Sans la folie et la passion ravageuse de Nancy Cunard, les arts premiers seraient orphelins. 50 ans, ou presque, après sa mort indigente à l’hôpital Cochin, le musée du quai Branly, rend hommage à l’icône hors la loi des années 1920.
A bord des grands cruisers qui traversaient l’Atlantique, avec son teint clair et ses mains blanches, Nancy Cunard aurait pu ne jamais quitter le pont des premières classes. Pourtant, le 2 mai 1932, en turban et blouson de cuir, l’héritière des célèbres paquebots Cunard, pose sur le perron de l’hôtel Grampion en compagnie d’un homme de couleur, le romancier Taylor Gordon. La presse fait des gorges chaudes du choix scandaleux de la riche aventurière, installée au cœur de Harlem, le quartier noir. C’est bien ce qu’elle cherche : attiser le scandale et attirer les regards sur sa dernière publication, Negro Anthology, un immense collage-documentaire sur les conditions de vie des Noirs en ce début de XXe siècle.
Avec sa couverture en tissu marron et sa typologie orange, ce manifeste capital de l’art nègre, comme on disait alors, est le portrait en creux de la vie provocatrice de cette grande amoureuse mondaine, intime d’Aragon et de Man Ray, égérie de Constantin Brancusi et de Cecil Beaton, entre autres. Papillon mondain, elle brûle ses nuits du Bœuf sur le Toit à Manhattan, en passant par Londres, Cuba, la Jamaïque et Barcelone, la Républicaine. Et consacre ses jours à réunir les œuvres des artistes et intellectuels de tout bord. Femme engagée, dans les années 1920, au Puits Carré, sa maison de la Chapelle-Réanville, en Normandie, elle fonde une maison d’édition, Hours Press, qui publie 23 ouvrages en quatre ans, dont la Chasse au Snark de Lewis Caroll, traduit par Aragon et des poèmes de Samuel Becket et Walter Lowenfells mis en musique par Henry Crowder. Rencontré à Venise, le pianiste noir américain devient son compagnon et travaille avec elle pour la réalisation de sa Negro Anthology qu’elle lui dédie.
Egalité des Races, égalité des sexes, égalité des classes, l’ouvrage décrit le quotidien des peuples noirs, de l’Afrique, des Amériques, de Madagascar, les conditions outrageantes de leur survie dans les colonies, la ségrégation dans les villes américaines, le procès des Scottsboro boys dans l’Alabama. Il vibre aussi de toute la musique noire américaine de l’époque, de Joséphine Baker à Cab Calloway, et bien sûr, Henry Crowder. Il s’aventure, parmi les premiers, dans les mystères de l’art africain, masques et fétiches, esprits tutélaires. Parce qu’elle veut définitivement en finir avec les préjugés de ses racines britanniques, puritains et bien-pensants, après Harlem et la rupture avec Crowder, elle embrasse la cause républicaine, s’envole en Espagne, couvre la guerre civile, aime Pablo Neruda avec qui elle fonde l’éphémère revue Les poètes du monde défendent le peuple espagnol, imprimée au Puits Carré. Elle vit comme elle meurt, fidèle à sa devise, définie dans son premier recueil de poèmes, Outlaw, publié en 1916 :
… « Je suis l’inconnue, l’étrangère
Hors La Loi, rejetée par les règles de la vie
Fidèle à une loi unique, une logique personnelle
Qui ne se mêle à rien et refuse de s’incliner
Devant les règles générales… »
” L’Atlantique noir” de Nancy Cunard Negro Anthology (1931-1934), commissaire Sarah Frioux-Salgas, du 4 mars au 18 mai 2014, Mezzanine Est, Musée du Quai Branly, 222, rue de l’Université, Paris 7e. Tel. 01. 56 61 70 00