Je me souviens de certaines lectures de jeunesse de Marx où il affirme que le système capitalisme est voué à sa propre destruction du fait de l’accumulation de la richesse par un toujours plus petit nombre d’individus. Parfois j’ai l’impression qu’on y arrive doucement en Corée, comme l’illustre le classement Forbes des dix premières fortunes du pays: excepté le fondateur de Nexon, éditeur de jeux vidéos et troisième fortune de Corée, tous les autres membres de ce top 10 ont constitué leurs patrimoines par héritage, étant eux-même fils, ou petit-fils d’un fondateur de Chaebol, en l’occurrence Samsung, Hyundai, SK et Lotte.
Il y a en France aussi des dynasties industrielles qui se perpétuent et le patrimoine des Lagardère ou Dassault n’ont sûrement rien à envier à ceux des familles régnant sur les actifs des Chaebols coréens. Mais alors qu’en France la part de ces groupes familiaux dans l’économie nationale est relative, en Corée le chiffre d’affaires des 5 plus gros Chaebols réunis (Samsung, Hyundai, SK, LG et Lotte) représentaient en 2009 près de 60% du PIB national. Alors imaginez qu’on rajoute à ces 5 Chaebols, le poids des CJ, Hanwha, Hanjin, Kumho, et autre Doosan, conglomérats familiaux moins connus à l’international mais se taillant la part du lion de nombreux secteurs d’activité de l’économie coréenne.
Surtout, si l’on veut appréhender le poids réel de ces quelques douzaines de familles dans l’économie coréenne, il faut regarder au delà du périmètre strict des Chaebols et s’intéresser aux activités de chacun des membres de la famille. Imaginez le destin de tous ces enfants, oncle, tantes ou autres cousins par alliance, délivrés de tout souci matériel et guettés par une vie morne et désoeuvrée. D’où l’émergence du “hobby business”, une activité lancée pour s’occuper plus que par contrainte alimentaire. Et forcément ça marche: dans le secteur du luxe, de la mode, des cosmétiques, ou encore du catering, nombre de marques étrangères prestigieuses sont importées ou ont un accord de licence avec des filles ou fils de. Quoi de plus simple lorsque le financement n’est pas un souci (l’argent de poche donné par papa) et les débouchés commerciaux non plus (le carnet d’adresses de papa).
Progressivement, tous les secteurs de l’économie sont affectés par l’appétit de ces quelques familles, au point que la situation des PME en Corée devient alarmante: déjà réduites à n’être que des sous-traitants à la merci de quelques Chaebols dans le secteur industriel, les commerces de proximité pourraient bientôt connaître un sort similaire. C’est ainsi que Lee Boo-jin, fille aînée de l’actuel Président de Samsung Lee Kun-hee (lui-même fils du fondateur du groupe), fut prise d’un intérêt soudain pour la patisserie et lança la chaîne de boulangerie pâtisserie “Artisée”, dont 27 boutiques ouvrirent en un temps record à Seoul en 2011 pour concurrencer les commerces de quartier.
Cette fois-ci le timing ne fut pas optimal car 2012 est une année d’élections nationales en Corée aussi. Et devant le mécontentement général contre le monopole des Chaebols, même le Président conservateur actuel, pourtant pro-business et ancien CEO de Chaebol, dut dénoncer publiquement l’appétit vorace des Chaebols nuisible aux petits commerces. Reste à savoir si ce “Chaebol-bashing” qui semble gagner toute la classe politique est une réelle prise de conscience des dérives du capitalisme coréen, ou une simple posture électorale.
lire le billetEn cette période électorale, je ne résiste pas à l’envie de partager ce moment fort de la campagne législative en Corée qui s’est achevée il y a une semaine.
Oui, il s’agit bien d’une manifestation politique dans le cadre d’élections de représentants du peuple et non un after de soirée après ingurgitation de substances psychotropes. Admirez le dévouement corps et âmes des équipes de ce candidat à Kwangju. Admirez également l’engouement populaire suscité par cette candidature et incarné par cette grand-mère qui passait par là et qui participe à ce mouvement de liesse synchronisé pour témoigner son soutien indéfectible envers un candidat qu’on aperçoit (0:52sec) perché sur une estrade mobile, saluant des automobilistes coincés dans les embouteillages. Si au final ce candidat n’a pas remporté la majorité des suffrages, il pourra se consoler en se disant qu’il a suscité l’adhésion des internautes, vu que cette vidéo a fait le tour de tous les sites de partage de vidéos coréens et étrangers.
Il ne faudrait pas réduire la qualité des débats politiques coréens à cette caricature. Il faut aussi replacer ces manifestations politiques rudimentaires dans le contexte d’un pays qui ne connait la démocratie que depuis 25 ans. Mais il faut aussi admettre qu’en général, la classe politique coréenne n’est pas ce qui honore le plus ce pays. Pas un mandat présidentiel ne passe sans qu’un haut responsable au pouvoir ne soit mis en cause dans une affaire de corruption. Le dernier en date concerne Park Hee-tae, rien de moins que le Président du Parlement, accusé d’avoir acheté les votes des députés de son propre parti en distribuant à chacun une enveloppe contenant environ 2000€ en liquide: quelle élégance! Park a démissionné en février dernier, et les électeurs apparemment blasée de ce genre d’affaires, ont quand même reconduit la majorité actuelle.
Dans les autres faits de gloire de la classe politique coréenne on retiendra également un fort clientélisme régional, une collusion malsaine avec les Chaebols, ces puissants conglomérats coréens qui font la pluie et le beau temps sur l’économie coréenne, et des débats parlementaires qui ont souvent une fâcheuse tendance à se transformer en bagarres de cours de récré.
lire le billetA plusieurs égards les élections parlementaires qui viennent d’avoir lieu en Corée du Sud rappellent les élections présidentielles de 2007 en France. Dans les deux cas, la majorité se trouvait engluée dans les affaires et affaiblie par l’usure du pouvoir. Mais dans les deux cas, l’opposition a souffert de divisions et de manque de leadership. Et dans les deux cas, c’est une figure issue des rangs de la majorité qui a su incarner le changement.
En Corée il s’agit de Park Geun-hye, 60 ans et fille de Park Chung-hee, le Président de la Corée du Sud entre 1961 et son assassinat en 1979. L’héritage de Park père est aujourd’hui encore matière à débat, considéré comme un Pinochet asiatique par les progressistes, et vénéré comme le père fondateur de la Corée prospère et moderne par les conservateurs. Sa fille fut candidate malheureuse aux primaires de son parti pour les élections présidentielles de 2007 aux dépens du Président actuel Lee Myung-bak. En retrait depuis cette défaite, Park a su progressivement se démarquer du pouvoir actuel et se poser en recours possible aux yeux d’une opinion publique plus préoccupée par les difficultés économiques, notamment la baisse du pouvoir d’achat, la montée du chômage (notamment celui des jeunes), et la mainmise des grands conglomérats (Chaebols) sur l’économie aux dépens des PME, que de la menace nord-coréenne.
C’est la perte par la majorité de la mairie de Seoul qui offre une opportunité à Park de reprendre la main. Celle-ci prend la tête d’un parti désemparé et mal engagé dans une année 2012 cruciale qui prévoit successivement le renouvellement du Parlement (les élections de mercredi dernier) puis du Président coréen en décembre. La décision de Park de monter en première ligne semble risquée: les sondages prédisent une victoire de l’opposition lors des élections législatives, un échec dont Park devrait endosser la responsabilité, ruinant ses ambitions présidentielles. Mais Park n’est jamais aussi bonne qu’en campagne électorale: elle procède à une rénovation express de son parti qu’elle rebaptise “Saenuri” (nouvelle frontière), puis sillonne sans relâche le pays à la rencontre de la Corée d’en bas. Elle prend également soin de se distancer du bilan d’un Président du même bord, mais impopulaire et réputé proche des Chaebols, ces grands groupes omnipotents qui ont acquis leur position ultradominante grâce au modèle de développement économique mis en place par… le père de Park.
En face, le Parti Démocrate Unifié (PUD), qui représente le principal parti d’opposition est mal organisé. Certes il peut surfer sur le mécontentement de l’opinion envers le pouvoir actuel, mais il n’a pas de leader clair qui puisse incarner l’opposition face à Park et aucun candidat à la présidentielle ne se dégage ne manière incontestable aujourd’hui: Han Myung-sook, ancienne Première Ministre sous la précédente administration et chef du PUD n’a pas d’ambition présidentielle et serait de toutes les façons disqualifiée par cette défaite électorale, alors que le candidat pressenti, Moon Jae-in a lui certes gagné son siège de député à Busan, la deuxième ville du pays, mais n’a pas réussi à chambouler la donne dans ce bastion conservateur du sud-est de la péninsule.
Au final, le parti au pouvoir conserve sa majorité au Parlement, marquant une victoire personnelle pour Park. La course à la présidentielle semble donc mal engagée pour le camp progressiste, dont l’attention se tourne encore plus vers Ahn Cheol-soo, un businessman et philanthrope comparable toute proportion gardée à Bill Gate, puisque Ahn a crée l’un des principaux éditeurs de logiciels en Corée. Aujourd’hui professeur à l’université de Seoul et jouissant d’une énorme popularité notamment auprès des jeunes, on prête de plus en plus à Ahn des ambitions politiques qui pourraient converger avec celles du PUD. Encore faudrait-il que ces ambitions soient réelles, qu’elles trouvent un cadre d’arrangement avec les intérêts du PUD et que surtout, une telle alliance ne sape pas le principal atout de Ahn: son image de novateur, en dehors du cadre des partis politiques traditionnels.
lire le billetIl a parfois bon dos le libre-échange. D’après un article de la Tribune, les conséquences de l’accord de libre-échange entré en vigueur en juillet 2011 entre l’Union Européenne et la Corée du Sud seraient au grand détriment du premier en ce qui concerne l’industrie automobile. Chiffres à l’appuis, l’article explique que depuis l’application de cet accord, les importations de véhicules européens vers la Corée chuteraient tandis qu’à l’inverse, l’importation de véhicules coréens vers l’Union Européenne exploseraient.
Et les représentants des constructeurs européens (les seuls à donner leur point de vue dans cet article) de s’écrier en coeur: “protectionnisme caché!” En énumérant les différentes barrières non tarifaires à l’entrée de la Corée que doivent subirent les marques étrangères. Je suis moi-même importateur de vin en Corée et je serais le premier à reconnaître un protectionnisme caché dans le marché automobile coréen. Revoyons pour cela les arguments avancés par les constructeurs européens.
Normes anti-pollution et de sécurité distinctes
Scandale! Les Coréens auraient leurs propres normes anti-pollution et de sécurité, alors qu’ils pourraient tout bonnement accepter sans discussion celles de l’Union Européenne. Tout ça rien que pour nous embêter nous les constructeurs européens! Mais ces mêmes constructeurs européens se plaignent-ils lorsqu’ils doivent adapter leurs véhicules aux normes américaines? Et les Anglais et leurs volants à droite qui entraînent des coûts supplémentaires: est-ce du protectionnisme caché également? Est-ce inconcevable que les Coréens puissent définir des normes anti-pollution et de sécurité distinctes de celle de l’Union Européenne tout simplement parce qu’ils pensent que les leurs sont plus adaptées à leur pays?
“Les flottes gouvernementales ou para-gouvernementales, qui représentent 50% du marché, n’achètent jamais de voitures importées”
C’est la sottise sortie par un Vice-Président de Ford Europe. Sottise parce qu’il faudrait faire appel au comptable de Madoff pour arriver à démontrer que les flottes gouvernementales et para-gouvernementales représentent 50% du marché coréén; sottise également parce qu’aux dernières nouvelles lorsqu’on travaille pour le gouvernement d’un pays doté d’une industrie automobile, il est tout à fait logique de rouler dans une berline nationale. A-t-on vu un policier allemand rouler en Peugeot? A-t-on vu un Ministre français descendre d’une Skoda?
“En Corée, quand vous achetez un véhicule de marque étrangère, vous subissez aussitôt un contrôle fiscal… “
Mais comment peut-on sortir une énormité pareille dans un site d’actualité économique de cette envergure? Sûrement en supposant que les lecteurs de ce site n’iront jamais vérifier ce qu’on affirme au sujet de ce pays lointain. J’ai dans mon entourage au moins trois personnes qui roulent Japonais ou Allemand sans avoir eu le moindre souci avec les autorités fiscales, comme c’est le cas de la très grande majorité des nombreux propriétaires de véhicules de marque étrangère qui stationnent dans le parking de mon immeuble.
Que les représentants de constructeurs automobiles européens mettent en avant leurs points de vue partisans pour défendre leurs intérêts est de bonne guerre. Mais qu’un site d’actualité prennent les arguments de ces professionnels du secteur pour argent comptant est plus problématique. Il suffit d’avoir été régulièrement en Corée durant ces 20 dernières années pour s’apercevoir que le marché automobile coréen s’est considérablement ouvert aux marques étrangères. D’après l’Association des importateurs et distributeurs d’automobiles, les ventes de voitures importées en Corée ne se sont d’ailleurs jamais aussi bien portées, battant le record des ventes mensuelles en mars 2012.
Certes la Corée protège son marché intérieur grâce à des pratiques parfois contraires à la libre concurrence, certes les consommateurs coréens sont sensibles aux arguments de patriotisme économique. Mais si un secteur échappe à l’argument de l'”achetez coréen” c’est bien l’automobile. Car en Corée la voiture est le symbole de la réussite sociale. Il suffit de voir comment le gardien de mon immeuble de bureau ignore royalement ma vieille Hyundai alors qu’il s’incline religieusement à l’arrivée de n’importe quelle berline étrangère de luxe. Ce ne sont pas les constructeurs européens qui souffrent en Corée. Au contraire, les prestigieuses berlines allemandes ou japonaises jouissent d’un énorme succès. Il faut en avoir une à tout prix, même en leasing ou à crédit par une classe moyenne qui, à niveau de vie équivalent en Europe, considérerait qu’elle n’en aurait pas les moyens.
Mais lorsqu’il s’agit d’acheter une voiture plus modeste, pourquoi un Coréen choisirait-il une Peugeot plutôt que sa Kia nationale? Car il n’y a guère que les Français pour croire qu’encore aujourd’hui les voitures françaises ont un style à part et une meilleure tenue de route que leurs concurrentes coréennes. Et avant de râler contre d’éventuelles pratiques déloyales de la Corée, c’est peut-être sur ce problème que devraient se concentrer nombre de constructeurs automobiles européens.
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L’herbe semble décidément plus verte ailleurs: en France les Coréens sont de plus en plus nombreux à vouloir s’y installer, attirés par les promesses de qualité de vie meilleure et d’une couverture sociale inimaginable en Corée. Étudiants dont le visa arrive à expiration, expatriés bientôt rappelés au siège, beaucoup cherchent à prolonger leur séjour au pays de Molière, notamment en rassemblant leurs économies pour ouvrir un restaurant coréen. Conséquence agréable pour le Parisien: on peut aujourd’hui manger un bibimpab décent dans n’importe quel arrondissement de Paris, ou même passer une soirée karaoke dans un noraebang comme à Séoul.
À l’inverse, ils sont de plus en plus de Français à vouloir tenter leur chance en Corée, les fraîchement diplômés notamment, à en croire le nombre de candidatures spontanées que je reçois à Séoul. S’agit-il de la situation économique en Europe et des perspectives peu réjouissantes qui poussent les Français à voir aussi loin de chez eux? Sûrement en partie, mais la plupart des candidats avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger mettent en avant leur goût pour la culture coréenne, sa gastronomie, son mode de vie, ou du moins ce que l’on peut en percevoir au travers des films et feuilletons “drama” coréens.
Mais comment peut-on décider de changer de vie à l’autre bout du monde sous prétexte qu’on a bien aimé tel film ou qu’on est fan de tel groupe de K-pop? Après tout, ne sont-ils pas nombreux à se fasciner pour les Etats-Unis à force d’être bercés par les productions hollywoodiennes? La construction d’un soft-power à la coréenne est peut-être bien en marche.
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