A 88 ans, Michel Bouquet revêt à nouveau l’habit de Bérenger 1er sur la scène du théâtre Hébertot dans « Le Roi se meurt » d’Eugène Ionesco. Son épouse Juliette Carré marche à côté de lui dans le rôle de la reine Marguerite pour cinquante exceptionnelles et inoubliables représentations.
C’est l’histoire tragique et pitoyable d’un roi qui fut grand et qui voit son territoire s’effondrer dans l’abîme. Avant même les trois coups, Georges Werler choisit d’ouvrir le bal par la tempête et l’orage, ô rage… avant que ne défilent les sujets de ce monarque en voie de rétrécissement : son vaillant soldat, sa première et terrifiante épouse, flanquée de sa servante, sa seconde et délicieuse femme, son médecin et bourreau. Tous le poussent vers les portes de l’au-delà, malgré lui d’abord, et en gagnant peu à peu sa résignation, puis son consentement. Avec cette pièce, écrite par Ionesco en vingt jours en 1962 (il a alors 52 ans et encore 32 ans de vie devant lui), il serait facile d’employer tous les registres, de hurlement à la vocifération, de la plainte, à la rage, comme tout homme qui s’aventure en ces terres peut passer par tous les degrés de la gamme. En vingt ans, Michel Bouquet et Juliette Carré ont pu les rôder tous et adapter ce sujet protéiforme aux réflexions de l’actualité. Ainsi en 1994, Bernard Pivot, recevant Michel Bouquet sur le plateau d’Apostrophe, s’appuyait sur les racines roumaines de Ionesco pour chercher les ressemblances entre Bérenger 1er et le tyran Ceaucescu. Limiter « le Roi se Meurt » à « la fin des Ceaucescu, ce serait réducteur », souriait l’acteur qui avait suffisamment bien connu et joué Ionesco pour rappeler ses liens intimes avec la dame blanche : « A 4 ans, il a été saisi par l’idée de la mort et elle ne l’a jamais quittée. » Et d’ajouter, humblement : « Je joue une pièce parce que je la trouve admirable, je suis pas sûr du tout de pouvoir y arriver. Cela vaut la peine de dire ces mots pour les gens. »
Vingt ans après, Michel Bouquet pointe très précisément pour nous l’idée qu’il effleurait jadis : « ce don d’enfance du roi Bérenger », le jeu avec la mort qui vient, en définitive lui apporter « ses grâces : la sénilité, le gâtisme, l’oubli… ». “Chaque soir, c’est Eugène qui me prend la main, dit-il sur France Inter : “Apprenez-moi la sérénité, apprenez-moi la régignation !” Les mots d’Ionesco prennent encore une autre dimension avec le débat sur la « fin de vie », sur l’acharnement thérapeutique ou l’obstination déraisonnable. Les ignorants que nous sommes abordent difficilement les vraies questions : comment l’amour même, ou certaine figure de l’amour, au dernier jour, peut nous encombrer ? Comment peut-on finir par préférer à l’aveuglante lumière du jour, la clarté obscure des ténèbres ? A chacun son étape sur ce chemin ardu. Avec Juliette Carré, tout aussi magistrale, tous deux polissent et apprivoisent ce texte immense pour mieux l’emmener vers une simplicité lumineuse, comme cet ultime autoportrait de Pablo Ruiz Picasso en 1972, « le jeune peintre ». Avec leur rude simplicité, ils nous aident à donner à la mort un visage qui sourit.
Le Roi se meurt de Eugène Ionesco, Mise en scène Georges Werler, Avec Nathalie Bigorre, Michel Bouquet, Juliette Carré, Pierre Forest, Lisa Martino, Sébastien Rognoni. Au théâtre Hébertot, 23 bd des Batignolles, Paris 17e, 50 représentations exceptionnelles à partir du 26 février.
Michel Bouquet, qui a reçu le Molière 2005 du meilleur comédien pour “le Roi se Meurt” est nominé pour son rôle dans le film Renoir pour le César 2014 du Meilleur Acteur à la 39e nuit des César le 28 février 2014.