Nun-chi – 눈치

Nun-chi n’a pas de traduction en Français et pourtant il faut comprendre ce mot pour comprendre comment fonctionne la société coréenne. Littéralement “Nun” (prononcez “noune”) signifie “oeil”, et “chi” (prononcez “tchi”) est une unité de mesure coréenne. Avoir du “Nun-chi”, c’est donc être capable de mesurer avec les yeux, c’est à dire évaluer en regardant: en d’autre terme comprendre ce qui se passe en silence et en déduire ce que l’on doit faire.

Beaucoup de messages sont communiqués en silence en Corée: on préfère écrire plutôt que parler, il suffit de voir à quel point les Coréens préfèrent le texto à la messagerie vocale; on préfère comprendre en observant plutôt que demander, de même qu’on préfère se faire comprendre implicitement plutôt que s’exprimer. D’où l’importance d’avoir du nun-chi, sorte d’intelligence émotionnelle à la coréenne, afin de ne pas passer à côté de ce qui régit l’essentiel des relations sociales entre Coréens.

Si bien que dire de quelqu’un qu’il n’a pas de Nun-chi (“Nun-chi oepda”, “눈치 없다”) fait partie des commentaires péjoratifs, insultants même, car on insinue que la personne désignée manque de cette qualité essentielle pour se mouvoir correctement dans la société coréenne. Car les informations que l’on capte grâce au Nun-chi et qui nous permettent de ne pas commettre d’impair n’émanent pas seulement de la simple observation des autres, mais de la mise en perspective de l’humeur des autres avec les rapports hiérarchiques qui régissent la société coréenne.

On ne s’attardera pas ici à faire une description exhaustive de ces rapports hiérarchiques complexes, mais on pourra les résumer à trois principes fondamentaux: respect de l’âge, respect de l’homme (du mari en particulier), respect du lettré. Le Nun-chi, c’est ce qui permet à chacun de se comporter conformément à son rang hiérarchique en donnant, sans y être explicitement contraint, ou en recevant, sans avoir à le demander ouvertement, un traitement approprié. Bref, c’est un peu le lubrifiant qui permet de faire fonctionner sans à-coup, un ordre social rigide. Ne pas avoir de Nun-chi, c’est donc non seulement manquer de sensibilité, de perspicacité, mais c’est aussi d’une certaine façon manquer d’éducation, ou bien faire preuve d’insolence.

Concrètement, manquer de Nun-chi c’est par exemple faire comme mon interlocuteur d’une PME coréenne lors de notre dernière réunion chez eux. Celui-ci m’accueillit dans la grande salle de réunion et puisque je m’asseyais en coin de table, lui choisit de se mettre à côté de moi, à la place normalement dédiée au “Chairman”. Sauf que le Chairman en question décida de se joindre à nous une heure plus tard: quand il entra dans la salle de réunion et vit son subalterne assis à la place qui lui revenait de droit, son sang ne fit qu’un tour et il réprimanda devant moi ce collaborateur qui décidément, manquait sérieusement de Nun-chi.

Dans la sphère privée également le Nun-chi est un élément essentiel des relations appaisées. C’est sur ce critère que de nombreux beaux-parents jugeront leur belle-fille: dans quelle mesure celle-ci sera capable de devancer leurs attentes, de s’assurer de leur confort sans qu’ils aient à le réclamer, par exemple lorsqu’ils sont tous réunis pour un repas de famille. Dire de leur belle-fille qu’elle a le Nun-chi rapide (“Nun-chi pareuda” – “눈치 빠르다”) fait partie des meilleures compliments que les beaux-parents puissent lui faire.

Si le Nun-chi a tant d’importance, c’est parce que plus le Coréen est d’un rang hiérarchique élevé, plus ce qui importe est qu’il ne perde pas la face. Tenir son rang est avant tout histoire d’apparences et notamment de ne pas apparaître en position de demandeur vis-à-vis des autres: d’où l’importance qu’on réponde à ses attentes sans qu’il ait à quémander, bref d’être en présence de personnes dont le Nun-chi est affuté.

lire le billet

Copier-coller

Toute l’histoire du développement économique de la Corée résumée en un cliché: au premier plan une grosse berline qui ressemble à s’y méprendre à un modèle allemand mais qui en fait est “Made in Korea” du fait d’un accord entre les constructeurs Ssangyong, et Mercedes. Longtemps, le consommateur coréen n’a eu accès qu’à cette pâle copie de la berline allemande, l’originale étant réservée à une infime élite tant ses tarifs étaient prohibitifs.

Qu’importe: on racontait au conducteur coréen que la copie était (presque) aussi bien que l’originale, avec l’avantage d’être moins chère et surtout d’être fabriquée en Corée. Acheter une Ssangyong, c’était donc faire preuve de patriotisme et tant pis si cette berline coréenne était moins jolie ou fiable que l’Allemande: encore faudrait-il en voir sur les routes pour pouvoir s’en rendre compte.

Depuis le début du millénaire, les choses ont changé: les berlines de luxe allemandes ou japonaises sont légions dans les rues de Séoul depuis que le pays a progressivement ouvert ses frontières aux constructeurs étrangers. Mais entre temps les constructeurs coréens ont pu grandir grâce à leur chasse gardée que représentait le marché coréen. C’est parce que l’industrie automobile coréenne fut protégée de la concurrence internationale qu’elle put se développer rapidement et aujourd’hui, proposer des berlines qui n’ont plus rien à envier à celles de leurs concurrents européens, japonais ou américains.

Copier ce qui marche, tester sur son marché pour s’améliorer, puis égaler, voire dépasser l’original. Est-ce parce que le succès économique de la Corée commence par la copie que personne ne s’étonne ici que n’importe quelle devanture reprenne librement n’importe quel logo? Ainsi ce PC-Room (Internet Café) en arrière plan de la photo, baptisé Apple.

lire le billet

Présidentielles coréennes: le billard à trois bandes

De g. à d.: Park Geun-hye, Moon Jae-in, Ahn Cheol-su

 

L’élection présidentielle en Corée, c’est un mélange des modes de scrutin français et américain. Comme aux Etats-Unis le Président est élu lors d’un scrutin à un seul tour, mais comme en France il est élu au suffrage direct. Comme aux Etats-Unis, le Président est issu de l’un des deux principaux partis de gouvernement, le New Frontier Party plutôt à droite et actuellement au pouvoir, ou le Democratic United Party plutôt à gauche, mais comme en France il arrive souvent qu’un troisième homme vienne jouer les trouble-fête dans le traditionnel duel bi-partisan.

En 1987, lors des premières élections démocratiques suite aux révoltes étudiantes contre trois décennies de dictature, le candidat du pouvoir en place, Roh Tae-woo, eut la chance d’avoir face à lui une opposition divisée entre les partisans de Kim Young-sam, et ceux de Kim Dae-jung. Roh remporta les élections avec 36% des voix, contre 27% pour Kim Young-sam et 26% pour Kim Dae-jung, alors que si les opposants s’étaient entendus, l’alternance aurait joué en leur faveur.

25 ans plus tard, les acteurs et les enjeux ont changé mais la configuration des élections de décembre prochain rappelle celle de 1987, avec trois candidats en présence dont on ne peut présager lequel sortira victorieux. Park Geun-hye est la candidate de la majorité sortante conservatrice. Elle apporte un vent de nouveauté car elle serait la première femme Présidente, mais elle rappelle aussi le passé autoritaire qu’a connu le pays, étant la fille de Park Chung-hee, sous le règne duquel la Corée connut son décollage économique mais également une répression sanglante de l’opposition.

En face, le parti d’opposition a élu son candidat en la personne de Moon Jae-in, avocat pour les droits de l’Homme entré en politique lors de la campagne présidentielle victorieuse de Roh Moo-hyun en 2002, dont il fut nommé directeur de Cabinet.  Moon est le profil classique de l’homme politique du parti d’opposition: lutte contre la dictature jusqu’à la fin des années 80, puis exercice du pouvoir avec son lot habituel d’espoirs et de déceptions suscités auprès d’un électorat de plus en plus mature face à la vie démocratique et donc lucide, voire résigné, quant aux effets de l’alternance politique.

C’est dans ce contexte qu’arrive Ahn Cheol-su. En plus d’être un entrepreneur high-tech à succès puis professeur à l’université et philanthrope, c’est parce que Ahn est nouveau venu en politique, en dehors des appareils de partis, qu’il plaît. Son discours, populiste pour les uns, novateur pour les autres, est axé sur la lutte contre les inégalités économiques et sociales qu’a provoqué le modèle de développement coréen. Son jugement est particulièrement sévère à l’encontre de l’archi-domination par les Chaebols, les conglomérats coréens, de l’économie coréenne: néfaste à l’innovation, à la libre concurrence, et à l’équité sociale selon lui.

Pour les deux opposants au parti au pouvoir que sont Moon et Ahn, la problématique est aussi simple que la solution difficile à trouver: si l’un ne se désiste pas en faveur de l’autre, alors le scénario de 1987 se reproduira. Les sondages le confirment qui créditent dans ce cas de figure d’une victoire de Park Geun-hye avec 40% des voix. Il faut donc trouver un accord pour unifier ces deux candidatures mais lequel? Si Ahn a longtemps nettement devancé Moon dans les sondages, ce dernier a rattrapé son retard, au point de faire jeu égal aujourd’hui. Les partisans de Moon avancent un autre argument en faveur du désistement de Ahn: celui-ci n’a pas de parti politique, sans l’appuis et les ressources duquel il serait impossible de mener une campagne victorieuse. Dès lors qu’il n’est pas envisageable pour le Democratic United Party de lâcher Moon, son candidat démocratiquement élu lors de primaires pour un candidat indépendant, il ne resterait plus qu’à Ahn de laisser le champ libre à Moon.

Evidemment, le raisonnement de Ahn est exactement inverse: c’est justement parce que Ahn est un candidat indépendant, libre de toutes contraintes liées aux querelles politiciennes, qu’il est en phase avec l’électorat coréen. D’ailleurs les sympathisants de Ahn transcendent les clivages politiques traditionnels pour rassembler une partie de l’électorat conservateur qui retournerait vite du côté de Park s’il advenait que Ahn intègre le parti d’opposition ou s’efface en faveur de Moon.

Pour Park, une configuration à trois est évidemment la plus confortable. Dans le cas d’une candidature unifiée de l’opposition, elle est donnée perdante quel que soit le candidat. Mais c’est une femme politique redoutable. Surtout, les écarts sont si serrés que rien n’est joué. C’est pourquoi elle s’efforce d’adopter une posture rassembleuse: en tapant aussi sur les Chaebols (le “Chaebol-bashing” est une tendance à la mode lors des campagnes électorales mais s’éteint rapidement par la suite), et en prenant ses distances par rapport à l’héritage autoritaire de son père.

 

lire le billet

Joseph, son béret, sa baguette

Les clichés ont la peau dure, notamment celle du Français dans l’imaginaire du Coréen et sûrement de beaucoup d’autres étrangers, fidèlement représenté par “Joseph” dans cette affiche publicitaire pour un médicament antihistaminique antiallergique mondialement connu.

Joseph donc, la cinquantaine, se voit orné d’un béret, tenant un sac de baguettes à la main. On parierait sa fortune que l’allergie de Joseph ne l’empêchera pas d’aller se siffler un ballon de rouge avant de rejoindre bobonne.

Il y a deux enseignements à tirer de cette publicité. L’un, réjouissant, est que de tous les pays qui composent l’Europe, ce soit la France qui fût choisie par les publicitaires coréens pour représenter le vieux continent. L’autre enseignement, moins plaisant, vient de la comparaison entre notre représentant français et ceux des autres pays figurant sur cette affiche. L’Américain (James), la Chinoise (Meïlan) et la Russe (Anna) paraissent outrageusement plus jeunes et dynamiques que notre malheureux Joseph: clairement l’allergie n’est qu’une contrariété passagère dans leurs courses vers un avenir plein de promesses et de réussites, alors que pour Joseph, cette allergie semble une contrariété de plus dans une vie rythmée par la diminution de sa pension de retraite…

 

lire le billet