Malheureux en affaires, malheureux en amour

Rien de tel que d’être dans les confidences d’un Coréen pour comprendre plus qu’en surface comment marche la société coréenne. Celles de cet ami par exemple, à qui je demandais les raisons de sa rupture après six ans d’une relation sérieuse qui, étant donné l’âge des deux protagonistes et la pression de se conformer à la norme qu’impose la société coréenne, était logiquement vouée au mariage, puis aux enfants.

Le problème c’est que l’ami en question, gérant d’un restaurant italien dans un quartier branché de Séoul, fit faillite. Une faillite soudaine suite à un conflit brutal avec son associé. Un coup dur professionnel qui aurait pu aux yeux d’occidentaux non avertis que nous sommes, entraîner la compassion et le soutien de ses proches afin de l’aider à remonter rapidement la pente. Dans le cas présent et en guise de soutien, l’ami malheureux en affaires fut convoqué par le père de sa bien aimée. Une rencontre solennelle dont l’ordre du jour avait au moins le mérite de ne pas y aller par quatre chemins: quel était l’état de son compte en banque et quel était son plan pour redresser très vite la barre et redevenir le candidat au mariage convenable pour sa fille.

Notre ami défendit comme il put son bilan et ses perspectives d’avenir mais rien n’y fit. Le futur ex-beau père décréta qu’il ne méritait pas sa fille. Cette dernière se conforma d’ailleurs facilement à la décision de son père plutôt que de prendre la défense de son fiancé, et le malheureux en affaires devint par la même, malheureux en amour.

Cette histoire reflète la réalité à laquelle sont confrontés de nombreux Coréens avant de se marier. Ici, la réussite matérielle est une condition nécessaire à la réussite d’un mariage. Condition tellement sine qua non que lorsque  je demandai à mon ami s’il n’était pas profondément agacé de l’ingérence du père dans une relation adulte et du ralliement docile de son ex à l’avis paternel, celui-ci me répondit qu’au contraire, lui se sentait désolé de n’avoir pas été à la hauteur des attentes normales de son ex-fiancée.

La réaction facile serait de porter un jugement rapide sur le matérialisme et la superficialité excessifs de la société coréenne. Mais n’oublions pas qu’en Corée, la génération des parents en âge de marier leurs enfants, et un grand nombre de ces derniers ont connu la misère et la faim. Et que si cette faim a disparu, son souvenir et plus généralement la crainte de toute privation matérielle sont encore présents dans les esprits. Si bien qu’il n’est pas anodins qu’au moment de saluer une personne âgée, l’une des formules de politesse toujours usitée soit: “avez-vous soupé ?”

N’oublions pas non plus que derrière les apparences policées et les devantures de magasins rutilantes au service impeccable où le consommateur coréen est roi, chaque Coréen vit sans filet. Qu’il a moins le droit à l’erreur que son homologue français. Ici, un pépin de santé peut être fatal non seulement au malade mais à toute sa famille, telle celle de cette amie dont le père mourut d’un cancer lorsqu’elle avait 14 ans. Toute l’épargne du foyer passa dans les soins vains d’un père agonisant. Les funérailles passées, la mère, femme au foyer, et sa fille durent quitter leur trois pièces pour un studio. Au lycée, cette dernière sautait un repas sur deux et renonçait aux cours de soutien si précieux pour accéder aux meilleures universités.

La société coréenne est telle que la décrit l’écrivain Yann Moix: non aggressive mais violente. C’est pour s’en protéger et non par pure vénalité qu’au moment de se marier, l’argent compte plus qu’en France.

 

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Anniversaire

Qu’il est regrettable pour les étrangers s’intéressant à la Corée, que le principal journal anglophone du pays, le Korea Herald, soit d’un niveau encore plus médiocre que la plupart des médias en langue coréenne, dont la qualité laisse déjà à désirer.

Alors qu’on pensait avoir été abreuvé des moindres détails de l’anniversaire de Lee Keun-hee, chairman du groupe Samsung, fêté en grande pompe au Shilla hotel, propriété du groupe et dirigé par Lee Boo-jin, fille aînée du chairman, le Korea Herald n’en a visiblement pas eu assez et nous rapporte dans un article en page d’accueil de son site web des compléments d’informations précieux : le lendemain de cette fête d’anniversaire réussie et avant la fermeture temporaire de l’hôtel pour cause de travaux de rénovation, la fille du patron de ce conglomérat qui contrôle 20% du PIB coréen aurait réuni tout le personnel de l’hôtel et leur aurait offert un repas où pour une fois, les managers de l’hôtel faisaient le service pour le petit personnel.

Sans oublier de louer les talents de management de Lee Boo-jin, et de préciser que pendant les travaux, aucun personnel de l’hôtel ne sera mis à la porte, le journal rapporte que celle-ci aurait été émue jusqu’aux larmes, reconnaissante de la dévotion et des efforts de son personnel. Bref, nous ne pouvons nous empêcher d’être nous-mêmes gagnés par l’émotion devant tant de grandeur d’âme et d’humanité dont fait preuve le management de l’hôtel (donc de Samsung) et nous imaginons que c’est parce que toute la rédaction du Korea Herald fut tétanisée par l’émotion qu’il aura fallu mobiliser deux journalistes pour pondre ce qui doit être un copier-coller intégral des paroles d’un responsable de la communication de l’hôtel.

Si cet article a une vertu, c’est qu’il permet aux non coréanophones d’avoir un aperçu de la déférence avec laquelle la plupart des médias traitent les Chaebols et le groupe Samsung en particulier. Car dans un contexte de prise de conscience générale de la domination excessive des Chaebols sur l’économie coréenne, si vraiment on voulait traiter ce quasi-non-événement que constitue l’anniversaire du patron de Samsung ou des travaux que l’hotel dirigé par sa fille aînée est sur le point d’entamer, il y aurait mille et un angles beaucoup plus intéressants de le faire que celui de s’extasier devant la magnanimité des dirigeants de Samsung, à commencer par celui du coût d’une telle fête privée ou encore de l’identité de celui qui paiera l’addition.

Cet anniversaire de l’homme le plus puissant de Corée du Sud aurait pu être également l’occasion de se demander pourquoi 50% de l’économie coréenne et plus de 80% de ses exportations sont entre les mains d’une dizaine de groupes, eux-mêmes contrôlés par des familles qui se transmettent le pouvoir depuis trois générations grâce à des schémas opaques de participations croisées.

Non pas qu’il faille poser un regard inquisiteur sur tous les faits et gestes de familles, aussi puissantes soient elles, dans leurs sphères privées ou les soupçonner systématiquement d’être mal intentionnées. Mais au moins, faire preuve de vigilance et d’esprit critique lorsqu’on choisit d’en parler. Car à force de faire passer docilement tous les messages que les dynasties régnant sur l’économie sud-coréenne souhaiteraient voir diffusés pour soigner leurs images, le Sud se retrouverait rapidement avec une presse digne de celle du Nord.

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Oppa

Dans le désormais célèbre refrain “Oppa’n Gangnam style !” du hit planétaire de Psy, attardons-nous sur le terme “Oppa”.

La version simple d’abord: “Oppa” signifie grand-frère. Le grand-frère biologique bien entendu, mais également l’ami qu’on appellera grand-frère. Car nous sommes en Corée, une société où l’inférieur doit toujours appeler le supérieur par un titre honorifique : Président Kim, Docteur Park, Professeur Lee. Dès lors que l’âge est un élément déterminant des rapports hiérarchiques, il serait très mal venu d’appeler Mincheol, l’ami âgé d’un an de plus que soi, par autre chose que “Mincheol oppa”, soit “Grand-frère Mincheol”.

Mais si vous êtes de sexe masculin, gardez-vous d’appeler votre ami “Mincheol oppa”, car oppa désigne le grand-frère d’une personne de sexe féminin et dans son acception plus large, son ami ou son petit ami plus âgé. C’est ce dernier cas qui s’applique pour le “Oppa’n Gangnam style” qui signifie “ton mec est (=je suis) Gangnam style”.

Grand-frère biologique, ami proche, petit-ami… Autant de relations, toutes intimes mais toutes de nature différente que couvrent les nombreuses nuances de “Oppa”: si un beau jour, la belle coréenne à qui vous faites les yeux doux vous appelle “Oppa”, c’est que vos efforts ont porté leurs fruits et qu’elle se considère déjà dans une certaine mesure comme votre petite amie. Si par contre, lassée qu’elle reste indifférente à vos avances, vous décidez de lui déclarer votre flamme, ce à quoi elle vous rétorque: “mais tu sais, j’ai toujours pensé que nous étions comme “Oppa – Dongsaeng”, c’est qu’elle déclare vous considérer comme un grand-frère biologique (Dongsaeng” signifiant petit-frère ou petite-soeur) , bref c’est l’excuse classique dont l’équivalent français serait “mais je t’ai toujours considéré un peu comme un frère”, pour refuser poliment vos avances.

La subtilité d’utilisation de “oppa”, n’est qu’un aperçu de la complexité des règles de formalisme à respecter lorsqu’on s’adresse à autrui dans la société coréenne, y compris au sein de la famille. Avant d’interpeller un oncle, une cousine ou une belle-tante, alors qu’il suffirait au Français de se rappeler les prénoms de chacun, le Coréen devra trouver le particule adéquat déterminé en fonction des rapports hiérarchiques qu’instaurent les différences d’âge et de sexe: chaque oncle ou tante aura ainsi une dénomination différente selon son âge relatif et selon qu’il ou elle sera du côté du père ou de la mère. Ces rapports hiérarchiques peuvent être très subtils: imaginons que votre épouse ait un grand-frère plus jeune que vous. Vous serez quand même tenu de l’appeler “grand-frère” parce que c’est son âge relatif à celui de votre épouse qui prévaut.

Ces règles sont parfois si complexes que même les Coréens s’y perdent. Supposons que ce même beau-frère soit marié. Demandez à un Coréen comment appeler cette belle-soeur par alliance: il se grattera la tête, risquera une réponse hésitante, pour finalement avouer que lui-même n’est pas très sûr de la réponse.

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