Pause : et si on parlait un peu d’argent ?

C’était aujourd’hui la pause. Après, c’est la dernière ligne droite. Détour aujourd’hui sur le cyclisme, en parlant de budgets, d’équipes, de sponsors et de managers.

Le cyclisme est un sport individuel qui se pratique en équipe. Sans son équipe, peu de coureurs de l’ère moderne n’aurait pu gagner un tour. Peu de sprinters arrivent sur la ligne sans des locomotives qui les emmènent. L’équipe, c’est l’unité de base du cyclisme, son cadre de vie, celle qui permet le métier. Comme tout sport, on assiste depuis quelques années à une professionnalisation, et à une accélération de ce mouvement : le cyclisme est loin d’être le football, évidemment, mais l’immense notoriété et l’uaidence du Tour attirent des annonceurs, qui veulent s’y associer.

C’est le paradoxe du cyclisme : tu veux qu’on voie ton nom sur le Tour ? Il faut te payer une équipe. Etre partenaire d’un maillot, par exemple, rapport beaucoup moins en notoriété qu’une équipe active. Mais se payer une équipe, c’est aller plus que sur le Tour, et enclencher toute une saison, un championnat, de nombreux déplacements. C’es tainsi, et c’est heureux : c’est sans doute parce que le vaisseau amiral qu’est le Tour attire beaucoup de visibilité et de bons sponsors que des équipes ont de l’argent toute l’année.

Depuis 2005, l’UCI, l’Union cycliste internationale (la FIFA du vélo) a créé un championnat international, la petite ligue des champions du vélo. C’est le Pro-Tour : seules 18 équipes y participent. Les autres sont dans des championnats nationaux, comme, par exemple, Bbox Boygues Telecom. Le Pro Tour, ce sont 16 courses, et, presque chaque année, des négociations longues avec chaque organisateur de course (privé, en général, et indépendant) pour savoir si telle ou telle course intégrera cette élite des courses. Paris-Tours, par exemple, la classique de fin de saison, est sortie du Pro Tour après 2007. Je vous passe les détails : il existe une première division internationale, c’est là l’essentiel.

Cette première division a fortement structuré le sport. C’était la volonté de l’UCI : faire monter le cyclisme, par de grands événements médiatiques à forte résonance (et pas qu’avec le Tour de France). Ça marche plutôt pas mal, même si le Tour reste sans commune mesure avec le reste. Ça marche, mais ça a des effets : il y a de plus en plus d’argent dans le cyclisme. Ce sport, qui était auparavant un sport populaire de petits, voit arriver l’argent.

Avant 2005, une équipe française de premier niveau tournait avec un budget de l’ordre de 2 à 4 millions d’euros. Comptez vous-même : il fallait, avec ça, payer une bonne quinzaine de coureurs, le staff (managers, techniciens, médecins…), les déplacements et la logistique… C’était artisanal. Le salaire moyen d’un coureur était modeste, pour un sport de haut niveau : un mec qui fait 40.000 kilomètres à vélo par an, en chie comme peu dans le sport de haut niveau, arrête sa carrière à peu près aussi tôt que les autres, s’en sortait avec 40, 50K€ annuels grand maximum. Nombreux étaient ceux qui tournaient en-dessous.

Avec le Pro Tour, les budgets des équipes ont explosé. Les plus petits budgets du Pro Tour, c’est de l’ordre de 7M€ annuels (les Françaises). Les plus gros, autour de 18-20M€ (Radioshack, Sky, notamment). Ca fait à peu près autant de différence qu’entre l’Olympique Lyonnais et le Barça en Champion’s League (du simple au triple). Hiérarchie par l’argent.

Où va cet argent ? Dans les coureurs. La masse salariale, c’est le très gros du budget d’une équipe : il faut payer les coureurs. Et la différence est simple : une anorme star mondiale comme lance Armstrong est hors norme (il est de toute façon plus qu’un salarié de son équipe). Un bon coureur, qui gagne régulièrement des courses, ou se place dans les favoris du Pro-Tour, peut toucher entre 1 et 2 millions d’euros annuels. Evidemment, un footballer rirait de ces montants. Mais le changement d’échelle est majeur : gagner devient vraiment rémunérateur, même si peu atteignent ces sommets. Peu : très peu. Les coureurs à un million, ou même à 500.000 € anuels, il doit y en avoir quelques dizaines, à peine. A côté, le reste du peloton, lui, s’il a suivi le mouvement un peu, reste assez mal payé : cette année, sur le tour, on doit compter plusieurs dizaines de coureurs qui touchent entre 40 et 60K€annuels. Le salaire d’un cadre. Ce n’est pas rien, c’est peu par rapport à l’explosion du budget qui a eu lieu dans le cyclisme.

Hyper inégalité, donc, dans le peloton. Il reste des coureurs d’avant, des capitaines de route de l’ancien temps, des gars qui ont touché deux fois le SMIC pendant quinze ans de carrière. Et ils roulent avec, à leurs côtés, des gamins qui émargent en un an à ce qu’ils ont touché pendant dix ans. Quand on réunit ainsi 200 coureurs qui se frottent, on se dit que ça peut faire bizarre.

Surtout, ça change les perspectives. Avant, un coureur ne roulait pas pour l’argent. Il roulait pour la gloire et la gagne, et la passion. Et quand il finissait ses années, il allait s’enrôler dans le milieu, ou s’achetait un café (je schématise, mais c’était pas si faux). Maintenant, un coureur qui réussit (et pas que celui qui gagne le Tour de France), en fin de carrière, c’est une petite chaine de cafés qu’il pourra s’acheter. Ca change le rapport à la gagne, au peloton.

Alors oui, on peut parler de dopage. Prendre le risque de se gâcher la santé, de mourir jeune, pour la gloire ? Ca s’est fait. Le faire avec la perspective supplémentaire de quelques centaines de milliers d’euros ? Ca se joue, surtout quand, comme bon nombre de coureurs du peloton, on vient d’un milieu modeste, qu’on a appris le métier dans les courses de kermesse du Nord ou de Mayenne, sans forcément des tas de perspectives.

Tableau noir ? Pas vraiment. Il faut accompagner ce mouvement. On voit des équipes et leurs sponsors intelligents, travailler à la formation de leurs coureurs, leur reconversion, tenter de ne pas jouer pleinement le jeu cynique du résultat à tout prix, celui qui amène plus d’argent, plus de sponsors, plus de résultats, plus de dope. Ils sont rares, néanmoins. La plupart des équipes sont en fait possédées par meurs managers, dont certains sont des mercenaires, qui font monter les enchères avec leurs sponsors sur des contrats pas toujours pris en responsabilité. D’autres sont gérées autrement : La FDJ, Cofidis ou Liquigas, par exemple, appartiennent à leurs sponsors, qui s’engagent dans la durée, et ne jouent pas à cette surenchère. Petit bastion : cette année, l’équipe Sky, lancée en grande pompe autour de Bradley Wiggins, avait des Jaguars comme voitures de course, et un budget record. Et Radioshack ? N’en parlons pas.

Le cyclisme vit actuellement la mue qu’ont connu avant lui le Football, et le rugby, plus récemment. Il en est à un stade proche de la natation, ou de l’athlétisme (des tas de coureurs qui n’en vivent pas sérieusement, quelques stars mondiales). Il a connu le business depuis plus longtemps, aussi (les sponsors sont dans l’histoire du cyclisme, sport si populaire, si proche des gens, itinérant, accessible, pratiqué par tous). Mais un business qui n’a plus rien à voir avec celui d’il y a encore 5 ou 7 ans.

Complainte rétrograde ? Non. Espoir qu’on peut faire les choses autrement, en mêlant un peu plus d’argent et éthique : oui. Envie qu’un fantastique coureur comme Philippe Gilbert soit rémunéré à la hauteur de son talent ? Oui, mais le grouillot de son équipe, celui qui le pousse et le remonte, aussi…

Un commentaire pour “Pause : et si on parlait un peu d’argent ?”

  1. Très instructif, merci ! J’ignorais que l’évolution ait été aussi récente et brutale. On comprend l’intérêt d’un ancien multiple vainqueur du Tour à revenir – et à tout donner dans le prologue histoire de faire parler.

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