Economie créative

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Pour comprendre l’ampleur du défi économique qui guète les dirigeants sud-coréens, il suffit de se pencher sur l’évolution du taux de croissance du pays au cours des trente dernières années : de 1983 à 1992 l’économie sud-coréenne a connu en moyenne une croissance annuelle digne des performances chinoises actuelles de 9,3% (source Banque Mondiale). Cette moyenne est tombée à 5,6% de 1993 à 2002, pour finir à 3,8% entre 2003 et 2012, année où la croissance n’aura “plafonné” qu’à 2%.

Bien sûr, il faut mettre en perspective cette évolution et rappeler que la Corée était en 1983, une économie émergente avec à ce titre, des taux de croissance reflétant un développement économique fulgurant qui lui aura permis d’entrer dans le club selectif des pays industrialisés en un temps record. Ceux qui aujourd’hui encore, parlent de la Corée comme d’un pays émergent, le font par habitude plus que par souci de coller à la réalité d’un pays où le PNB par habitant avoisine les 30 000 dollars (à parité de pouvoir d’achat) et où la taille de l’économie dépasse les mille milliards de dollars comme 14 autres pays seulement au monde. A l’échelle de l’Union Européenne, la Corée du Sud serait d’un poids et d’un niveau de vie équivalents à ceux de l’Espagne, soit la 6ème économie de l’Union.

Pour le pays industrialisé qu’elle est devenue, la Corée n’a donc pas à rougir de ses 2% de croissance, et encore moins devant nous autres modestes ressortissants d’un pays, qui sommes priés de nous réjouir d’une prévision de croissance de 0,2% pour cette année. Mais pour les dirigeants sud-coréens ayant à faire à des électeurs pour qui toute croissance annuelle inférieure à 3% est considérée comme une situation de morosité économique, le problème n’est pas si simple.

Lee Myung-bak, le prédécesseur de l’actuelle Présidente Park Geun-hye, s’y était déjà cassé les dents. Celui-ci arriva au pouvoir en 2007 avec la promesse d’une croissance annuelle de 7%, que n’importe quel économiste aurait jugé totalement ubuesque, même en période électorale, mais qu’il choisit néanmoins de proclamer, car il fallait bien faire rêver un électorat encore bercé de taux de croissance “à la chinoise” des décennies passées. Sa stratégie pour tenter d’y parvenir se porta principalement sur les technologies vertes : la “Green Energy Initiative” prévoyait un plan d’investissement massif de 86 milliards de dollars sur 20 ans, dont 11 milliards de dollars de deniers publics pour la R&D dans les secteurs concernés. Une crise financière mondiale et quelques projets controversés tel le “Four Major Rivers Project” plus tard, la messe était dite : Lee finissait son mandat avec un taux de popularité inférieur à 30% largement dû aux frustrations économiques et sociales des électeurs.

C’est en partie la nostalgie des années de croissance folle et de plein emploi initiées par le général Park Chung-hee, qui porta sa fille au pouvoir en 2012. Mais pour Park Geun-hye le défi reste de taille :  réformer un modèle économique coréen qui a réussi mieux que tout autre à sortir la Corée de la pauvreté, mais qui semble de moins en moins adapté aux enjeux du moment, aux aspirations d’une génération à une amélioration qualitative de leurs conditions de vie, et encore moins aux forces et faiblesses d’une économie sud-coréenne qui n’a plus rien à voir avec celle de l’époque de Park père.

Afin d’assurer à la Corée une trajectoire aussi ascendante que celle des décennies précédentes, Park Geun-hye propose d’ouvrir l’ère du “Changjo Gyeongjae” (창조경제), ou économie créative, comme le montre la teneur de son discours lors de sa visite officielle en Europe de cette semaine.

Pourtant, la Corée ne semble pas manquer de créativité au premier regard: après Israël et la Finlande, elle est le pays de l’OCDE à faire le plus d’efforts financiers en recherche et développement (source OCDE), tandis qu’en matière de dépôt de brevets, elle se classe au 5ème rang mondial, devant la France et la Grande Bretagne (source OMPI). Mais il suffit de se pencher sur la liste des déposants pour se rendre compte du problème : les performances coréennes sont essentiellement dues à quelques acteurs, Samsung et LG principalement, sans qui le pays rejoindrait l’anonymat des fonds de classement.

La Corée est à la pointe des efforts en matière de recherche et développement certes, mais il s’agit trop souvent de recherche appliquée, servant les intérêts de quelques puissants Chaebols, dictée par quelques-uns de leurs “Seniors VP” à une armée d’ingénieurs collaborateurs se concentrant sur quelques domaines stratégiques pour l’avenir de leurs entreprises. La créativité à laquelle fait référence Park Geun-hye n’exclut pas ce type d’effort, mais aspire à plus : une créativité non nécessairement technique ou industrielle, mais également culturelle. Celle-ci ne se limiterait pas à quelques filiales de conglomérats mais irriguerait l’ensemble du tissu économique et social coréen afin de dynamiser les PME et favoriser l’entrepreneuriat. Bref, Park Geun-hye aspire à une créativité que Jean Pierre Raffarin aurait pu qualifier d’en bas et que les anglo-saxons qualifieraient certainement de “bottom-up”.

Le problème, c’est que les Coréens ne sont pas encore très doués pour ce qui est de la créativité. Longtemps, celle-ci était d’ailleurs plutôt mal perçue, car sans même aller chercher l’argument du confucianisme prônant le respect de l’autorité, le pays doit jusqu’à présent sa réussite grâce à la discipline, au dirigisme, au labeur intensif, au collectivisme, ou encore au conformisme – suivisme : autant de valeurs en contradiction avec l’originalité, l’excentricité, l’individualisme, voire l’oisiveté qui sont les conditions favorables à la créativité.

Voilà pourquoi le défi auquel s’attaque Park Geun-hye est de taille : parce qu’en prônant une économie créative, elle demande aux Coréens non pas de devenir numéro un dans tel classement, ce à quoi les Coréens excellent, ni de rattraper puis de dépasser tel concurrent, exercice dont les Coréens se délectent, ni même de déplacer des montagnes, ce que les Coréens sauraient d’ailleurs très bien faire, mais de changer leur manière d’aborder les problèmes, d’abandonner les recettes et méthodes qui ont bâti leurs succès passés pour en adopter d’autres, totalement étrangères, voire suspectes. Ce que Park demande au Coréens finalement, c’est de changer leurs habitudes, leur mentalité.

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Et ceux-ci ont la dent dur, surtout chez les Chaebols qui n’ont aucune raison de sortir du confort d’un environnement économique et social dont ils sont les maîtres absolus. Pour s’en rendre compte, il suffit d’étudier la photo ci-dessus, où figurent côte à côte deux eaux pétillantes de marques différentes. L’une bien connue est l’un des leaders des eaux gazeuses que son voisin tente manifestement de singer: bouteille de taille, forme et couleur similaires, même variante arôme de citron et citron vert, même goût et sensations en bouche pour l’amateur d’eau pétillante que je suis… Seule la marque change : Trevi, pour donner une même sonorité européenne au produit, aux différences près que l’un sonne français et l’autre italien – ce qui pour un Coréen ne fait aucune différence – et que l’un, Trevi, est plus facile à prononcer pour un Coréen – ce qui fait par contre une légère différence. L’autre différence évidente, c’est le prix, Trevi étant sensiblement moins cher que son concurrent et qu’en plus, il fait l’objet d’une promotion “une bouteille offerte pour une achetée”.

Un coup d’œil à la contre étiquette d’une bouteille de Trevi montre que le producteur de ce ersatz de Perrier est Lotte Chilsung, filiale du groupe Lotte, 6ème conglomérat coréen avec un chiffre d’affaires annuel frôlant les 30 milliards d’euros. Si Lotte s’est senti la force de défier Perrier qui appartient quand même au groupe Nestlé, c’est parce qu’en Corée Lotte dispose d’un avantage de taille, même face à ce géant mondial de l’agroalimentaire : celui d’être présent et craint dans de nombreux secteurs d’activité au travers de filiales sœurs.

C’est ainsi que Trevi peut être mis en vente dans des conditions avantageuses dans le réseau de convenience stores 7-Eleven opéré par Lotte, ou dans les chaînes d’hypermarché Lotte Mart, ou encore dans tous les stands de boisson des Lotte Cinéma, sans oublier la chaîne de restaurants TGI Friday opérée par également par Lotte, ou les coffee shops Krispy Kreme, tous les restaurants et bars des Lotte hotels…

Imaginez ce qu’un Lotte, qui ose s’opposer à un géant comme Nestlé par des pratiques concurrentielles à la limite de la correction, se permettrait avec une PME coréenne, et vous avez un aperçu de l’immense chemin à parcourir avant que la créativité prônée par Park ne soit pas tuée dans l’œuf par quelques acteurs et pratiques bien ancrés, pour devenir le moteur de la croissance de la Corée de demain.

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Anniversaire

Qu’il est regrettable pour les étrangers s’intéressant à la Corée, que le principal journal anglophone du pays, le Korea Herald, soit d’un niveau encore plus médiocre que la plupart des médias en langue coréenne, dont la qualité laisse déjà à désirer.

Alors qu’on pensait avoir été abreuvé des moindres détails de l’anniversaire de Lee Keun-hee, chairman du groupe Samsung, fêté en grande pompe au Shilla hotel, propriété du groupe et dirigé par Lee Boo-jin, fille aînée du chairman, le Korea Herald n’en a visiblement pas eu assez et nous rapporte dans un article en page d’accueil de son site web des compléments d’informations précieux : le lendemain de cette fête d’anniversaire réussie et avant la fermeture temporaire de l’hôtel pour cause de travaux de rénovation, la fille du patron de ce conglomérat qui contrôle 20% du PIB coréen aurait réuni tout le personnel de l’hôtel et leur aurait offert un repas où pour une fois, les managers de l’hôtel faisaient le service pour le petit personnel.

Sans oublier de louer les talents de management de Lee Boo-jin, et de préciser que pendant les travaux, aucun personnel de l’hôtel ne sera mis à la porte, le journal rapporte que celle-ci aurait été émue jusqu’aux larmes, reconnaissante de la dévotion et des efforts de son personnel. Bref, nous ne pouvons nous empêcher d’être nous-mêmes gagnés par l’émotion devant tant de grandeur d’âme et d’humanité dont fait preuve le management de l’hôtel (donc de Samsung) et nous imaginons que c’est parce que toute la rédaction du Korea Herald fut tétanisée par l’émotion qu’il aura fallu mobiliser deux journalistes pour pondre ce qui doit être un copier-coller intégral des paroles d’un responsable de la communication de l’hôtel.

Si cet article a une vertu, c’est qu’il permet aux non coréanophones d’avoir un aperçu de la déférence avec laquelle la plupart des médias traitent les Chaebols et le groupe Samsung en particulier. Car dans un contexte de prise de conscience générale de la domination excessive des Chaebols sur l’économie coréenne, si vraiment on voulait traiter ce quasi-non-événement que constitue l’anniversaire du patron de Samsung ou des travaux que l’hotel dirigé par sa fille aînée est sur le point d’entamer, il y aurait mille et un angles beaucoup plus intéressants de le faire que celui de s’extasier devant la magnanimité des dirigeants de Samsung, à commencer par celui du coût d’une telle fête privée ou encore de l’identité de celui qui paiera l’addition.

Cet anniversaire de l’homme le plus puissant de Corée du Sud aurait pu être également l’occasion de se demander pourquoi 50% de l’économie coréenne et plus de 80% de ses exportations sont entre les mains d’une dizaine de groupes, eux-mêmes contrôlés par des familles qui se transmettent le pouvoir depuis trois générations grâce à des schémas opaques de participations croisées.

Non pas qu’il faille poser un regard inquisiteur sur tous les faits et gestes de familles, aussi puissantes soient elles, dans leurs sphères privées ou les soupçonner systématiquement d’être mal intentionnées. Mais au moins, faire preuve de vigilance et d’esprit critique lorsqu’on choisit d’en parler. Car à force de faire passer docilement tous les messages que les dynasties régnant sur l’économie sud-coréenne souhaiteraient voir diffusés pour soigner leurs images, le Sud se retrouverait rapidement avec une presse digne de celle du Nord.

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L’ivresse de l’argent

C’est le titre du dernier film de Im Sang-soo, qui était en compétition officielle lors du dernier festival de Cannes. Un film ambitieux qui s’attaque à une problématique centrale en Corée: les Chaebols, ses conglomérats qui dominent tous les aspects de la société coréenne, à commencer par son économie bien sûr, mais également sa vie politique, ses médias et son pouvoir judiciaire.

Le regard de Im Sang-soo est très critique. Son film est basé sur un scénario fictif mais aucun spectateur ayant une connaissance même basique de la Corée ne pourra s’empêcher de faire un rapprochement entre la famille dépeinte par Im et celle qui règne sur le groupe Samsung et ainsi, sur 20% du PIB Coréen.

Mais revenons au film et à cette famille fictive. Celle-ci règne sur un Chaebol coréen fondé par un grand-père centenaire qui serait mort depuis longtemps sans les soins de tous les instants prodigués par une gouvernante – infirmière – cerbère dévouée. Aujourd’hui, son gendre est en théorie aux manettes en tant que CEO du groupe, avant que lui-même ne passe la main à l’un de ses deux enfants: son fils, favori au trône à l’ambition débordante, qui s’imaginerait déjà bien à la place de son père, ou sa fille aînée qui semble plus détachées des affaires. Mais très vite, on découvre que le père n’est qu’un pantin, qui plus est lassé par les compromissions et les humiliations qu’entraînent l’argent et le pouvoir. “L’argent est une insulte”, prévient-il à son fils trop ambitieux : il oblige à des choix qui insultent son éthique et sa dignité. En réalité, c’est sa femme, la fille machiavélique du fondateur, qui tient les commandes du groupe.

Je m’arrête ici dans la présentation de l’intrigue pour ceux qui seraient tentés d’aller découvrir ce film qui sort bientôt dans les salles en France. En Corée il n’a pas suscité un engouement démesuré, d’autant que la presse fut généralement négative à son sujet. Faut-il s’en étonner dans la mesure où les Chaebols doivent représenter à peu près 100% de leurs revenus publicitaires. On pourra néanmoins donner raison à certaines critiques sur le caractère un peu décousu du scénario, et sur la présence de quelques scènes un peu racoleuses qui ne font pas avancer le propos général (cela dit la plastique des protagonistes n’étant pas désagréable…)

On aura beau accuser le film de tous les maux, il vaut quand même le détour pour une scène en particulier. Vers la fin de l’histoire, le fils ambitieux, libéré sous caution suite à une affaire de corruption, retourne dans le domaine familiale dans une voiture accompagné de sa soeur et d’un partenaire américain du groupe. Au volant, le jeune secrétaire particulier de sa mère et héros du film au travers des yeux duquel on découvre les coulisses intrigues et coups bas au sein de la famille régnante. Le fils est agacé: pendant son séjour derrière les barreaux, sa soeur a pris de l’importance au sein du groupe au point qu’il sent que son accession à la tête de l’empire familial pourrait être menacé.

Pour déstabiliser sa concurrente de soeur, le frère joue sur ses sentiments: sachant l’idylle naissante entre elle et notre jeune secrétaire particulier, il dévoile que ce dernier a couché avec leur mère. Car il est vrai qu’au début de l’histoire, la mère, pour assouvir sa libido et se venger d’un mari également volage, “se tape” notre jeune héros non consentant au cours d’une des scènes les plus burlesques du film. C’est l’humiliation suprême pour notre héros qui voit dévoilé cette sordide histoire d’un soir avec la mère de la femme qu’il a commencé à aimer. Son sang ne fait qu’un tour, il arrête subitement la voiture et demande au frère calomniateur de descendre pour une explication entre hommes.

En tant que spectateur, on jubile alors à l’idée que notre héros, certes un peu naif mais physiquement très affuté, inflige une correction bien méritée à ce fils de bonne famille arrogant et sans scrupule, et par la même à toute une famille souillée par le pouvoir et l’argent. Hélas, c’est le contraire qui se produit, car ce fils de bonne famille a dû également recevoir une excellente formation en boxe anglaise. C’est lui qui flanque une rouste à notre pauvre héros, devant sa bien-aimée, le laissant gisant au sol avant de partir au volant de la voiture en criant: “c’est pour ça que les gens de ton espèce ne seront jamais de taille contre moi!”

Plus que toute autre scène du film, c’est à mon avis dans celle-ci qu’Im Sang-soo a capté ses sentiments et ceux de beaucoup de Coréens face aux Chaebols. Un sentiment de révolte de devoir subir les excès liés à leur domination sans limite, mêlée à une frustration énorme de n’y rien pouvoir faire, si ce n’est de l’accepter et au final, se résigner à essayer de tirer soi-même profit d’un tel système. Quel Coréen, à un moment donné de son existence, n’a-t-il pas été habité par ces sentiments mêlés de colère, de frustration, puis de résignation face aux Chaebols.

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Fils de…

Je me souviens de certaines lectures de jeunesse de Marx où il affirme que le système capitalisme est voué à sa propre destruction du fait de l’accumulation de la richesse par un toujours plus petit nombre d’individus. Parfois j’ai l’impression qu’on y arrive doucement en Corée, comme l’illustre le classement Forbes des dix premières fortunes du pays: excepté le fondateur de Nexon, éditeur de jeux vidéos et troisième fortune de Corée, tous les autres membres de ce top 10 ont constitué leurs patrimoines par héritage, étant eux-même fils, ou petit-fils d’un fondateur de Chaebol, en l’occurrence Samsung, Hyundai, SK et Lotte.

Il y a en France aussi des dynasties industrielles qui se perpétuent et le patrimoine des Lagardère ou Dassault n’ont sûrement rien à envier à ceux des familles régnant sur les actifs des Chaebols coréens. Mais alors qu’en France la part de ces groupes familiaux dans l’économie nationale est relative, en Corée le chiffre d’affaires des 5 plus gros Chaebols réunis (Samsung, Hyundai, SK, LG et Lotte) représentaient en 2009 près de 60% du PIB national. Alors imaginez qu’on rajoute à ces 5 Chaebols, le poids des CJ, Hanwha, Hanjin, Kumho, et autre Doosan, conglomérats familiaux moins connus à l’international mais se taillant la part du lion de nombreux secteurs d’activité de l’économie coréenne.

Surtout, si l’on veut appréhender le poids réel de ces quelques douzaines de familles dans l’économie coréenne, il faut regarder au delà du périmètre strict des Chaebols et s’intéresser aux activités de chacun des membres de la famille. Imaginez le destin de tous ces enfants, oncle, tantes ou autres cousins par alliance, délivrés de tout souci matériel et guettés par une vie morne et désoeuvrée. D’où l’émergence du “hobby business”,  une activité lancée pour s’occuper plus que par contrainte alimentaire. Et forcément ça marche: dans le secteur du luxe, de la mode, des cosmétiques, ou encore du catering, nombre de marques étrangères prestigieuses sont importées ou ont un accord de licence avec des filles ou fils de. Quoi de plus simple lorsque le financement n’est pas un souci (l’argent de poche donné par papa) et les débouchés commerciaux non plus (le carnet d’adresses de papa).

Progressivement, tous les secteurs de l’économie sont affectés par l’appétit de ces quelques familles, au point que la situation des PME en Corée devient alarmante: déjà réduites à n’être que des sous-traitants à la merci de quelques Chaebols dans le secteur industriel, les commerces de proximité pourraient bientôt connaître un sort similaire. C’est ainsi que Lee Boo-jin, fille aînée de l’actuel Président de Samsung Lee Kun-hee (lui-même fils du fondateur du groupe), fut prise d’un intérêt soudain pour la patisserie et lança la chaîne de boulangerie pâtisserie “Artisée”, dont 27 boutiques ouvrirent en un temps record à Seoul en 2011 pour concurrencer les commerces de quartier.

Cette fois-ci le timing ne fut pas optimal car 2012 est une année d’élections nationales en Corée aussi. Et devant le mécontentement général contre le monopole des Chaebols, même le Président conservateur actuel, pourtant pro-business et ancien CEO de Chaebol, dut dénoncer publiquement l’appétit vorace des Chaebols nuisible aux petits commerces. Reste à savoir si ce “Chaebol-bashing” qui semble gagner toute la classe politique est une réelle prise de conscience des dérives du capitalisme coréen, ou une simple posture électorale.

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Le royaume des Chaebols

Pour sentir l’emprise des Chaebols, ces groupes diversifiés, véritables conglomérats tentaculaires, sur l’économie de la Corée, un calcul simple suffit: additionnez les chiffres d’affaires 2009 des 5 principaux chaebols, Samsung Group, Hyundai Motor Group, LG Group, SK Group et Lotte Group. Vous obtenez la bagatelle de 490 milliards de dollars, pour un PIB coréen de 833 milliards de dollars. Ces 5 Chaebols pèsent donc pas loin de 60% du PIB de la Corée.

Par comparaison, les chiffres d’affaires 2009 cumulés des 5 plus grands groupes français que sont Axa, Total, BNP Paribas, Carrefour et GDF Suez donnent la somme de  694 milliards de dollars, soit un 25% du PIB de la France (2 649 milliards de dollars).

Cette emprise des Chaebols est palpable dans tous les aspects de la société coréenne, à commencer par le quotidien des entreprises. Rares sont les PME qui ne soient pieds et poings liés aux Chaebols. Pour un patron de PME, s’assurer une activité pérenne et un chiffre d’affaires régulier n’est faisable qu’en devenant fournisseur régulier d’un Chaebol et ce à n’importe quelles conditions. Prix, délais, cahier des charges, modalités de paiement: tout est laissé au bon vouloir du Chaebol qui dicte ses conditions, peut en changer sans préavis en fonction de ses impératifs, et s’attend en plus à bénéficier des largesses en nature (généralement de deux sortes: golf à l’oeil et soirées arrosées, voire accompagnées) qu’il pense être naturellement en droit de réclamer à son fournisseur. Un peu comme un seigneur féodal qui aurait tous les droits sur ses terres où survivent quelques serfs.

La mainmise des Chaebols sur les médias est encore plus flagrante que leur emprise sur l’activité économique de la Corée. Car retirez aux médias l’ensemble des marques qui représentent 60% du PIB de la Corée, et il ne reste plus grand monde pour acheter des espaces pub. Bien entendu, tout ceci est difficilement prouvable mais les témoignages que l’on entend ici et là sur le fonctionnement des médias coréens et de leurs relations avec les Chaebols est édifiant. Ainsi ce cadre d’un Chaebol qui me racontait comment fonctionne la cellule veille de la direction de la communication corporate de son groupe:

“Tous les matins, la cellule veille scanne les nouvelles du jour et remonte les sujets problématiques à sa direction. Celle-ci prend son téléphone et appelle les rédactions concernées pour leur dire que tel article pose problème et leur rappeler le budget pub annuel dépensé chez eux.”

Ajoutez à ce moyen de pression simple et efficace le fait que la Corée est une jeune démocratie sans longue tradition d’indépendance de la presse et vous comprendrez pourquoi la qualité du journalisme est si médiocre en Corée. Un simple coup d’oeil au JT de 21h vous fera regretter l’impertinence d’un 13h de Pernaut: passés deux ou trois sujets sur le temps qu’il fait (trop chaud, trop froid, ou magnifique), vous aurez droit à quelques sujets sur la Corée du Nord avec parfois un peu de Chine et de US (Actualité internationale), puis quelques sujets politiques avant d’attaquer le coeur de l’actualité: la rubrique faits divers et chiens écrasés.

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Patron voyou à la sauce Chaebol

18376882.jpg-r_760_x-f_jpg-q_x-20040331_060832Lorsqu’on parle de patrons voyous en France, c’est généralement pour dénoncer leurs agissements illégaux ou contraire à l’éthique, permettant leur enrichissement personnel ou celui de leurs actionnaires, mais rarement pour dénoncer des patrons qui se comporteraient réellement comme des voyous de rue, en agressant physiquement les gens. En Corée si.

Mais pour bien comprendre l’histoire qui suit, il faut faire une parenthèse sur les Chaebols et leur rôle central dans l’économie et la société coréenne. Dans les années 60, alors que la Corée du Sud n’est toujours qu’un chant de ruines quelques années après la guerre de Corée (1950-1953), le président Park Chung-hee entame le décollage économique du pays en s’appuyant sur quelques entrepreneurs actifs et visionnaires, à qui il octroie tous les avantages pour qu’ils réussissent: les banques sont priées d’accorder un financement presque sans limite à ces quelques heureux élus, tandis que la plupart des gros contrats publics leur sont réservés.

Ainsi émerge le modèle de développement économique coréen: d’un côté un régime politique autoritaire et dirigiste qui place le développement économique en tête de ses priorités, et de l’autre quelques entreprises qui grâce au talent de leurs fondateurs et à leurs efforts (souvent illégaux) pour cultiver leur proximité avec le pouvoir en place, se développent tous azimuts quel que soit le secteur d’activité. Ce sont les Chaebols, dont les plus connues sont Hyundai, Samsung, LG ou feu Daewoo aux destins divers mais qui connurent tous cette même success story à leurs débuts.

Ces Chaebols sont le symbole des forces et faiblesses de l’économie sud-coréenne: ils permirent un développement spectaculaire du pays, mais au prix d’un système politique autoritaire et corrompu, et d’une économie où les banques n’avaient pas leur mot à dire, notamment pour limiter l’endettement spectaculaire  des Chaebols nécessaire pour financer leurs appétits sans fin de développement. Ce modèle ne résistera pas à la crise asiatique de 1997: Daewoo en mourra tandis que la plupart des autres Chaebols seront contraints à l’éclatement pour ne se concentrer que sur quelques coeurs d’activité.

Aujourd’hui, cet éclatement n’est que partiel: si certaines filiales ont réellement été cédées, telle la cession de Samsung Motors à Renault, d’autres séparations ne furent que superficielles, préservant le modèle Chaebol au moyen de liens capitalistiques opaques ou de contrôle du management de chaque société “cédée” par un membre de la famille.

C’est dans ce contexte qu’il faut découvrir cette histoire incroyable révélée par un documentaire de MBC, l’une des trois chaînes hertziennes nationales. On y fait la connaissance de M. Yoo 52 ans, chauffeur de camion citerne  depuis 1998 pour un sous-traitant de SK Energy.

SK est un Chaebol, certes moins connu en France mais très puissant en Corée. Il est présent dans de nombreux secteurs, leader dans les telecoms, grâce à SK Telecom le premier opérateur mobile coréen. Il est leader également dans l’énergie avec SK Energy, dont l’employeur de M. Yoo est donc sous-traitant.

Faisant fasse à des conditions de travail extrêmement difficiles M. Yoo se syndicalise en 2004 pour défendre ses droits et occupe progressivement des responsabilités syndicales importantes au sein de sa branche d’activité. En août 2009, son entreprise est rachetée par l’entreprise M&M un autre sous-traitant de SK Energy. Dans les faits, les choses ne devraient pas vraiment changer: l’activité est toujours exclusivement portée par le client SK Energy, et dans le management de M&M figure M. Choi, ancien dirigeant de l’entreprise sur le point d’être rachetée. Détail notoire, ce M. Choi est également cousin germain du Chairman de SK. Le business devrait donc continuer sans encombre.

Sauf qu’on demande à M. Yoo de signer un nouveau contrat de travail où il lui est demandé, comme à tous ses collègues, de renoncer à toute activité syndicale: M. Yoo refuse et se retrouve sans emploi dès septembre 2009. S’ensuit une année durant laquelle M. Yoo manifestera seul avec son camion citerne devant le siège de ses ex-futur employeurs, tentant de donner le maximum de visibilité à ses actes de protestation pour les forcer au dialogue. Il ira également stationner son camion devant le siège de SK Energy  et du domicile de son Chairman pour faire valoir ses revendications.

Au bout d’un an, à bout de force et de ressources financières, M. Yoo accepte un rendez-vous avec le management de M&M où il est suggéré qu’on lui rachèterait au moins son camion en guise d’indemnité. Après une fouille au corps quelque peu étrange pour la circonstance, on l’amène dans une salle où des chaises sont disposées en cercle, au centre duquel on lui demande de s’agenouiller. Procédé encore plus douteux mais M. Yoo est épuisé. S’il faut perdre encore un peu plus de sa dignité et s’excuser auprès de ces gens pour obtenir l’argent tant nécessaire il est prêt à s’y résigner et se met à genoux.

C’est alors que selon M. Yoo, entrent 7 à 8 cadres de M&M qui prennent place sur les chaises autour de lui, puis arrive M. Choi qui en guise de salutation lui envoie un violent coup de pied à la poitrine. Mais cette agression n’est qu’une mise en bouche: on demande à M. Yoo de se mettre en position de pompe et on amène une batte de baseball en aluminium à M. Choi qui annonce le programme: il lui administrera 20 coups de battes dans les fesses et les jambes et lui paiera 20 million de wons (13,000 EUR) pour la peine, soit 1 millions de wons (660 EUR) le coup. Commence alors le supplice. Au bout du onzième coup de batte, alors que M. Yoo implore la pitié, M. Choi dans un élan magnanime montera le tarif à 3 millions de wons par coup de batte pour arriver au montant promis.

Enfin, pour que M. Choi termine de se défouler, on enfouira du papier toilette dans la bouche de M. Yoo pour qu’il puisse le frapper au visage sans trop de trace. On lui fera ensuite signer deux papiers que M. Yoo n’aura pas le temps de lire et  sur lesquels figurent un montant de 50 millions de wons pour l’un (33 000EUR) et 20 millions de wons pour l’autre (13 000EUR). Il s’avérera que le premier document est l’acte de vente du camion, et que le deuxième est une rémunération en compensation des coups administrés et en contrepartie de laquelle M. Yoo s’engage à ne pas porter plainte. Les photos (graphiques) des dégâts causés par M. Choi sont disponibles au milieu de cet article en coréen.

On ne sait pas ce qui est le plus choquant dans cette histoire: que ce type de châtiment corporel, bien qu’isolé, puisse encore avoir lieu dans une entreprise qui a pignon sur rue, que ce patron fou n’ait aucune once de respect pour la dignité humaine, que personne dans l’audience n’ait bougé pour arrêter le patron fou, ou encore que le management de cette entreprise n’éprouve aucun regret, ni même sentiment d’avoir quelque chose à se reprocher. Car lorsque le journaliste auteur du reportage appelle deux cadres de l’entreprise pour enquêter sur cette affaire, ceux-ci non seulement confirment, mais justifie le bien-fondé de l’acte: “il a accepté les coup en contrepartie d’une compensation, c’était du fight money en quelque sorte”, dira l’un, alors que le deuxième cadre ira même jusqu’à insulter M. Yoo en lui reprochant d’avoir quelque chose à redire  à son “juste” sort.

Ca ne serait pas faire justice aux progrès sud-coréen que de résumer sa situation socio-économique à cette affaire. Depuis 20 ans, le pays est sorti de la dictature pour devenir aujourd’hui d’une  démocratie vibrante. En un temps record, les Coréens ont vu une amélioration dramatique de leur niveau de vie avec l’avènement d’une vraie classe moyenne. Certes la société souffre toujours d’inégalités sociales mais quel autre pays de l’OCDE pourrait ne pas en dire autant? Sensibilisée par les médias, l’opinion publique s’est émue du sort de M. Yoo et sur Internet se déversent des flots de commentaires réclamant que ce crime ne reste pas impunis. Aujourd’hui, les juges affirment vouloir entendre M. Choi sur cette affaire et les experts juridiques s’accordent pour prédire que M. Choi va au devant de gros problèmes face à la Justice.

Mais voilà, M. Choi fait partie de la famille de l’un des plus puissants Chaebols dont l’importance est vitale pour l’économie coréenne. Si vitale que progressivement, le pouvoir politique leur accorda une impunité de fait, au point que des délits aussi impardonnables que des faits de corruption (Samsung) ou d’enlèvement et d’agression de personnes (Hanhwa), furent graciés par le Président au nom de l’intérêt économique supérieur de l’Etat.

Nul n’est censé ignorer la loi, dit-on. A part les Chaebols, rajouterait-on ici.

Photo: Une scène de Old Boy de Park Chan-wook

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