assez courant d’en manger sans que cela impressionne grand monde.

Lorsque incapable d’en manger moi-même, j’essaie de comprendre cette tradition culinaire et demande à mes compagnons de table ce qu’ils apprécient dans le fait de mordre dans un poulpe vivant, on me répond que c’est la fraîcheur du produit et la consistance en bouche agréable qu’offre ce mollusque agonisant. Certes, mais sentir un être vivant mourir dans sa bouche ; tuer soi-même une proie pour se nourrir, alors que la civilisation nous donne la possibilité de déléguer cette tâche: ce retour épisodique à la barbarie est-il un bémol à la dégustation de ces friandises, ou au contraire un élément contributif du plaisir que procure cette expérience culinaire?

En regardant les mines réjouies de mes convives je me dis que parfois, pris dans le rythme effréné de la course à la modernité, les Coréens ont besoin de parenthèses barbares.

 

lire le billet

Corée, terre d’accueil

Les conditions dans lesquelles un pays accueille ses immigrés sont autant révélatrices du regard que ce pays porte sur les autres que sur lui-même. En la matière les Coréens ont longtemps été frileux pour ne pas dire réfractaires à l’idée d’accueillir l’influence étrangère. Ca n’est pas pour rien que le Royaume de Jeoson était déjà appelé royaume ermite par ses voisins au 17ème siècle, titre dont hérite aujourd’hui la Corée du Nord.

Ce réflexe d’isolement tire son origine de l’histoire tumultueuse que la Corée entretient avec ses puissants voisins qui à tour de rôle ont jeté leur dévolu sur la péninsule: Japonais, Chinois, et plus récemment Soviétiques et Américains. Si bien que jusqu’au début des années 80, “l’étranger” au contact duquel le Coréen pouvait se retrouver le plus facilement était soit un GI américain, soit l’ex-occupant japonais venu pour affaires.

Aujourd’hui encore, de nombreux Coréens pensent que leur pays doit sa survie au milieu de ses puissants voisins impérialistes à la cohésion de son peuple, à sa pureté ethnique et à son refus de l’influence étrangère, ce qui est évidemment faux, car c’est à cause de son réflexe d’isolement que le pays a lentement décliné jusqu’à la première moitié du 20ème siècle. Le pays s’est considérablement ouvert depuis mais aujourd’hui encore, Seoul est une ville étonnamment mono-ethnique pour une mégalopole de 12 millions d’habitants. Et la confrontation entre les conceptions du droit du sang et du sol n’a pas lieu d’être ici tout simplement parce que jusqu’à récemment, pratiquement tous les enfants nés sur le sol coréen étaient de parents coréens. Beaucoup d’ailleurs entendent faire perdurer cette tradition, y compris la génération des parents dont les enfants sont en âge de se marier aujourd’hui, et dont la plupart seront hostiles aux mariages internationaux: il ne faudrait pas souiller le sang pur de la famille.

Mais la réalité a vite fait de rattraper cette conception raciale de l’identité coréenne. Si la Corée moderne était depuis longtemps dépendante des marchés étrangers pour sa prospérité économique elle devient également dépendante de l’extérieur pour son dynamisme démographique. Car le pays vieillit très rapidement: son indice de fécondité de 1,15 en 2010 est le plus bas au monde, mettant en péril la société prospère que les Coréens ont durement bâti depuis 50 ans. Et comme il est difficile d’inciter les Coréens à procréer davantage, surtout dans une société sans politique de la maternité réelle et où l’éducation des enfants est la plus chère au monde, le pays commence à découvrir les vertus de l’immigration.

Ce changement des mentalités ne découlent pas uniquement de considérations cyniques, ni ne se fait à contre-coeur, sous la contrainte du péril démographique. Il illustre également un vrai changement d’état d’esprit des Coréens, plus confiants sur la scène internationale, forts de leurs réussites économiques et d’un début d’influence culturelle. Plus sûrs de leur capacité à intégrer les influences étrangères sans mettre en péril leur propre identité. Plus sereins en quelque sorte, et donc plus ouverts aux autres.

C’est l’impression que m’a laissé ma dernière visite à l’office d’immigration afin de faire renouveler mon permis de séjour. Dans la salle d’attente avec moi se trouvaient quelques occidentaux expatriés, mais surtout des Chinois, Cambodgiens, Malais, Philippins, ou Indonésiens venus chercher un avenir prospère en Corée et patientant dans une atmosphère apaisée, bon enfant presque, jusqu’à ce qu’un fonctionnaire (souriant) s’occupe de leurs dossiers. Pour aider les immigrants ne parlant pas forcément le Coréen, des membres d’une ONG officiaient sur place, guidant dans leurs langues les nouveaux venus dans leurs démarches, remplissant avec eux les formulaires, gardant leurs enfants lorsque les parents étaient appelés par les fonctionnaires, ou tout simplement discutant avec eux des plaisirs ou tracas de ce pays, la Corée, longtemps royaume ermite et devenue subitement terre d’accueil.

lire le billet

Le modèle de développement numérique coréen

Jusqu’à la fin des années 80, rien où presque ne prédisposait les Coréens à un “success story” numérique. Pas plus que les Français en tout cas, habitués à acheter leurs billets de train ou consulter les résultats du bac sur Minitel, et dont le vivier de talents ainsi que les domaines d’excellence  d’entreprises telles que France Telecom, Alcatel, Sagem, ou Thomson Multimedia n’en faisaient pas les moins préparés pour prendre le tournant numérique.

20 ans plus tard, il suffit de voir où en sont Alcatel, Sagem ou Thomson Multimedia par rapport à Samsung Electronics ou LG pour constater le chemin parcouru par la Corée pendant que nous étions occupés ailleurs. Le numérique en Corée c’est ce qui a sorti le pays de la crise financière asiatique et qui constitue depuis 15 ans la principale source de croissance de son économie. Entre 1998 et 2003, la croissance du secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) était de 19%, alors que celle de l’économie était de 8,5%. Depuis 2004 et jusqu’à aujourd’hui, les TIC expliquent plus de 30% des exportations du pays et de son PIB. Aujourd’hui les Coréens bénéficient de la connexion Internet la plus rapide au monde qu’ils utilisent pour surfer sur des portails locaux qui laissent moins de 10% de part de marché à Google, au moyen de terminaux fixes ou mobiles presque exclusivement “Made in Korea” (à l’exception notoire des produits Apple). Bref ici, le numérique c’est plus qu’un secteur d’activité, c’est un véritable patrimoine national.

Une telle réussite est-elle duplicable ailleurs suivant un modèle de développement numérique coréen? Sans doute pas, vu que la conjoncture économique de l’époque et les particularités du marché coréens ont joué un rôle significatif dans le décollage numérique du pays. Il existe néanmoins des enseignements à tirer de ce succès afin de comprendre pourquoi la réussite numérique de la Corée est sans commune mesure avec la nôtre.

 

L’Etat et les Chaebols main dans la main

La marque de fabrique du capitalisme coréen c’est un Etat interventionniste qui fixe les priorités, et un secteur privé dominé par quelques grands conglomérats qui jouent le jeu, motivés par les avantages qu’ils ont à être proches du pouvoir politique mais également par un certain souci de l’intérêt national (lorsque comme Samsung l’on représente 1/5ème du PIB du pays, on est naturellement amené à s’en soucier). Le développement du numérique suivra en tout point ce modèle.

Ce développement commence par l’impulsion des pouvoirs publics. Contrairement à l’idée générale, cette impulsion n’est pas en réaction à la crise financière asiatique de 1997. Elle date du début des années 90, lorsque le gouvernement prend conscience de l’importance des technologies de l’information et de la communication, et met en place un cadre réglementaire (Loi sur la promotion de l’informatisation votée en 1995), puis définit un premier plan quinquennal de développement d’une société de l’information, le Plan de promotion de l’informatisation nationale, qui prend effet en 1996. Ce plan jette les bases de la fondation d’une société de l’information et fixe parmi les premières priorités le développement d’un “E-government” et de l’utilisation des TIC dans l’éducation.

C’est dans le deuxième plan quinquennal, Cyber Korea 21 en 1999, qu’apparaît le rôle fondamental que la Corée, frappée de plein fouet par la crise asiatique, compte accorder au numérique. Cyber Korea 21 indique clairement que la sortie de cette crise et la prospérité à long terme de la Corée dépendront de la création d’une économie de la connaissance (“Jishik Kyoungjae”, 지식 경제), fondée sur le développement des TIC. Cinq mises à jour de ce plan suivront, englobant progressivement de nombreux aspects de l’économie coréennes et définissant au final un véritable projet de société basé sur la l’économie de la connaissance. Le dernier plan en date, U-Korea fixe comme objectif  majeur d’atteindre un PIB par habitant de 30 000 dollars d’ici 2015 et de se classer parmi les 20 pays en tête du classement de l’indice de qualité de vie. Des objectifs globaux, éloignés des préoccupations purement TIC du premier plan quinquennal et qui montrent à quel point le numérique est au centre des enjeux économiques du pays.

 

Des programmes ambitieux pour une connexion à 1Gbps fin 2012

Pour atteindre les objectifs fixés par les plans quinquennaux, les plans d’équipement se succèdent, dont le premier, le Korea Information Infrastructure, est mis en place en 1995, et définit un premier plan d’équipements en infrastructure haut-débit pour l’administration publique, le grand public et les centres de recherche et développement. Suivra le plan IT 839, prévoyant le développement de 8 services IT, dont un Wimax local du nom de Wibro, la Télévision mobile personnelle (DMB), la 3G ou le RFID, de 3 infrastructures (BcN, u-sensors, IPv6) pour créer 9 leviers de croissance.

Ces plans se succèdent au fur et à mesure que la réalité des innovations et du marché nécessite une mise à jour, ou que les objectifs du plan en vigueur sont atteints, parfois plus rapidement que prévu : le KII prévoyait de s’étaler jusqu’en 2010, mais est achevé en 2005. Aujourd’hui, le programme UBcN (Ubiquitous Broadband convergence Network) prévoit notamment d’équiper les foyers d’une connexion Internet à 1Gbps d’ici la fin de l’année. Les programmes se succèdent mais l’objectif reste le même: introduire de nouveaux usages et services, mettre en place les infrastructures pour les supporter et au final développer de nouveaux relais de croissance.

 

L’Etat encourage, les Chaebols financent

Et le financement dans tout ça? Car investir dans l’infrastructure haut-débit dans les années 90, c’est supporter le double risque d’un investissement massif pour un retour sur investissement incertain, car il n’était pas écrit à l’époque que les usages et le contenus suivraient rapidement. Un pari risqué que les opérateurs privés n’auraient pas pu relever aussi massivement s’ils n’avaient pris en compte que les contraintes de marché.

Du côté de l’Etat, il faut trouver les ressources nécessaires pour faire d’une volonté politique une réalité, et ce dans un contexte qui se dégrade fortement avec la crise asiatique de 1997, dont la Corée est l’une des principales victimes. Mais cette crise ne remettra pas en cause l’ambition coréenne, bien au contraire: le gouvernement mise sur ce secteur d’avenir pour en faire un relais de croissance de l’économie et lance un système de financement mêlant étroitement les intérêts du public et du privé, le Fond de Promotion de l’Informatisation. Ce fond est un véhicule d’investissement mixte public-privé, financé par le budget de l’Etat et un prélèvement sur les revenus des opérateurs du secteur des TIC. Le secteur privé finance la plus grande partie, mais c’est l’Etat qui gère le fond, en contrepartie de la garantie que les investissements seront exclusivement dédiés au développement des TIC. Ainsi, des 7,8 milliards de dollars injectés dans ce fond jusqu’en 2002, période à laquelle l’infrastructure haut-débit est une réalité, 40% provient du budget de l’Etat, 10% de revenus divers, et les 50% restants du privé, sous la forme du prélèvement d’un pourcentage des revenus des opérateurs telecoms: 0,75% du revenu des opérateurs majeurs et 0,5% du revenus des plus petits.

Pour ces opérateurs, cet investissement imposé est pour la bonne cause: imposé selon des conditions peu favorables mais bénéfique sur le long terme à leurs activités. Le secteur privé joue donc le jeu et accepte d’apporter la majorité du capital d’un fond dont il laisse le contrôle au ministère de l’information et de la communication. C’est grâce à ce fond que jusqu’en 2003, les pouvoirs publics coréens consacreront 800 millions de dollars au développement de l’infrastructure haut-débit, plus d’un millard de dollars à la numérisation, 2 milliards de dollars à la recherche et développement dans les TIC, ou encore 950 millions de dollars à la création d’emplois dans le secteur des TIC.

S’il ne fallait que 7,8 milliards de dollars en 8 ans pour se doter d’une infrastructure haut-débit opérationnelle et performante, beaucoup d’internautes profiteraient aujourd’hui d’une connexion aussi rapide que celle des Coréens. Sans compter qu’en parallèle, le pays s’est doté d’un réseau mobile tout aussi rapide et performant et que les abonnements 4G (LTE) sont commercialisés depuis 2011.

Aujourd’hui, les investissements nécessaires à la mise en place d’une infrastructure permettant une connexion à 1Gpbs s’élèvent à 24,6 milliards de dollars selon le gouvernement, dont 1 milliard seul proviendra de l’Etat. Le solde reste à la charge du secteur privé, et notamment de trois des plus grands conglomérats coréens: Samsung, LG, SK, tous présents dans les TIC, plus de l’opérateur telecom historique KT. Certes leurs capacités d’investissement sont considérables, mais ces grands groupes jouent le jeu, aujourd’hui comme par le passé, parce que l’Etat met en place une politique d’aides et incitations sous la forme de réduction d’impôts et de prêts à taux préférentiels pour tout investissement dans les TIC. Il faut dire également que suivre les directives du gouvernement et cultiver leur proximité avec lui a toujours réussi aux Chaebols, il existe comme en France une grande porosité entre le management des grands groupes et les haut fonctionnaires de l’Etat, le tout aidant à la bonne entende et dans une certaine mesure, au souci de l’intérêt général par le management des Chaebols.

Lutte contre la fracture numérique

C’est grâce à cette relation particulière que le haut-débit eu milieu rural a été installé: en dépit de retours sur investissements incertains, les opérateurs privés n’ont pas rechigné, encouragés par les prêts à taux préférentiels mis en place par l’Etat et motivés également par le fait qu’une fracture numérique ne serait pas favorable à leurs intérêts sur le long terme.

C’est cette même coopération qui a permis aux populations mêmes les moins favorisées de basculer dans l’ère numérique. Les personnes âgées, les milieux modestes, la population carcérale, ou plus simplement la ménagère de 50ans ont pu bénéficier de cours d’apprentissage du web prodigués gratuitement par l’Etat ou les opérateurs privés. Aujourd’hui encore, SK Telecom et KT, les deux premiers opérateurs mobiles offrent des cours gratuits d’initiation aux smartphones aux personnes âgées.

 

Déréglementation et concurrence

Tous ces investissements n’ont de sens que s’ils aboutissent à une offre de qualité et abordable pour les utilisateurs. Il faut ici aussi reconnaître le rôle positif de l’Etat qui a su créer les conditions de marché favorables à l’émergence d’une offre Internet grand public. Au milieu des années 90, la Corée comme la France finit de déréglementer son secteur des télécommunications. Si en France cette ouverture à la concurrence permet aux coûts des appels locaux et internationaux de baisser quelque peu, elle ne chamboule pas la hiérarchie des forces en présence, ni ne permet de saut qualitatif de l’offre: certe des concurrents apparaissent, mais France Telecom conserve sa position dominante et s’attache à préserver ses principales sources de revenu, dont le Minitel, aux dépens de technologies émergentes.

En Corée, l’histoire est radicalement différente car lorsque le marché des télécommunications s’ouvre à la concurrence, l’opérateur historique KT doit faire face en 1997 à l’apparition d’un acteur de taille: Hanaro Telecom. Au capital de ce nouvel opérateur se trouve le fleuron du capitalisme coréen: Samsung, Hyundai, Daewoo, SK, avec en plus, des participations de Dacom, un opérateur télécom concurrent de KT et KEPCO, l’EDF local dont l’actionnaire principal est… l’Etat. Imaginez qu’en France une grosse partie du CAC 40 et l’Etat joignent leur force pour créer un concurrent à France Telecom, c’est dans une certaine mesure ce qui arriva en Corée avec la création de Hanaro Telecom. Lorsqu’en 1999, ce nouvel opérateur juge qu’il est inutile de lutter avec KT dans les offres téléphonie fixe – modem dial up, il investit massivement dans le haut-débit et lance une offre d’abonnement ADSL à un prix compétitif, accompagnée d’un marketing agressif afin de prendre une avance décisive sur son concurrent dans ce nouveau marché.

KT réalise la menace, d’autant que l’Etat entreprend une campagne de certification des nouveaux bâtiments en fonction de la vitesse de connexion Internet qu’ils sont capables d’offrir: un bâtiment offrant une connexion supérieure à 100Mbps sera certifié de classe 1, tandis que ceux qui n’offrent qu’une connexion inférieure à 10Mbps seront de classe 3. KT est donc contraint de réagir en accélérant le déploiement de son offre ADSL et en calibrant ses tarifs sur ceux de Hanaro Telecom. Ajoutez à cela l’apparition fournisseurs d’accès de moindre importance mais tout aussi agressifs commercialement, et l’on comprend mieux pourquoi les internautes coréens eurent très tôt accès à une offre d’abonnement Internet haut-débit de qualité et bon marché.

Au final, cette guerre des prix doublée à des investissements coûteux fut fatal à de nombreux opérateurs. Hanaro Telecom lui-même en proie à des difficultés financières fut racheté par SK Telecom, le premier opérateur mobile Coréen. Les investissements des Chaebols ont donc souffert, mais pour le plus grand bénéfice du portefeuille du consommateur coréen et de l’adoption rapide par la Coréens de l’Internet haut-débit. Qui s’en plaindra?

 

Les Coréens convaincus des bienfaits des nouvelles technologies

Si la population avait été réticente à l’émergence de ces nouvelles technologies, tous les efforts déployés par l’Etat et le secteur privé auraient été vains. Mais l’autre clé de la réussite coréenne en matière de numérique, c’est la réceptivité de la population et sa capacité à intégrer avec enthousiasme et en un temps record les outils numériques dans leur quotidien.

Pour la jeune génération, l’avènement d’Internet est une bouffée d’oxygène, dans une société rigide et hyper-compétitive, laissant peu de place aux loisirs et à l’émancipation. Elle trouve très vite un échappatoire dans les espaces virtuels qu’offrent le haut-débit: jeux en réseaux et sites de réseaux sociaux où s’échangent des contenus multimedia sont populaires dès 1999 avec la création de Cyworld, le Facebook local. Si au début tous n’ont pas le haut débit chez eux, les Internet cafés (PC-bang) présents à tous les coins de rue proposent une connexion dépassant les 10Mbps.

Les adultes suivront rapidement le mouvement, qui perçoivent les nouvelles technologies de l’information comme un élément de survie essentiel dans une société hyper-compétitive: “ne pas savoir se servir d’Internet au 21ème siècle, c’est comme être illettré aux 20ème,” entend-on dire ici et là. Dans l’éducation qui est une obsession coréenne, dès le début des années 2000, les étudiants remettent leurs devoirs à leurs professeurs par email et les retrouvent dans des forums de discussions virtuels pour discuter des cours ou décider de l’emploi du temps. Rapidement de nombreux domaines suivront dans un mouvement effréné et général de dématérialisation des services: les relations avec l’administration, la banque, les commerçants, etc. Tous les services en ligne qui commencent aujourd’hui à être acceptés par des Français généralement précautionneux ou réticents, l’ont été en un temps record il y a une dizaine d’années par des Coréens convaincus des bienfaits du numérique.

 

Au final, le résultat d’une politique économique cohérente sur plus de 20 ans

S’il est difficile de répliquer chacune des mesures prises par les Coréens, ou reproduire ailleurs les mêmes mécanismes de financement  ou d’aide que ceux qui se sont avérés efficaces en Corée, il y a néanmoins un enseignement majeur à tirer de l’expérience coréenne: le rôle essentiel de l’Etat à mobiliser sur la durée les acteurs économiques et l’opinion autour de cet enjeu.

Quel que soit le chantier en question, l’Etat a su être présent, tantôt en tant que incitateur, bailleur de fonds, formateur, ou facilitateur. Une présence et un effort constants, alors qu’entre le début des années 90, date du premier plan quinquennal et aujourd’hui, se sont succédés quatre Administrations, deux conservatrices et deux progressistes, aux programmes politiques respectifs différents. Mais tous ont partagé le même souci de placer le numérique au coeur de leurs politiques économiques.

lire le billet