On connait maintenant les deux finalistes de la course à la présidentielle en Corée, dont les élections auront lieu dans moins d’un mois. Ils étaient trois jusqu’à présent: Park Geun-hye, candidate du parti de centre droit au pouvoir ; Moon Jae-in candidat du principal parti d’opposition de centre gauche, ancien avocat défenseur des droits de l’homme et ancien membre du cabinet du Président Roh Moo-hyun; enfin Ahn Cheol-su, entrepreneur multi-millionnaire, professeur et philanthrope, candidat indépendant entré en politique sur le tard et porté par un électorat assez hétéroclite mais plutôt jeune et lassé de la classe politique actuelle.
L’issue de cette course à la présidentielle semblait assez simple: si Ahn et Moon, les deux candidats de l’opposition, arrivaient à unifier leur candidature à partir d’une plateforme commune comprenant notamment la volonté de battre le camp conservateur, de lutter contre les inégalités sociales et d’adopter une approche plus conciliante vis-à-vis de la Corée du Nord, alors ce candidat unique aurait de sérieuses chances de l’emporter. Si par contre les deux s’évertuaient à maintenir leur candidature alors les électeurs voulant l’alternance se répartiraient dans des proportions trop similaires pour que l’un des deux ait une chance de l’emporter face au candidat unique de la droite car, rappelons-le, le président coréen est élu pour cinq ans lors d’un suffrage direct à un seul tour.
À quelques semaines des élections, on pourrait penser que le plus dur est fait pour l’opposition, dans la mesure où Ahn Cheol-su déclara vendredi dernier qu’il se retirait de la course à la présidentielle. La voie semble libre pour l’autre candidat de l’opposition, Moon Jae-in, qui devrait fédérer autour de lui tous les opposants au camp des conservateurs. Mais il n’en est absolument rien: on peut difficilement interpréter le retrait de Ahn comme un désistement en faveur de Moon mais plutôt la conséquence de l’impossibilité des deux camps d’arriver à un accord de gouvernement qui aurait permis de présenter une candidature unifiée.
Ca n’est pourtant pas faute d’avoir essayé: les dernières semaines ont été remplies de rencontres et pourparlers intenses émaillés de pressions diverses, fuites à la presse, volte-face, suspensions, tentatives avortées de consultation publique par voie de sondage, etc. La pression fut énorme autour des deux candidats pour arriver à un accord: jeudi dernier un cinquantenaire se suicidait même en laissant une note implorant Ahn et Moon de s’entendre. Mais à quelques jours du dépôt officiel des candidatures, les positions des deux camps n’étaient pas réconciliées: Moon et ses partisans mettant en valeur son expérience, et le soutien du principal parti d’opposition pour faire de lui le meilleur représentant du camp progressiste et le plus apte à gouverner, tandis que Ahn et les siens avançaient son indépendance, son charisme au delà des clivages politiques traditionnels pour justifier qu’il soit le meilleur des deux candidats pour battre la candidate conservatrice Park Geun-hye.
C’est suite à cette impossibilité d’arriver à un compromis, que Ahn en prit acte publiquement vendredi dernier et par conséquent, déclara son retrait de la course afin de préserver mathématiquement les chances d’une alternance politique.
Difficile de prédire si ce soutien par défaut suffira pour qu’un nombre suffisant des sympathisants de Ahn rejoignent le camp de Moon, d’autant que les soutiens du premier dépassaient les traditionnels clivages partisans: un certain nombre d’entre eux pourraient être tentés de rejoindre l’autre camp avec lequel leurs convictions politiques traditionnelles seraient le plus en phase. Les sondages donnent pour l’instant les deux candidats restants au coude à coude.
Difficile également d’interpréter les motivations réelles derrière cet apparent acte de sacrifice de Ahn pour le bien de l’alternance politique. Est-ce la fin de sa courte aventure politique, ou est-ce au contraire le retrait tactique d’un homme qui fait de plus en plus le choix d’une carrière politique ? Car il passe son tour cette fois-ci, mais il pourrait apparaître comme le recours de choix cinq ans plus tard, surtout si le gagnant de ces élections-ci déçoit.
lire le billetLes “3C”, pour Coopération, Concurrence et Créativité, sont, d’après le Ministre coréen des finances, les raisons du fulgurant succès de Gangnam Style. Et moi qui pensais que ce succès était dû à une danse du cavalier marrante et addictive, à un Asiatique excentrique ne se prenant pas trop au sérieux et à la puissance de YouTube… Mais non, le succès de Gangnam Style viendrait des 3C: la coopération se reflèterait dans la synchronisation des mouvements des danseurs, la concurrence du marché de la K-pop créerait une saine émulation rendant possible un tel hit, enfin la créativité sous-tendrait l’ensemble de son processus de production.
Comme la vacuité des propos n’a jamais effrayé aucun homme politique, surtout lorsqu’il s’agit de se rattacher à un succès planétaire, et comme il y aura toujours un journaliste pour reprendre n’importe quel lieu commun pourvu qu’il sorte de la bouche d’un homme politique, ce concept fumeux a quand même fait l’objet d’une dépêche Reuters.
Et pourtant il y aurait tant à dire pour un membre du gouvernement coréen au sujet du succès de la K-pop. Non, la “coopération” des danseurs lorsqu’ils miment en rythme un cavalier imaginaire n’y est pour rien. Si c’était le cas, il faudrait qu’on m’explique pourquoi les Arirang Mass Games de Corée du Nord, dont les participants sont bien plus “coopérants” que les danseurs de Gangnam Style, ne sont pas en compétition pour la course au milliard de vues avec Psy et Justin Bieber sur YouTube.
La concurrence n’y est pas non plus pour grand chose dans le succès de Gangnam Style, en tout cas pas plus que pour n’importe quel autre tube planétaire, vu qu’elle est présente partout ailleurs et particulièrement féroce dans l’industrie de l’entertainment.
Le troisième “C” est lui plus pertinent. Car oui, le chanteur Psy a dû faire preuve de créativité pour exploiter sa plastique non conforme aux standards “Ken – Barbie” en vigueur sur la scène pop coréenne. D’où l’excentricité, la dérision, et l’humour dont fait preuve le chanteur, qui le distingue de ses confrères et consoeurs, et qui au final ne sont pas étrangers au succès international de Gangnam Style.
Ce qui ne veut pas dire qu’à part Psy, la K-pop manque de créativité. Au contraire, cette créativité fut essentielle pour le succès de la K-pop en général, mais elle n’est pas forcément là où on l’attend le plus et c’est sur ce sujet qu’en tant que Ministre des finances coréen, il aurait été intéressant de s’attarder.
De prime abord, il y a mille et une raisons légitimes d’aimer la K-pop mais pas celle de la créativité. Les fans de K-pop hurleront peut-être au blasphème, mais il faut quand même admettre que les girls-bands ou boys-bands coréens peuvent être perçus comme étant à la musique ce que les romans de gare sont à la littérature: en nombre, interchangeables, à durée de vie très limitée, au contenu standardisé, divertissants, superficiels, etc. Ce qui se passe sur scène est donc tout sauf créatif, mais si l’on prend l’industrie dans son ensemble, et si l’on revient sur l’évolution de ce genre musical au cours des 20 dernières années, on comprend en quoi la K-pop a fait preuve d’innovation pour aujourd’hui connaître un engouement planétaire.
D’abord, il faut rappeler que la K-pop n’a attendu ni YouTube, ni les fans du monde entier pour bien se porter. Jusque la fin des années 90, c’est une industrie prospère reposant essentiellement sur un marché local, offrant un catalogue de genres musicaux et d’artistes qui, s’ils sont quelque peu influencés par les courants musicaux extérieurs, sont assez lourdement adaptés pour un public coréen dont les goûts musicaux restent, à l’exception notoire de la musique classique, très autocentrés. Je me souviens par exemple d’un engouement général des Coréens pour la musique Reggae au début des années 90. Sauf que pratiquement personne n’écoutait ni Bob Marley, ni Israel Vibration mais ceci:
Lorsqu’on compare ce clip vidéo avec celui de n’importe lequel des groupes de K-pop actuels, on réalise les progrès qualitatifs immenses accomplis par l’industrie musicale coréenne. Certes, mais ces progrès résident surtout dans la capacité à assimiler et intégrer les influences et techniques musicales étrangères, à se sophistiquer pour séduire un public à la fois oriental et occidental: bref, on ne peut pas parler de réelle créativité ou d’innovation. Lorsqu’on pense au modèle de développement économique coréen dans son ensemble, on se rend compte que l’industrie musicale coréenne n’a même plus rien du tout d’original dans la mesure où elle a calqué son développement sur celui du pays tout entier: se faire la main sur un marché intérieur captif, apprendre et intégrer les “best practices” étrangers, puis finalement lancer à l’export une offre ultra-compétitive.
Sauf qu’à la différence d’autres secteurs d’activité économique, l’industrie de la musique a connu – connaît toujours – une crise majeure depuis le début des années 2000. Avec l’avènement des technologies numériques, la musique se dématérialise et avec elle, les revenus des ventes de CD que n’arrive pas à compenser la vente de musique en ligne trop facilement piratée. L’industrie musicale coréenne ne fut pas épargnée par cette rupture technologique que le pays accueillit à bras ouvert, de sorte que dès le début des années 2000, les connexions Internet haut-débit étaient généralisées. Ainsi, les ventes annuelles de CD passèrent de 400 mds de wons en 1999, à 108 mds de wons en 2005.
Alors que les professionnels du secteur de la musique du monde entier s’efforçaient de défendre un support musical et un modèle économique déjà pratiquement obsolètes, la Corée comprit avant tout le monde qu’il ne servait à rien d’aller à contre-courant d’un bouleversement inéluctable provoqué par une révolution technologique majeure: il fallait l’accepter, comprendre les nouveaux contexte et enjeux, puis innover afin de trouver un nouveau modèle économique viable.
Et les innovations se succédèrent: de nouveaux supports musicaux furent testés tels que les “ringtones”, sonneries de téléphones portables ou les ringback tones, musique remplaçant la tonalité d’attente. De nouveaux modèles économiques virent également le jour. En 2004, le service melON proposé par SK Telecom, offrait déjà un riche catalogue de musiques en streaming disponibles à partir de son ordinateur ou de son mobile, contre un abonnement mensuel.
Cette même année, les ventes de ringtones en Corée dépassaient déjà celui des CD, tandis que les ventes de musique en ligne compensaient progressivement le manque à gagner dû à la disparition des ventes physiques. Cet effort d’innovation avant tout le monde permit aux acteurs coréens de fidéliser suffisamment leur clientèle locale, et ainsi résister à l’entrée brutale de géants des technologies et du web tels qu’Apple iTunes ou Amazon dans le marché de la musique.
Surtout, l’industrie musicale coréenne comprit avant tout le monde qu’à l’ère du numérique, la valeur ne résidait plus dans les millions de copies, qu’elles soient sous la forme d’un CD ou d’un fichier électronique, d’un même album, mais dans la création de stars capables de capter puis entretenir une relation privilégiée avec une communauté de fans. C’est pourquoi les labels coréens sont aujourd’hui plus des agences spécialisées dans le repérage, la formation et la gestion de jeunes talents pour en faire des stars, que des maisons de disques.
Bien sûr l’un des objectifs pour le label est de produire des albums, mais à l’heure du numérique, cette activité ne peut plus être la source de revenu principale: le consommateur est de moins en moins enclin à acheter une copie de chanson qu’il peut facilement trouver sur Internet, alors qu’il sera prêt à payer le prix pour participer à un concert exclusif de sa star préférée, à regarder une fiction dans laquelle elle apparaît, ou encore acheter parmi plusieurs produits concurrents celui promu par sa star.
Il faut donc promouvoir la star plus que son album. C’est pourquoi la plupart des labels coréens ont très vite adopté une politique très laxiste du respect de leurs droits d’auteur sur YouTube pour adhérer au principe de partage gratuit qui y prévaut. Ils ont ainsi laissé se propager, voire même encouragé les copies, les reprises parodiques, les remix, afin de privilégier la valeur de la star plutôt que celle de ses chansons: politique sans laquelle le buzz incroyable de Gangnam Style n’aurait peut-être pas vu le jour.
Certes le succès de la K-pop repose sur des voix parfaitement accordées, des chorégraphies parfaitement synchronisées, des corps parfaitement sculptés, des stratégies marketing parfaitement planifiées et exécutées. Mais il trouve également son origine dans la capacité dont a fait preuve l’industrie musicale coréenne pour accepter rapidement la fin d’un modèle et en imaginer un autre, adapté aux bouleversement apportés par les technologies numériques: une démonstration impressionnante de créativité et d’innovation conduite par une industrie toute entière et qui illustre la remarquable capacité de résilience, de réactivité et d’innovation des Coréens. Bref une histoire parfaite à raconter à un journaliste pour un Ministre coréen.
lire le billetIncheon, ville côtière située à 50km à l’ouest de la puissante capitale Seoul, n’aurait pu être qu’une grande banlieue anonyme de cette dernière, elle n’était d’ailleurs qu’un village de 5000 pêcheurs à la fin du 19ème siècle. Elle est pourtant aujourd’hui la troisième ville de Corée avec 2,8 millions d’habitants, soit plus que la population de Paris intra-muros.
C’est que Incheon présente un avantage majeur: son emplacement stratégique fait d’elle le principal point d’accès à Seoul, et donc à la Corée. Depuis le 19ème siècle, Incheon accueille la plus grande communauté chinoise du pays, venue par bateau de côtes chinoises distantes de quelques centaines de kilomètres. Pendant la guerre de Corée, c’est cet emplacement stratégique qui fut mis à profit par le Général Mac Arthur pour réussir le débarquement des forces de l’ONU, puis la reprise de Seoul aux Nord-coréens et la reconquête de la péninsule.
Aujourd’hui, Incheon accueille non seulement le deuxième port de la Corée derrière Busan, mais également l’aéroport international qui depuis 2002, a remplacé le vieillissant aéroport de Gimpo pour relier Séoul au reste du monde. Pour bien réaliser l’importance de cet aéroport il se rendre compte qu’à moins de prendre le bateau des côtes japonaises ou chinoises, l’avion est le seul moyen de transport permettant d’accéder à la Corée, qui est entourée d’eau à l’ouest, au sud et à l’est, et bloquée par la frontière la plus militarisée du monde au nord. Incheon est ainsi devenu le passage obligé de quelques 5,7 millions de voyageurs qui tous les ans arrivent ou partent de Corée à partir d’un aéroport parmi les plus performants au monde : une manne pour Incheon.
Symbole de cette ouverture au monde la première zone économique franche du pays est crée à Incheon. Joyau de cet Incheon Free Economic Zone (IFEZ), la construction de Songdo, une ville bâtie ex-nihilo à partir de 610ha de terres gagnées sur la mer. Financée par le promoteur immobilier Gale International, la banque d’affaires Morgan Stanley, le Chaebol Coréen Posco et la municipalité de Incheon, Songdo constitue le plus grand projet de développement immobilier privé au monde et devrait engloutir plus de 35 milliards de dollars jusqu’en 2016, date d’achèvement de ce projet pharaonique.
Songdo c’est la ville du future, comme l’imaginent les Coréens: hyper connectée bien sûr, grâce à un réseau fibre haut débit couvrant chaque centimètre carré de la ville et installé par Cisco, qui a également équipé chaque bureau, chaque appartement d’un système de vidéo-conférence, afin de limiter au plus les déplacement inutiles. Mais Songdo sera plus que simplement hyper connectée, elle sera “smart” grâce à un réseau de capteurs incrustés dans tous les bâtiments et chaussées de la ville et permettant de suivre en temps réel température, humidité, densité de la circulation, ou tout autre indicateur permettant d’optimiser la gestion de la ville et sa consommation d’énergie.
Car Songdo se veut également un modèle de développement durable avec 30% de sa surface dédiée à l’espace vert, des pistes cyclables en veux-tu en voilà, un système de tri de déchets ne nécessitant même plus de camion poubelle… Sans oublier l’éducation: une école internationale y a ouvert en partenariat avec la Chadwick School en Californie; la santé: un hôpital aux meilleurs standards internationaux y est installé; le divertissement: un golf 18 trou designé par Jack Nicklaus en personne a déjà accueilli son premier tournoi PGA…
Ses efforts seront-ils suffisants pour amortir les investissements pharaoniques et y attirer les 62 000 habitants et 300 000 “commuters” quotidiens? Pour l’instant la zone n’a réussi à attirer qu’un peu plus d’un milliard de dollars d’investissements étrangers. Mais signe que Songdo a déjà réussi à bâtir une réputation à la hauteur de ses ambitions, l’ONU a décidé d’établir le siège de son nouveau Green Climate Fund à Songdo, alors que des villes comme Genève ou Bonn étaient candidates.
L’ambition d’Incheon ne se limite pas à Songdo: en 2014, la ville accueillera les Jeux Asiatiques, entraînant la construction d’un nouveau stade, d’une nouvelle ligne de métro et d’autres aménagements significatifs afin d’accueillir au mieux les athlètes de toute l’Asie. Vers 2030, Incheon compte achever “8-City”, un projet à 290 milliards de dollars de création d’un site de tourisme et divertissement capable de rivaliser avec Macau, Dubai ou Las Vegas. Le projet prévoit casinos, hotels de luxe, shopping malls géants ou encore un circuit de formule 1 afin d’attirer tous les ans quelques 130 millions de visiteurs, pour la plupart chinois.
Bien sûr il va falloir sécuriser les financement privés et publics, définir un plan d’aménagement et faire sortir de terre un à un tous les bâtiments qui constitueront 8-City, enfin surtout, rentabiliser tous ces efforts. Mais les Coréens n’ont pas leur pareil pour annoncer des objectifs qui semblent insensés: c’est peut-être un peu leur manière d’avancer car en faisant son maximum pour tenter d’atteindre des objectifs irréalistes on finit toujours par en sortir un résultat qui n’en reste pas moins impressionnant.
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