Cette année, pas moins de 3 envoyés spéciaux de Slate à Cannes pour animer le blog. Sur le papier, c’était parfait. Jean-Michel Frodon se chargerait des critiques de films, Henry Michel ferait les à-côtés du festival sur un ton humoristique et Titiou, elle, bah… elle se démerderait pour trouver des sujets que les deux autres n’avaient pas encore faits. Je partais avec un léger désavantage à savoir que je faisais juste un passage éclair au festival. Mais pour contre-balancer, je comptais sur un atout non négligeable. Je n’étais jamais allée à Cannes. D’emblée, ça me donnait l’assurance de porter sur l’événement un regard qui mêlerait savamment fraîcheur, innocence et recul distancié.
Sauf que très vite, ma fraîcheur s’est transformée en une sensation nettement moins agréable et propice à pondre un papier : la panique.
Jour 1
15h Je viens d’arriver. J’erre sur la croisette. Je suis perdue. Mais alors complètement. Pas très loin d’un remake de Lost in translation où les Japonais auraient été remplacés par de vieilles blondes peroxydées. (Note pour la chirurgie des seins que j’ai prévu de me payer pour fêter ma ménopause : ne pas faire des implants trop gros, après on se retrouve très vite avec le grand canyon entre les nichons.) Je me sens en plein décalage. Toutes sortes de gens déambulent, ils rient, ils mangent des glaces, ils se prennent en photo, j’ai l’impression d’être à Mimizan Plage.
Ou à Lourdes.
16h Il faut que je trouve un sujet que ni Frodon ni Henry Michel ne vont traiter et qui soit validé par le chef Johan Hufnagel (ce qui exclue d’emblée de faire un comparatif des toilettes des divers établissements bordant la côte). Je regarde autour de moi et je suis tellement désespérée que j’envisage de faire un premier billet mode. Mais même ça, c’est hors de ma portée. Mon sens de la mode avoisine les chances de survie d’un hamster aveugle et tétraplégique perdu au milieu du noyau de la centrale de Fukushima. La preuve : je vois passer une vieille blonde peroxydée et renichonnée et je me dis « ok, moi aussi je peux coller des perles sur ma robe H&M » sauf qu’après elle monte dans sa Lamborghini et je comprends que son sac à patates de perles a dû coûter légèrement plus cher que le cumul de mes revenus pour l’année 2010. J’abandonne l’idée du post mode. Je laisse un message à Henry Michel (dont je sais de source sûre que c’est un anxieux maladif apte à me comprendre) « ça va pas du tout. Je suis en panique, j’angoisse, j’ai pas d’idée de sujet ».
18h J’essaie de me ressaisir et de comprendre ce qui se passe autour du Palais. A Cannes, on ne voit pas de stars (enfin, en tout cas, pas moi), on voit essentiellement des badauds équipés d’appareils photos qui cherchent des stars. Je vais tenter de vous résumer le grand jeu de la photo.
Le Gens normal est un Gens A qui prend en photo un Gens B simplement parce que ce dernier monte un escalier. (Je précise que ce soir-là, il n’y avait aucune star identifiable pour n’importe quel quidam qui ne serait pas abonné aux Cahiers du cinéma.) Le Gens B est donc vraiment un gens comme les autres nonobstant le fait qu’il monte des marches.
Quand le Gens A se retrouve lui-même filmé sur écran géant il est content :
Mais barrières de sécurité + flics + espace réduit => il y a aussi le Gens A moins bien loti – que nous nommerons A’ – celui qui n’a pas eu de place devant et se rabat vers l’écran géant qui retransmet la montée des marches.
Ce qu’on voit derrière la dame, ce à quoi elle tourne donc le dos, ce sont les fameuses marches.
Et ce Gens A’ se retrouve ainsi à photographier l’image du Gens B qui monte un escalier. (A ce prix, on se dit qu’on pourrait aussi bien rester dans son salon et prendre en photo la télé.)
De son côté, le Gens B est aussi très content de monter l’escalier. Alors il se prend en photo, il prend en photo l’escalier, il prend en photo la caméra qui le filme. Par ce geste de photographier, le Gens B ressemble finalement beaucoup au Gens A’. Mais il est sur le tapis rouge, de l’autre côté de la barrière ce qui suffit de facto à le starifier.
Je note au passage que le Gens A’ ne s’arrête pas là. Il photographie aussi son compagnon le Gens C devant les vitrines des boutiques de luxe où il ne peut rien s’acheter. Il photographie également les voitures qu’il ne peut pas s’acheter. Bref, le Gens A aime photographier ce qu’il ne peut posséder. Comme si la possession de l’image était un substitut suffisant. Et finalement, ce geste de photographier, qu’il soit appliqué à une voiture ou à une star, revient au même. Il s’agit de posséder par l’image ce qu’on ne peut être (ou avoir) réellement. On ricane devant l’anecdote des peuples qui pensaient que l’appareil photo allait leur voler leur âme. Le photographe amateur à Cannes agit pourtant sur le même ressort. Son appareil va voler quelque chose, qui désormais lui appartiendra, même si ce n’est que la représentation de ce qu’il veut. Une pratique qui fait plus réfléchir au rôle et à la fonction de l’image que la plupart des films diffusés à Cannes.
Tout cela peut passer pour un à-côté du festival. D’ailleurs, c’est comme ça que c’est traité dans la plupart des journaux qui égrènent le reportage sur les gens qui amènent leur escabeau devant le festival pour regarder les stars. Pourtant, ce sont ces gens-là qui font le festival. S’ils n’étaient pas là, Cannes perdrait de son intérêt. Il ne relèverait plus du mythe, au sens de Roland Barthes. Tout spectacle a besoin de spectateur évidemment. Et ces spectateurs-là participent à mythifier le spectacle.
20h Je panique de nouveau. Je savais que j’aurais dû relire Mythologies de Barthes avant de venir. Toutes mes réflexions sur les Gens qui prennent des photos ne sont que superficialité. Je veux de tout mon être aller dans une bibliothèque spécialisée en sémiotique. A la place, je décide d’aller rejoindre des gens pour dîner. Je viens de finir mon assiette de pâtes et je suis pas loin d’être détendue quand, brusquement, on m’annonce que Henry Michel ne viendra pas dîner « parce qu’il travaille ». Je suis rebroyée par la culpabilité. Je commande donc des profiteroles au chocolat. Dans le même temps, on annonce à Henry Michel que je viens de commander un dessert. Il m’avouera plus tard avoir pensé que si j’avais l’esprit assez tranquille pour avaler des profiteroles, c’est que je devais déjà avoir fini deux papiers.
22h Coup de téléphone d’Henry Michel. Il a une voix sombre. Je sens qu’il va m’annoncer une catastrophe. Ca ne loupe pas. « Jean-Michel Frodon a encore posté un billet sur le blog. » OMG.
23h30 J’atteins ce que je présume être le bout du rouleau. De toute évidence, je n’écrirai rien sur ce festival. Je commence à élaborer un petit laïus pour mon chef où je laisserai entendre que je rencontre de graves difficultés d’ordre personnel aussi bien que médical. Ce faisant, je prends solennellement une deuxième décision irrévocable : aller dormir. Ca a l’air tout bête mais dormir à Cannes c’est un acte d’une grande portée révolutionnaire. Ca va à l’encontre de tous les codes de la bienséance et du mieux vivre ensemble des festivaliers. Mes colocs me regardent partir avec effroi. Je m’en carre. Je ne suis même plus sur les rotules, je suis carrément passée en mode femme-tronc.
La suite de cette folle aventure avec le Jour 2 par ici.
Titiou Lecoq
Je n’y avais pas pensé. J’ai compris pour les photos des gens A A’B et C , mais j’ai mis du temps. C’est du Bling-Bling² tout çà …..