La Bohème à Bastille : Paris, capitale des amoureux

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Pour cette Bohème à l’Opéra Bastille, trois quatuors amoureux dessinent jusqu’en juillet toutes les figures de la passion dans les décors cinématographiques de Jonathan Miller.

Aimer, rire et chanter, c’est le temps de la vie, le quotidien des amoureux. Plus encore pour ceux de La Bohême de Giacomo Puccini. En 1896, l’auteur de 38 ans clame une nouvelle fois, après Manon Lescaut, son goût pour le romantisme français. En ces années de Tour Eiffel, tous les artistes se croisaient d’une butte à l’autre, de Chaillot à Montsouris, et de Montmartre à Montparnasse, des toits de Paris au quartier latin, du café Momus – qui n’ouvre plus ses volets qu’à l’intérieur du palais Garnier –  à la barrière d’Enfer. La grande dame pourtant est absente des inusables décors de Jonathan Miller qui place sa Bohème dans un Paris à la fois réaliste et années trente, avec ses affiches de film et sa publicité Dubonnet. Anachronisme ? Sans doute, car le « vrai » café Momus a fermé ses portes en 1851, l’année de la parution du roman d’Henri Murger, « Scènes de la vie de Bohème » qui a inspiré Puccini. Mais qu’importe les années, car Rodolfo, Mimi, Marcello et Musette sont de toutes les époques, tout comme Paris est à jamais la capitale de ceux qui s’aiment.

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Comment résumer Bohème ? C’est, dans un Paris légendaire, l’histoire d’un jeune homme et d’une jeune fille pauvres qui se rencontrent, qui s’aiment, qui se séparent, et elle meurt. Dans le tournoiement de la vie, leurs amis, étudiants farceurs, Schaunard et Coline, et un autre couple, Marcello et Musette, habitués aux grands écarts, assistent, impuissants et solidaires, aux heureux, comme aux mauvais jours. Rien de plus facile, rien de plus exigeant. « De cette simplicité sourd le surnaturel, une émotion toujours nouvelle et irrépressible. Dans La Bohème, Puccini a su créer des images inoubliables : Mimi, entrant telle la muse, une bougie à la main dans la chambre du poète, le duo d’amour sous la lune, le grand café illuminé, les adieux impossibles dans le matin glacé, la mort enfin sur le lit misérable. Mais les lieux sont autant de régions de nous-mêmes : son café Momus, c’est le tournoiement même de l’existence, sa Barrière d’Enfer l’effrayant désert du coeur : La Bohème évoque ce qui nous hante tous : l’amour qui flamboie et nous emporte au ciel, la jeunesse qui s’enfuit et le temps qui détruit tout. »

Commandés par Hugues Gall pour leur création en 1995, les décors de Dante Ferretti et la mise en scène de Jonathan Miller, franchiront allègement leur centième représentation d’ici juillet sans prendre une ride. Dans leur nudité neigeuse hivernale ou la lumière dorée des premiers printemps, la chambre, les toits, la rue, la salle, la cour, la chambre tracent un cadre étroit où les artistes cisèlent leurs mots tout en laissant s’épanouir leurs sentiments et leur ligne mélodique. Simplicité d’un chef d’œuvre, où les objets les plus simples se chargent de sens : le poële, la clef, les fleurs, le bonnet, la main…

Mimi et Musette, deux figures de l’amour

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Depuis Luciano Pavarotti et Mirella Freni, les plus grands couples lyriques ont fait couler les larmes des mélomanes. Dans cette production, Bastille a déjà acclamé notamment en 2001 Roberto Alagna et Angela Gheorghiu, qui vivaient leur passion autant qu’ils la chantaient. Cette année, le 27 mars prochain, la diva roumaine retrouvera la direction ardente de Daniel Oren, avec un nouveau compagnon de scène, l’athlétique ténor polonais Piotr Beczala. Un couple de haut vol très attendu après l’envol de Stefano Secco et Maria Agresta, ces premiers tourtereaux qui pour l’heure ont ému la salle, sans la bouleverser. En juillet, les immeubles parisiens de Dante Ferretti remonteront encore des ateliers de Bastille pour entourer un dernier duo : le volcanique Massimo Giordano avec la jolie Anita Hartig qui fera ses débuts à Bastille. Tanqué dans son rôle depuis 2001, Ludovic Tézier est le roc de cette production, inamovible dans le rôle de Marcello, le peintre amoureux, il collectionne les Musette roumaine, Brigitta Kele, ou russe, Elena Tsallagova, mais toutes deux flamboyantes, à l’image de leur personnage. Jusqu’en juillet, ils vont s’offrir tour à tout pour que vive et meure Mimi. Et le 14 encore, jour révolutionnaire, Bohème prendra la Bastille !

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La Bohème de Giacomo Puccini, opéra en quatre tableaux (1896), livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après le roman de Henri Murger Scènes de la vie de Bohème. En langue italienne. Direction musicale : Daniel Oren, Stefano Ranzani. Mise en scène : Jonathan Miller, Décors : Dante Ferretti, Costumes : Gabrielle Pescucci. Lumières : Guido Levi. Chef de chœur : Alessandro di Stefano.

Mimi : Maria Agresta (15 au 24 mars- A), Angela Gheorghiu (27 Mars au 11 avril), Anita Hartig (

Musetta : Brigitta Keele (15 mars au 11 avril), Elena Tsallagova

Rodolfo : Stefano Secco (15 au 24 mars), Piotr Beczala (27 mars au 11 avril), Massimo Giordano (

Marcello : Ludovic Tézier ; Schaunard : Igor Gnidii (A), Lionel Lhote (B) ; Colline : Ante Jerkunica (A), Nahuel di Pierro (B)

Maîtrise des Hauts-de-Seine, Chœurs d’enfants de l’Opéra National e Paris. Orchestre et chœur de l’Opéra National de Paris.

(A) : 15, 18, 21, 24, 27, 31, MARS, 4, 7, 11 AVRIL

(B) : 29 JUIN, 2, 4, 7, 9, 12, 14 JUILLET (*)

*14 juillet : représentation gratuite. Entrée libre dans la limite des places disponibles. Tarifs : de 5 à 180 euros. Informations : www.operadeparis.fr

Journée Radio Classique (FM 101.1) en direct du Studio Bastille

le 31 mars 2014, toute la journée suivie de la diffusion en direct de La Bohème à 19h30

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A propos de Gérard Mortier

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 Gérard Mortier, grand directeur d’Opéra, nous quitte aujourd’hui, à 70 ans. Son pancréas (celui qui crée tout…) n’a pas supporté le jour où de mauvais esprits lui ont barré brutalement barré la route de la création au Teatro Real de Madrid. Tant de chemins, pourtant auraient pu s’ouvrir encore à son talent fertile. Quelques souvenirs

 – Son bureau lumineux et discret au sommet de l’Opéra Bastille. Au large espace occupé par son prédécesseur Hugues Gall, il avait préféré une petite pièce chaleureuse et lumineuse où s’entassaient livres et partitions.

 – Sa discrétion bonhomme. Souriant et silencieux, il arrivait toujours, on ne savait vraiment d’où. Il s’excusait de courir autant, de ne pas pouvoir vous accorder tout le temps que vous méritiez, mais il avait tant, et tant à faire, disait-il de son petit accent gantois. Et puis, il s’asseyait et s’enflammait, volubile, dès qu’on évoquait avec lui la musique, la création, les arts et les lettres.

Figaro, l’Espagnol, celui qui se pose là avec son grand air ? Non, il ne l’aimait pas. Trop brusque, trop maladroit à son goût, trop matamore. Il n’en adorait pas moins, comme chacun d’entre nous, “les Noces” de Mozart, pour sa musique bien sûr, mais aussi pour ce regard moderne et dérangeant porté sur le mariage. « Imaginez, me disait-il, le scandale à l’époque : les serviteurs ne pouvaient choisir leur mariage. C’était surtout cela qu’ils réclamaient., cette liberté que la noblesse s’arrogeait encore.

Sa patiente diplomatie. Alors que tant de fauves de l’orchestre se défiaient de lui à l’opéra de Paris, il était parvenu en cinq années de mandat à apprivoiser les plus redoutables. A son départ, tous l’appréciaient. Même écho dans les chœurs qui ont, avec lui, repris du souffle. Patience encore dans son effort incessant pour éveiller le public, souvent un peu ronronnant de l’opéra. Avec lui, on apprenait à goûter les surprises, à aimer l’impair. « Je suis plutôt Méphisto, celui qui pose les questions, disait-il. Ou Thyl Ulenspiegel. C’est cette image de Thyl que je voudrais laisser.

L’émotion, ineffable, de Tristan et Isolde. Plus jamais, on n’entendra Tristan sans revoir en pensée la lumière qui transcendait la scène de Bastille. Idée géniale de Gérard Mortier : réunir deux géants, Peter Sellars et Bill Viola pour cette œuvre d’art total où la vidéo continue de l’artiste américain révolutionnait la musique de Wagner. Une renaissance ou une résurrection pour tous ceux qui ont eu le bonheur et la chance de vivre cette expérience. L’Opéra de Paris reprend cette production légendaire à partir du 8 avril, alors même que le Grand Palais rend un hommage géant à Bill Viola. Il faut en rendre grâce aujourd’hui à celui sans qui rien de cela n’existerait. Merci, monsieur Mortier, reposez en paix…

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Et ce très beau témoignage de krzysztof-warlikowski dans les Inrocks

 

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Nancy Cunard, l’amour brut

 

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Sans la folie et la passion ravageuse de Nancy Cunard, les arts premiers seraient orphelins. 50 ans, ou presque, après sa mort indigente à l’hôpital Cochin, le musée du quai Branly, rend hommage à l’icône hors la loi des années 1920.

A bord des grands cruisers qui traversaient l’Atlantique, avec son teint clair et ses mains blanches, Nancy Cunard aurait pu ne jamais quitter le pont des premières classes. Pourtant, le 2 mai 1932, en turban et blouson de cuir, l’héritière des célèbres paquebots Cunard, pose sur le perron de l’hôtel Grampion en compagnie d’un homme de couleur, le romancier Taylor Gordon. La presse fait des gorges chaudes du choix scandaleux de la riche aventurière, installée au cœur de Harlem, le quartier noir. C’est bien ce qu’elle cherche : attiser le scandale et attirer les regards sur sa dernière publication, Negro Anthology, un immense collage-documentaire sur les conditions de vie des Noirs en ce début de XXe siècle.

Avec sa couverture en tissu marron et sa typologie orange, ce manifeste capital de l’art nègre, comme on disait alors, est le portrait en creux de la vie provocatrice de cette grande amoureuse mondaine, intime d’Aragon et de Man Ray, égérie de Constantin Brancusi et de Cecil Beaton, entre autres. Papillon mondain, elle brûle ses nuits du Bœuf sur le Toit à Manhattan, en passant par Londres, Cuba, la Jamaïque et Barcelone, la Républicaine. Et consacre ses jours à réunir les œuvres des artistes et intellectuels de tout bord. Femme engagée, dans les années 1920, au Puits Carré, sa maison de la Chapelle-Réanville, en Normandie, elle fonde une maison d’édition, Hours Press, qui publie 23 ouvrages en quatre ans, dont la Chasse au Snark de Lewis Caroll, traduit par Aragon et des poèmes de Samuel Becket et Walter Lowenfells mis en musique par Henry Crowder. Rencontré à Venise, le pianiste noir américain devient son compagnon et travaille avec elle pour la réalisation de sa Negro Anthology qu’elle lui dédie.

Egalité des Races, égalité des sexes, égalité des classes, l’ouvrage décrit le quotidien des peuples noirs, de l’Afrique, des Amériques, de Madagascar, les conditions outrageantes de leur survie dans les colonies, la ségrégation dans les villes américaines, le procès des Scottsboro boys dans l’Alabama. Il vibre aussi de toute la musique noire américaine de l’époque, de Joséphine Baker à Cab Calloway, et bien sûr, Henry Crowder. Il s’aventure, parmi les premiers, dans les mystères de l’art africain, masques et fétiches, esprits tutélaires. Parce qu’elle veut définitivement en finir avec les préjugés de ses racines britanniques, puritains et bien-pensants, après Harlem et la rupture avec Crowder, elle embrasse la cause républicaine, s’envole en Espagne, couvre la guerre civile, aime Pablo Neruda avec qui elle fonde l’éphémère revue Les poètes du monde défendent le peuple espagnol, imprimée au Puits Carré. Elle vit comme elle meurt, fidèle à sa devise, définie dans son premier recueil de poèmes, Outlaw, publié en 1916 :

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… « Je suis l’inconnue, l’étrangère

Hors La Loi, rejetée par les règles de la vie

Fidèle à une loi unique, une logique personnelle

Qui ne se mêle à rien et refuse de s’incliner

Devant les règles générales… »

 

 

 

” L’Atlantique noir” de Nancy Cunard Negro Anthology (1931-1934), commissaire Sarah Frioux-Salgas, du 4 mars au 18 mai 2014, Mezzanine Est, Musée du Quai Branly, 222, rue de l’Université, Paris 7e. Tel. 01. 56 61 70 00

 

 

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