Cannes jour 9# “Ceci n’est pas un film” de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmabs (Hors compétition)
Est-elle réellement en demi-teinte, cette journée ? Ou est-ce d’avoir déjà absorbé trop de films, de bons films très divers, en et hors compétition, depuis plus d’une semaine, qui engendre cette impression de flotter dans un environnement agréable, mais sans grand chose à quoi s’accrocher. Ainsi, par exemple, des deux films en compétition présentés ce jeudi. La piel que habito de Pedro Almodovar est à n’en pas douter un bon film de Pedro Almodovar. Mais pas davantage. Questionnement de l’identité, surtout sexuelle, jeu virtuose sur les images et les dispositifs de représentation, enfermements en tous genres, références cinéphiles (avec cette fois une heureuse dominante Hitchcocko-languienne). Et au final l’impression d’un bel objet bien solide, où manque le supplément de trouble, de mystère, d’excès qui fait les grands films – ceux d’Almodovar notamment. Quand au remake en 3D du Harakiri de Kobayashi par le trublion en chef du cinéma japonais Takeshi Miike, il est apparu bien sage, pour ne pas dire laborieux, dans la longue traversée du récit qui justifie l’affrontement final, quant à lui plutôt réussi.
A contrario, on avouera être allé assister à Ceci n’est pas un film cosigné par Jafar Panahi surtout par solidarité, par acquis de conscience, par conviction que l’existence d’un tel film et le fait qu’il soit montré à Cannes étaient en soi une victoire. Mais sans grande attente à l’égard d’une réalisation tournée sinon clandestinement (que le régime iranine ait pu ignorer sa fabrication n’est pas crédible) du moins dans des conditions de contrainte extrême, et essentiellement avec une visée de manifeste. D’où la très heureuse surprise de découvrir un des meilleurs films auxquels est associé le nom de l’auteur du Ballon blanc et du Cercle et de Sang et or, cette fois en compagnie de son acolyte Mojtaba Mirtahmabs.
Réalisé dans l’appartement du réalisateur sous le coup d’une double condamnation (6 ans de prison, 20 d’interdiction de tourner et de sortir du pays) dont il a fait appel, attendant un verdict qui ne vient pas, Ceci n’est pas un film se révèle une œuvre passionnante, inventive, critique des dispositifs du cinéma lui-même autant que de l’inadmissible situation imposée au cinéaste.
Le film se passe de l’aube au milieu de la nuit d’un jour pas comme les autres, le 15 mars qui fut cette année jour (et surtout nuit) de la Fête du feu, réjouissance populaire traditionnelle inspirée du soubassement zoroastrien de la culture iranienne, donc mal vue du pouvoir puisque non-musulmane, et de surcroit cette année mise à profit par les opposants, et violemment réprimée. A la télévision, rien de ce qui se passe dans les rues de la ville, mais les images d’une autre et monstrueuse catastrophe, le tsunami qui frappe le Japon. Isolé du monde mais relié par le téléphone, la télé, ce qu’on voit et entend par les fenêtres, Panahi met en scène avec malice et exigence sa propre situation, ses impasses et les espaces qu’il peut encore occuper, y copris en relation avec ces multiples profondeurs de champ. Flanqué d’un sympathique mais impressionnant iguane domestique qui apporte une touche d’étrangeté tour à tour comique et un peu inquiétante, il explique sa situation de condamné dont la sentence n’est pas encore exécutoire, et utilise des extraits de certains de ses précédents films (Le Miroir, Sang et or) pour mieux interroger sa place actuelle, politiquement et artistiquement.
De l’évocation de ses projets de film systématiquement interdits à la reconstitution in abstracto, sur le tapis de son salon, du décor d’un film qu’il aurait tant voulu tourner, des échanges politiques avec ses amis et soutiens (dont la grande cinéaste Rakhshan Bani-Etemad) au dispositif intrigant qui nait quand Panahi utilise son téléphone portable pour filmer, et notamment filmer Mirtahmabs en train de le filmer.
A l’évidence Panahi trace ici de nouvelles voies en partie inspirées des explorations de son mentor Abbas Kiarostami, notamment avec Close-up, Ten et Shirin. Mais à Cannes une autre référence, moins prévisible, s’imposait : de la manière la plus improbable, Jafar Panahi recroise la procédure mise en place par Alain Cavalier dans Pater, lorsqu’il échangeait les rôles avec Vincent Lindon, avant, là aussi, de se filmer l’un l’autre, dans un champ contrechamp rieur et intempestif.
Pas question, évidemment, de comparer la situation à Paris et à Téhéran. Mais malgré ces contextes différents, finalement des gestes similaires, gestes de liberté, de rupture avec l’emprise des places instituées (dirigeant/citoyen, réalisateur/acteur, etc.) qui attestent de la capacité d’authentiques cinéastes à mettre en jeu de manière créative leur place et leur rôle social, d’une manière qui (là aussi si différemment) est un défi manifeste à l’ordre du récit, de la fiction, de la définition des positions assignées à chacun – comme Panahi est assigné à résidence. Et Alain Cavalier est par excellente le réalisateur qui aurait su filmer aussi bien (quoique différemment) l’étonnant voyage en ascenseur avec lequel se termine Ceci n’est pas un film. Ce titre est à la fois affirmation de sa forme singulière (ce n’est en effet pas un film comme les autres) et pied de nez en forme d’apparente soumission aux juges qui ont condamné Panahi à ne pas faire de films. Puisque Ceci n’est pas un film est bien du cinéma, et du meilleur.