Roberto Alagna : “Il faut garder la flamme de l’amour”

L ELISIR D AMORE - L ELIXIR D AMOUR -

120 rue de Lyon, 22h20, ils ont fini un peu en avance. Les musiciens sortent en courant.  Sur le plateau, les chariots emportent les éléments de décor, une forêt de bottes de paille, un vieux tracteur, une atmosphère champêtre imaginée par Laurent Pelly comme un écrin pour une histoire d’amour.  Dans la loge de Roberto Alagna, tout est rangé. Quelques partitions sur le piano. Un sillage de parfum. Une voix dit Bonjour. Sur le canapé, Un jeune homme, en jean, relace ses basket blanc, tee shirt kaki et moulant, crinière blonde, quelques rides dans le sourire. Il appelle : « Iago »… Une jeune femme, très élégante en robe sixties, le rejoint, s’assied à ses côtés. Ils se ressemblent, même sérieux, même simplicité. Après trois semaines de répétitions dans le ventre de Bastille, depuis quelques jours, ils chantent ensemble. Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak sont heureux, à la scène comme à la ville.

Cet Elixir d’amour semble fait pour vous… 

Roberto Alagna. Notre amour, c’est déjà 90% de l’histoire. Ils sont amoureux tous les deux, mais ils ne sont pas de la même couche sociale, elle est riche, il est timide, elle est sûre d’elle, il n’a pas d’argent. Mais la vérité, c’est qu’ils s’aiment tous les deux. Au premier duo, il lui dit  Tu peux dire ce que tu veux, mais le premier amour, on ne l’oublie jamais

Alexandra Kurzak. Ils se connaissent depuis toujours, comme j’aime Roberto depuis toute ma vie et pour toute ma vie. Tous les souvenirs, les émotions que nous avons ressenties, il y a trois ans, quand nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre, reviennent. C’est troublant, même curieux : nous revivons notre rencontre à Londres

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Love at first sight, cela existe vraiment ?

Alexandra Kurzak. Nous sommes l’exemple vivant. C’était très étrange de le rencontrer pour la première fois à Londres. On m’a proposé ce rôle dans Robert le Diable, je connaissais pas bien la langue française, j’avais d’autres propositions, mais j’ai dit à ma mère : Je veux au moins voir une fois Alagna dans ma vie. . Il était si célèbre. J’étais très timide, car je l’admirais tant. Je l’ai appelé Maestro, il m’a répondu : Ne m’appelle pas ainsi, je suis Roberto.

R.A. Je ne m’attendais pas à rien de cela. Je pensais chanter avec une jeune soprano que je ne connaissais pas, j’espèrais ne pas être ridicule. Quand je l’ai vue sur les photos, j’ai dit : bof. Elle semblait sévère, très maquillée et quand je l’ai rencontrée, c‘était tout le contraire. J’ai aimé tout de suite sa fraîcheur et un petit détail : elle a ouvert son portefeuille et tout était bien rangé. Je me suis dit : c’est une femme pour moi !

C’est étonnant, justement, cette façon si spontanée de vous comporter à la scène …

R.A. Sur scène, on est comme un couple de danseurs, on improvise et tout est facile. Dès que j’invente un truc, elle est là ; quand c’est elle, je la suis… Sa rigueur musicale, son aisance corporelle, c’est très appréciable chez un soprano. J’aime cela, inventer… C’est cela qui fait la vie sur scène, la vérité du jeu.

A.K. Nous suivons bien sûr le livret, la partition, mais ensemble, nous laissons toujours une petite place pour l’improvisation.

Vous partagez cette communion dans la vie ?

R.A. Ce que j’ai aimé dès le premier jour chez elle, c’est cette simplicité, cette fraîcheur. Il y avait quelque chose qui m’emmenait dans un autre monde, avec elle. Ni guindé, ni artificiel. Ces artistes en Pologne, des gens de la troupe, qui chantent tous les jours avec la maman soprano qui continue à chanter, le papa corniste dans l’orchestre, c’est tout ce que j’aime le plus : la musique et la famille et quelqu’un avec les pieds sur terre.

AK Ma mère, c’est ma mère. Le soir, à 7 heures, au théâtre, elle chante comme une diva, mais à la maison, elle fait la cuisine, elle est ma mère.

Justement, en 32 ans de carrière, comme faites-vous pour garder les pieds sur terre ?

R.A. C’est grâce à ma famille aussi, à mon tempérament. Certains croient parfois que je viens de nulle part, que j’ai un ego surdimensionné, c’est tout le contraire, c’est une timidité qui fait qu’au contraire, je file. Je ne suis jamais à l’aise dans les réceptions, moi, je suis bien sur scène.

Et votre secret pour conserver votre jeunesse, votre fraicheur, physiquement, et dans le chant ?

R.A La jeunesse de la voix, c’est la clarté. Les anciens, même pour les basses ou les barytons, disaient dès qu’une voix était trop sombre, qu’elle  était déjà usée, vieille. Si on commet l’erreur d’épaissir sa voix, peu à peu, on est obligé de réduire son répertoire. Si on garde une clarté, on peut chanter très longtemps, en passant d’un rôle dramatique à un rôle léger, comme celui-ci.

AK Roberto est vraiment une exception, il peut passer d’un registre à l’autre de Nemorino au roi Artus, au Cid. C’est bien sûr un don de la nature, une possibilité, mais c’est aussi un travail.

Echangez-vous des conseils ?

A.K. Au tout début, j’avais demandé à Roberto. J’étais encore timide. Il m’a dit : Tu pourrais faire cela et ça a été terrible pour moi. Je pensais que j’avais fait de mon mieux. Toute femme rêve d’être la plus belle, la meilleure, pour l’homme qu’elle aime… J’ai fondu en larmes, j’étais complètement bloquée. Il m’a promis : « Je ne te dirai plus rien ». Maintenant qu’on se connaît, c’est différent, on se dit tout. Le chant, c’est vraiment notre vie, comment parler d’autre chose…

RA. Chacun de nous est programmé pour chanter d’une certaine façon et quand on vient mettre un grain de sable dans cet engrenage, cela mettre en péril l’artiste. C’est ce qu’il s’est passé, elle ne pouvait plus chanter. Et je pense que cela aurait été la même chose pour moi, malgré les années d’expérience, Un grand ténor, Giuseppe di Stefano, disait toujours : Ne me donnez pas de conseil, je sais me tromper tout seul !

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Avez-vous maintenant des projets communs ?

A.K. Roberto a chanté partout, il va continuer à Salzbourg, Bayreuth, on va aussi chanter ensemble, Turandot, Otello, Paillasse, la Juive, à New-York, et bientôt pour un concert à Orange…

RA. J’aimerais aussi prendre des vacances, m’occuper de ma fille, je n’ai plus de temps à perdre… Nous vivons entre la France et la Pologne, avec nos Ornella, ma fille aînée et notre petite Malena, qui est avec nous, ici, à Paris. Entre deux représentations, on va se marier, à Varsovie.

Mais pour vous, cette voix, ce chant, c’était un don ?

C’est aussi beaucoup, beaucoup de travail. Depuis que je suis enfant, mon oreille était éduquée à l’opéra, car il y avait plein de ténors chez moi. Je savais couvrir les sons, comme eux, mais mon corps ne pouvait pas encore le supporter. J’ai passé 5 ans avec le professeur cubain Ruiz, jusqu’à huit heures par jour, comme un instrumentiste, pour décrocher ces fameuses notes de passage. J’ai travaillé comme un forcené, comme un sauvage pour arriver à cela. La chance que j’ai eue, c’est que l’instrument a vite répondu… A 20 ans, quand j’ai chanté mon premier opéra, c’était là. Le diamant était là… et il fallait polir tout cela.

Comment l’entretenez-vous ?

R.A. On polit encore aujourd’hui, tous les jours. Après plus de trente ans, je suis toujours en train de rechercher, de travailler. Et en même temps, c‘est un plaisir, formidable. Souvent, on dit de tel chanteur ou chanteuse : Oh, c’est triste, il a perdu sa voix. Je ne crois pas cela. On ne perd pas sa voix, on perd les nerfs, le mental, on perd la flamme. On s’éteint, et même quand on doute, quand on perd la confiance en soi, c’est comme cela qu’on peut s’éteindre, c’est difficile, il faut un sacré mental. C’est un travail de chaque jour. Ce qu’il faut garder c’est la passion du travail, de l’étude, la flamme de l’amour…

 L’Elizir d’Amore, de Gaetano Donizetti, du 2 au 25 novembre, à l’Opéra de Paris, avec Roberto Alagna, Alexksandra Kurzak, Ambrogio Maestri, Mario Cassi, Melissa Petit, direction musicale, Donato Renzetti, Mise en scène, Laurent Pelly. Retransmission en direct le 14 novembre sur France Musique.https://www.operadeparis.fr/saison-15-16/opera/lelisir-damore

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Le Petit Prince rit avec les étoiles au théâtre du Châtelet

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petit prince 2Au théâtre du Châtelet, Jeanne Crousaud est la fée qui donne sa voix au Petit Prince. Le chef d’œuvre de Saint Excupéry fête cette année les 70 ans de sa parution en France.

 

On a tous dans le cœur un Petit Prince qui rit dans les étoiles, et forcément, tenter de mettre de la musique, autour des mots que tous, nous connaissons par cœur, relève de la gajeure. Courageux, et rêveur, le compositeur et pianiste Michael Levinas a relevé le défi de cette adaptation. Fidèle au texte, il a cherché plus de deux ans la voix qui pourrait incarner l’éternel héros qui nous a appris à comprendre les renards et à aimer les roses. En novembre 2013, il a rencontré Jeanne Crousaud, pas même vingt ans, dans les couloirs du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris où elle étudiait avec Malcolm Walker. Ensemble, ils ont donné chair au petit bonhomme de Saint-Ex. Avec ses yeux de chats, cette Bretonne du Sud, – elle est née à Nîmes, mais a vécu toutes ses années d’enfance à Brest, avant de passer à Toulouse son adolescence – semble échappée de la forêt de Brocéliande, même si elle aligne déjà un solide bagage artisique de violon, piano et de danse.

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Michaël Leviné lui a dessiné un rôle sur mesure, avec ses aigus perchés et ce rire cristallin qui fait scintiller les étoiles. Jeanne aussi a mis du sien pour gommer ce qui dans sa voix pourrait sembler trop incarné, trop féminin, oublier quelques temps la sensualité du vibrato pour mieux habiter le costume vert, son écharpe jaune et  ses cheveux blonds comme les blés. Avec sa douceur pure et sincère, dans la mise en scène onirique de Lilo Baur, accompagnée par l’aviateur, le renard, la rose, le serpent, elle nous fait aimer deux fois plus ce Petit Prince, joueur, un peu têtu parfois, enfantin, vivant, si vivant, dont la voix résonne en nous, à chaque instant. « Cette nuit… tu sais… »

 Le Petit Prince de Michaël Levinas au Théâtre du Châtelet à Paris, orchestre de Picardie dirigé par Julian Crouch, jusqu’au 12 février.

 

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Comment peut-on remplacer Roberto (Alagna) ?

 

 

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Dimanche 9 février, 14h30, Opéra-Bastille. Les lumières du plafonnier s’estompent, noir dans la salle. Abdellah Lasri s’assied au rang 15. Michel Plasson rejoint son pupitre de chef. Les premiers accord de Werther inondent la salle. Le rideau se lève.  Un immense portail de bois. Un mur de pierre à demi envahi par le lierre, là où murmure une fontaine. La maison du bailli est ouverte. Des chants d’enfants s’en échappent. Une ombre, une main, une silhouette hésite à franchir le seuil. Redingote bleue, gilet doré, le costume fait Werther. Et Werther, ce soir, c’est Roberto Alagna. Il n’a pas encore ouvert la bouche, mais son silence emplit la toile grise qui dessine le ciel déjà sombre du héros.

Au rang 15, Abdellah n’a d’yeux que pour lui. Un mois déjà qu’il est à Bastille, invité temporaire pour répéter avec son aîné, avec l’orchestre, avec le chef Plasson. Sur son Facebook, la copie de son badge en CDD, et les première photos des répétitions… Ténor plein de promesses, originaire de Rabat (Maroc), sacré Révélation de l’Adami en 2010, il a travaillé avec Michel Piquemal, François Leroux, Glenn Chambers au CNSM de Paris. Il y a trois mois sur la scène du Aalto MusikTheater de Essen (Allemagne), il jouait son premier Werther, à la fois charnel et fougueux, un Werther proche sans doute du héros de Goethe, âgé seulement de 23 ans. Mercredi, sur la scène de Bastille, en remplacement de Roberto, ce sera son tour.

Comment remplacer Roberto ? Comment remplacer Roberto ? Sacré challenge pour une prise de rôle. En jean bleu et baskets beige, Abdellah a trois heures pour faire le tour de la question. Roberto, ce soir, plus que les autres soirs, rayonne. Est-ce la venue de cette petite Maléna, que sa compagne Alexandra Kurzack lui a donnée il y a dix jours ? Sa voix est à la fois puissante et pleine. Il incarne un Werther, ardent, serein, amoureux de la nature, fasciné comme les enfants (et il sait ce que cela veut dire) épris plus que tout d’absolu, qui ne peut tolérer un avenir moins grand que ses rêves et marche droit dans la vie, comme vers la mort. « Ce Werther me ressemble, me disait Roberto il y a quelques jours. C’est un mélange de retenue, d’exaltation, d’exubérance.  Il est plus latin que germain, très romantique. Il est tout de suite amoureux de cette femme, il sait lui faire sa cour, et comme c’est impossible, la terre s’ouvre pour lui. »Entre Karine Deshayes, Charlotte sensuelle, et lui, il y a cette alchimie de ceux qui vibrent du même art. Tous deux emportent l’œuvre de Massenet, malgré ses quelques lourdeurs orchestrales, au galop de leur passion dans cette mise en scène retenue et terrible de Benoît Jacquot transcendée par les lumières de Charles Edwards et André Diot.

Abdellah les suit, mieux que quiconque, il connaît chaque mot par cœur. Il ne quitte pas les lèvres du chanteur. Ses mains esquissent parfois la mesure et quand Roberto lance le célèbre « Pourquoi me réveiller », il murmure avec lui, tape des deux mains sur ses genoux pendant l’ovation du public, en liesse. Il a vingt ans de moins que Roberto. Quel poids donnera-t-il à cette vie concentrée en quelques gestes : la rencontre, une soirée, un baiser, des adieux, la mort ? C’est ce que l’on découvrira le 12 février, pour sa prise de rôle à Bastille… Souhaitons-lui beaucoup de souffle et d’étoiles pour porter sa voix au firmament.

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