Nous savons si peu de choses sur la Corée du Nord que nos maigres certitudes se résument à quelques lignes directrices: il s’agit d’un régime stalinien totalitaire, fortement empreint de confucianisme, qui a forgé son identité à partir d’une idéologie, le “Juche” qui prône l’autosuffisance, et qui s’est maintenu au pouvoir par une répression et un contrôle sans répit de sa population.
Le problème, c’est que même ces traits basiques sont battus en brèche par l’argumentation éloquente de Brian Reynolds Myers, professeur à l’université de Dongseo à Busan, où il y est en charge du département d’études internationales, et expert sur la Corée du Nord. Dans son récent ouvrage traduit en Français, “La race des purs” (titre original: “The Cleanest Race”), dont je conseille vivement la lecture, Myers démonte une à une toutes nos (maigres) idées préconçues sur la question nord-coréenne.
Pour Myers La Corée du Nord est tout sauf marxiste léniniste, tout comme ses dirigeants sont à l’opposé de la figure paternaliste et autoritaire de tradition confucéenne. Ces deux facilités de vues seraient des leurres dans lesquels se perdrait la quasi-totalité des “experts” sur la Corée du Nord. Et pour le démontrer il a étudié ce que peu d’autres ont fait: le contenu de la propagande que le régime sert à son peuple, bien distincte des discours officiels destinés aux étrangers. Seule cette étude de l’ensemble des contenus domestiques qui constituent la propagande interne (slogans, affiches, romans, films, BD, etc. que Myers englobe dans l’expression les “Textes”) permet de comprendre la nature de l’endoctrinement dont les Nord-Coréens sont l’objet depuis un demi-siècle et donc la vraie nature du régime ainsi que le lien qui l’unit à son peuple. Et ainsi, peut-être, répondre à une question fondamentale dans la compréhension de la Corée du Nord mais que personne ne s’est vraiment posée sérieusement: comment les Nord-coréens se voient-ils ?
La réponse détaillée figure dans l’ouvrage de Myers et je ne peux qu’encourager à le lire, pour mieux comprendre l’entretien ci-après que Myers à bien voulu m’accorder.
Gazette de Seoul – Pouvez-vous nous dire tout d’abord d’où vient votre intérêt pour la Corée du Nord et quelle expérience de ce pays vous avez?
Brian Reynolds Myers – Je me suis intéressé à la Corée du Nord dans les années 80, en parcourant les documents nord-coréens qui s’amassaient dans la bibliothèque du département asiatique de la Ruhr University en Allemagne où j’étudiais. J’ai été diplômé avec une majeure en études soviétiques et une mineure en études coréennes alors que quelques mois après, le Mur de Berlin s’écroulait. J’ai alors décidé de réorienter mon travail sur la Corée du Nord. Je m’y suis rendu à trois reprises (sans y avoir connu d’incident particulier) en 2003, en 2008 et en juin 2011.
GdS – Dans votre ouvrage, vous expliquez que la propagande nord-coréenne est une réplique “coréanisée” de celle du Japon impérial car elle fut mise en place par les mêmes Coréens collabos qui sous l’occupation japonaise étaient en charge de la propagande de l’occupant. Vous ajoutez que les mythes fondateurs de la Corée (Dangun, et le Mont Baekdu) ainsi que le fondement racial de l’identité coréenne n’apparaissent vraiment qu’après l’occupation japonaise, en remplacement de la propagande japonaise qui affirmait que Coréens et Japonais partageaient le même sang. Est-ce à dire que l’approche identitaire coréenne basée sur la race n’existait pas avant l’occupation japonaise? Est-ce une idéologie importée du Japon?
BRM – Ne perdons pas de vue que les visions de l’Histoire du monde basées sur les races sont assez récentes et rares, au contraire de la xénophobie simple et de la méfiance de l’étranger qui sont vieilles comme le monde. Les théories sur les races n’étaient en aucun cas la norme, même dans l’Europe fasciste, comme l’attestent les nombreux Juifs fascistes dans l’Europe des années 20. Et en Corée, cette pensée n’avait aucune tradition quelle qu’elle soit. Les élites intellectuelles étaient confucéennes et Confucius était étranger au concept de race. Le Coréen éduqué se sentait d’ailleurs plus d’affinités avec le Chinois éduqué qu’avec le Coréen illettré employé de sa maison. Le terme Coréen signifiant race (minjok) est une traduction du mot sino-japonais “minzoku”. Donc non, les Coréens d’avant l’occupation japonaise n’avaient pas ce sentiment fort d’unité raciale qu’ils revendiquent aujourd’hui.
GdS – La même légende sur la fondation de la Corée est largement répandue en Corée du Sud, tout comme l’idée d’une race coréenne pure. Les régimes autoritaires de Corée du Sud ont-ils employé les mêmes mécanismes de propagande que le Nord?
BRM – C’est exact. Le même mythe d’un fondateur divin de la race coréenne a également pris forme en Corée. Tout comme la fabrication du mythe de l’occupation japonaise comme un temps où la masse unie luttait pour l’indépendance contre une petite clique de collaborationnistes. Peu de gens se rappellent aujourd’hui que les dictatures militaires du Sud pratiquaient une diabolisation quotidienne de leurs alliés américains. Du temps de Park Chung-hee et Chun Doo-hwan, les médias sponsorisés par l’Etat dépeignaient les Américains en voyous lubriques. On peut se demander comment ces dictateurs ont pu réussir à préserver l’hostilité envers le Nord dans un tel contexte, mais ils ont réussi en niant le caractère coréen de la Corée du Nord. On affirmait que le Nord était un satellite de l’URSS, ce qui était faux, et la propagande animée présentait Kim Il-sung et son entourage en animaux. Les Sud-Coréens qui ont grandi à cette époque vous diront avec le sourire qu’ils croyaient réellement que les Coréens du Nord avaient la peau rouge.
GdS – Vos idées sont très politiquement incorrectes pour les Coréens du Sud dans la mesure où vous dévoilez la théorie raciale (raciste?) qui forme le coeur de la propagande nord-coréenne mais qui est également largement répandue chez le Coréen du Sud moyen. Comment ceux-ci réagissent-ils à vos idées?
BRM – Il ne fait aucun doute que le Nord est plus extrême dans ses pensées raciales que le Sud, qui fait des efforts pour s’éloigner de ce genre de pensées, ne serait-ce que pour s’adapter à l’augmentation des familles multi-ethniques. Les Coréens du Sud célèbrent même des métisses Coréens tels que Hines Ward (ndlr: joueur de football américain professionnel de mère coréenne et de père noir américain, vainqueur et élu MVP du Superbowl 2005-06), chose qui provoque la colère du Nord. La Corée du Sud est l’un des rares pays au monde où les résidents étrangers peuvent voter lors des élections régionales. Et je n’entends plus personne me parler de la supériorité morale innée du peuple coréen, alors que c’était souvent le cas lorsque je suis arrivé pour la première fois à Seoul au milieu des années 80. Bref, je pense que les Coréens du Sud qui ont lu mon livre sont conscients que j’évoque un courant de pensée qui, bien que toujours important ici, est en déclin progressif.
GdS – L’aspect infantilisant de la propagande nord-coréenne figure parmi les nombreuses contradictions entre l’idéologie nord-coréenne et le marxisme léninisme que vous mettez en valeur. Les Coréens serait trop innocents pour survivre dans ce monde cruel sans la protection maternelle de leur leader. L’objectif n’est pas de grandir et se durcir mais de s’abandonner à la protection et aux directives du leader. La ressemblance avec les discours extrémistes religieux ou sectaires est frappante. Peut-on comparer la Corée du Nord à une secte à l’échelle d’un pays, ou à un Etat fondamentaliste religieux?
BRM – Nous savons aujourd’hui grâce à des anthropologues culturels tels que Otto Rank et Ernest Becker que toute culture est essentiellement religion dans la mesure où elle essaie d’introduire une dimension éternelle à nos si courtes vies. Tous les pays sont donc des sectes d’une manière ou d’une autre. Mon patriotisme ne m’empêche pas de constater le besoin de mes concitoyens américains d’idolâtrer leur leader, de croire qu’il aide les Etats-Unis à accomplir une mission qui perdurera après notre mort. Il suffit d’observer une conférence de presse à la Maison Blanche, spectacle toujours écoeurant ou vous verrez à peine moins de respect que ce dont les Coréens du Nord témoignent pour Kim Jong-il. Ce qui rend le cas nord-coréen spécialement intéressant, c’est le côté explicite du symbolisme familial, la mise a nu totale de tout ce “projet d’immortalité”. Les Etats d’extrême droite sont toujours très enthousiastes à faire appel aux plus bas des instincts humains. Je suis toujours surpris que les anthropologues ne fassent pas plus attention à la Corée du Nord comme cas d’école. La recherche sur la Corée du Nord profiterait énormément de leurs contributions.
GdS – Vous insistez sur le fait que la Corée du Nord ne s’appuie pas sur des valeurs confucéennes. Bien au contraire vu que les leaders projettent un amour maternel, à l’opposé du modèle d’enseignement patriarcal. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’égalité des sexes en Corée du Nord? Sont-ils plus avancés dans ce domaine que le Sud?
BRM – C’est difficile à dire. Les faits sont ambigus. Les hauts dirigeants sont presque exclusivement masculins et lorsqu’on voyage en Corée du Nord, il est rare de voir des femmes en position de pouvoir ou de gestion. Ceci est assez différent de la Chine où j’ai travaillé. Et bien que la culture politique est très riche en symboles centrés sur la mère, le Coréen du Nord reste beaucoup plus patriarche que son homologue du Sud. Les migrants me disent que le phénomène des femmes battues est endémique. D’un autre côté, les femmes profitent de l’avantage immense de ne pas avoir à être officiellement rattachées à un poste de travail. Ce qui leur permet d’entamer des activités de commerce, de sorte que dans de nombreux foyers, la femme gagne plusieurs fois le salaire de l’homme. En conséquence, les femmes divorcées n’auraient aucune difficulté à trouver un jeune second mari.
GdS – Vous expliquez que personne ne s’est attaché à étudier ce que les Coréens du Nord pensent, notamment parce que personne dans les think tanks américains ne parlent le Coréen. Qu’en est-il des centres de recherche et des services de renseignement de Corée du Sud?
BRM – Et bien je suppose que certains dans les think tanks aux US parlent le Coréen, mais la grande majorité des spécialistes de la Corée du Nord ne le parle pas. Le tourisme passe pour de l’expertise; on entend dire ici et là “untel est un grand expert de la Corée du Nord, il s’est rendu à Pyongyang à neuf reprises.” Imaginez qu’on appelle quelqu’un ne parlant pas Chinois un expert de la Chine parce qu’il s’est rendu plusieurs fois à Beijing! Donc notre domaine manque encore beaucoup de sérieux dans ce sens là; nous en sommes là où les sinologues étaient il y a un siècle. Pour ce qui est des Coréens du Sud, il lisent bien entendu plus de matériel nord-coréen. Le problème c’est qu’ils ne sont pas formés à la lecture critique, la philologie en d’autres termes, au lycée ou à l’université, et par conséquent ils ont une tendance exaspérante à prendre toutes les déclarations de la Corée du Nord pour argent comptant. Si un texte de propagande prétend: “Nous refusons de dépendre des autres pays,” les savants sud-coréens le prendront pour acquis, malgré le fait que la Corée du Nord a toujours été massivement dépendante d’aide étrangère pour sa survie propre.
GdS – Le réglement de la première crise nucléaire de 1994 semblait avoir déclenché un élan vers la paix: des rencontres de haut niveau se tenaient entre les Etats-Unis et la Corée du Nord, des négociations pour un sommet entre Kim Il-sung et le président sud-coréen de l’époque Kim Young-sam… Si Kim Il-sung n’était pas mort juste à ce moment les choses seraient-elles différentes aujourd’hui? Aurait-il considéré des alternatives à la politique du “Military first”?
BRM – Si Kim Il-sung n’était pas mort à ce moment là, le culte de sa personnalité se serait écroulé. C’est grâce à sa mort que Kim Jong-Il a pu sortir entièrement le culte de sa personnalité du champ économique. Je ne pense pas que Kim Il-sung aurait pu poursuivre une alternative à la politique du tout militaire. Maintenant que son économie s’est écroulée, la Corée du Nord ne peut pas dévier ses priorités sur des sujets économiques sans apparaître comme une version en plus pauvre de la Corée du Sud. Ce qui n’est pas une option viable.
GdS – Votre argumentaire va à l’encontre de l’opinion générale selon laquelle la Corée du Nord ne se risquera jamais à une guerre totale car elle signerait la fin du régime. Selon vous, la première priorité du régime est de préserver l’image des Etats-Unis comme l’ennemi éternel et hautement dangereux contre lequel le pays tout entier doit se mobiliser. Donc pour préserver cet ennemi, l’action militaire pourrait être envisageable?
BRM – L’Etat a besoin d’une tension constante et il a besoin d’un ennemi, ce que les Allemands appellent un Feinbild, afin de justifier la priorité des sujets militaires sur les sujets économiques. Cela n’implique pas nécessairement le déclenchement d’une guerre avec les Etats-Unis. le danger réside plus dans une démonstration militaire de force de la Corée du Nord qui un jour irait un peu trop loin et lui imposerait une guerre qu’elle ne voulait pas. Son objectif immédiat est plus de voir un gouvernement “progressiste” de retour au pouvoir à Seoul en 2013, de sorte que l’aide inconditionnelle reprenne. D’ici là la Corée du Nord pourrait s’attacher à ne pas commettre de brutalités qui pourraient renforcer les courants anti-Nord dans le Sud.
GdS – Que pouvez-vous nous dire du mythe en devenir de l’héritier du trône Kim Jong-un?
BRM – Nous ne savons pas grand chose à ce stade. Il est clair que le mythe est propagé par la propagande orale, les discours du parti, etc. et non dans les médias officiels qui ne disent toujours rien sur l’histoire de sa vie. D’après ce que je sais, on n’a pas encore dit explicitement aux Coréens du Nord que Kim Jong-un est le fils du leader actuel. Certaines rumeurs japonaises disent qu’on pourrait même le présenter comme le fils de Kim Il-sung! Je pense que ça ne sera pas le cas, mais rien dans les publications de la propagande n’empêcherait de prendre cette direction. Kim Jong-un est maintenant mentionné sur les dalles commémorant les déplacements de Kim Jong-il pour y promulguer ses “directives de terrain”. Et nous savons d’au moins un discours de parti qui a été exfiltré, qu’il est crédité du bombardement de Yongpyong l’année dernière.. Tout indique que le mythe le célébrera en des termes militaires; il est déjà mentionné comme Général ou Jeune Général. Ca n’est pas une très bonne nouvelle pour nous, parce qu’un tel profil pourrait avoir besoin d’une grande victoire d’une manière ou d’une autre pour légitimer complètement sa prise de pouvoir.
GdS – Vous êtes quelque peu pessimiste sur la perspective d’une réunification et vous pensez que les Coréens du Sud ne la souhaitent pas. Mais la lecture de votre livre nous apprend à quel point les Coréens du Sud et du Nord sont semblables dans de nombreux aspects du comportement ou du mode de pensée. Cette similarité ne l’emporterait pas au final?
BRM – Au final, la réunification viendra. Les Coréens du Sud rêvent de pouvoir éviter une expérience à l’Allemande simplement parce qu’il n’en veulent pas. Les Allemands de l’Ouest ne voulaient pas d’une telle réunification non plus, mais ils ont dû faire avec pour éviter un afflux massif d’Allemands de l’Est de l’autre côté de l’Elbe. La même chose arriverait à la Corée si le régime de Pyongyang s’écroulait. La frontière est minée bien sûr, mais vous aurez des militants chrétiens sud-coréens et autres ONG ramenant des bateaux entiers de Coréens du Nord. Seoul devra se résoudre à la réunification et à une aide massive pour les maintenir dans leur moitié de péninsule. Quand bien même, l’intégration sera un processus très difficile car si en Allemagne de l’Est le communisme était discrédité, le mythe de Kim Il-sung ne l’a jamais été et ne le sera jamais. Vous verrez alors les Coréens du Nord réclamant et obtenant qu’on maintienne les monuments à la gloire de Kim même dans une Corée unifiée. Et ils formeront un groupe monolithique d’électeurs tout comme nous voyons aujourd’hui la province de Cheolla voter à 95% pour le même candidat. Ajoutez à cela que la plupart des femmes de Corée du Nord viendront au Sud pour se marier, laissant des millions d’hommes chétifs, appauvris non éduqués et célibataires. Les problèmes sociaux seront énormes, ça ne fait aucun doute. Mais la réunification viendra de toute façon.
lire le billetPour sentir l’emprise des Chaebols, ces groupes diversifiés, véritables conglomérats tentaculaires, sur l’économie de la Corée, un calcul simple suffit: additionnez les chiffres d’affaires 2009 des 5 principaux chaebols, Samsung Group, Hyundai Motor Group, LG Group, SK Group et Lotte Group. Vous obtenez la bagatelle de 490 milliards de dollars, pour un PIB coréen de 833 milliards de dollars. Ces 5 Chaebols pèsent donc pas loin de 60% du PIB de la Corée.
Par comparaison, les chiffres d’affaires 2009 cumulés des 5 plus grands groupes français que sont Axa, Total, BNP Paribas, Carrefour et GDF Suez donnent la somme de 694 milliards de dollars, soit un 25% du PIB de la France (2 649 milliards de dollars).
Cette emprise des Chaebols est palpable dans tous les aspects de la société coréenne, à commencer par le quotidien des entreprises. Rares sont les PME qui ne soient pieds et poings liés aux Chaebols. Pour un patron de PME, s’assurer une activité pérenne et un chiffre d’affaires régulier n’est faisable qu’en devenant fournisseur régulier d’un Chaebol et ce à n’importe quelles conditions. Prix, délais, cahier des charges, modalités de paiement: tout est laissé au bon vouloir du Chaebol qui dicte ses conditions, peut en changer sans préavis en fonction de ses impératifs, et s’attend en plus à bénéficier des largesses en nature (généralement de deux sortes: golf à l’oeil et soirées arrosées, voire accompagnées) qu’il pense être naturellement en droit de réclamer à son fournisseur. Un peu comme un seigneur féodal qui aurait tous les droits sur ses terres où survivent quelques serfs.
La mainmise des Chaebols sur les médias est encore plus flagrante que leur emprise sur l’activité économique de la Corée. Car retirez aux médias l’ensemble des marques qui représentent 60% du PIB de la Corée, et il ne reste plus grand monde pour acheter des espaces pub. Bien entendu, tout ceci est difficilement prouvable mais les témoignages que l’on entend ici et là sur le fonctionnement des médias coréens et de leurs relations avec les Chaebols est édifiant. Ainsi ce cadre d’un Chaebol qui me racontait comment fonctionne la cellule veille de la direction de la communication corporate de son groupe:
“Tous les matins, la cellule veille scanne les nouvelles du jour et remonte les sujets problématiques à sa direction. Celle-ci prend son téléphone et appelle les rédactions concernées pour leur dire que tel article pose problème et leur rappeler le budget pub annuel dépensé chez eux.”
Ajoutez à ce moyen de pression simple et efficace le fait que la Corée est une jeune démocratie sans longue tradition d’indépendance de la presse et vous comprendrez pourquoi la qualité du journalisme est si médiocre en Corée. Un simple coup d’oeil au JT de 21h vous fera regretter l’impertinence d’un 13h de Pernaut: passés deux ou trois sujets sur le temps qu’il fait (trop chaud, trop froid, ou magnifique), vous aurez droit à quelques sujets sur la Corée du Nord avec parfois un peu de Chine et de US (Actualité internationale), puis quelques sujets politiques avant d’attaquer le coeur de l’actualité: la rubrique faits divers et chiens écrasés.
lire le billetEn cette année 2011, la péninsule coréenne a bel et bien un pied toujours englué dans le passé de la guerre froide. Ainsi cette décision du gouvernement de Séoul de relever le montant des récompenses pour qui signalerait des comportements suspects ou dénoncerait des espions nord-coréens. C’est donc une somme pouvant aller jusqu’à 350 000 euros qui m’attendrait si je transmettais aux autorités des informations en lien avec l’espionnage nord-coréen.
Il est impossible de savoir jusqu’à quel point la Corée du Sud serait infiltrée par les espions du Nord. Mais beaucoup jugent crédible l’hypothèse selon laquelle qu’un nombre non négligeable d’espions du Nord (certains avancent même le chiffre de 40 000), seraient infiltrés depuis longtemps et parfaitement intégrés à la société capitaliste du sud. Des espions dormants prêts à agir au cas où un ordre viendrait. Je conseille ici le très bon roman de l’auteur Kim Young-ah, l’Empire des lumières, qui imagine le destin de l’un de ces espions, installé depuis suffisamment longtemps au Sud pour y avoir bâti une parfaite couverture: un travail, une femme, une fille, une maîtresse même, et qui un beau jour est rappelé à son devoir par la Mère Patrie.
Dans les années 70 et 80, au plus fort de l’activité d’espionnage, la population entière était soumise à une campagne de vigilance et d’incitation à la délation à coup de slogans explicites (“signalons tout suspect”, “trouvons la lumière en dénonçant”): autant dire qu’il ne fallait pas parler coréen avec un accent du Nord un peu marqué ou avoir ses chaussures mouillées par la rosée du matin en période de couvre-feu. Ajoutez à cela que l’accusation d’espionnage ou de sympathie avec le Nord était un prétexte facile pour mâter les opposants au régime militaire de ces années, et vous comprendrez pourquoi, lors de ma première visite en Corée, mes parents m’avaient interdit de fredonner “l’International” que je venais d’apprendre dans un recueil pour enfants de grands airs connus.
S’il est difficile de savoir précisément à quel point l’espionnage nord-coréen est actif aujourd’hui, il est très facile de réaliser à quel point il l’a été par le passé: en 1968, un commando de 31 nord-coréens s’infiltre au Sud pour assassiner le Président sud-coréen. Il pénètre jusqu’aux abords du palais présidentiel avant d’être découvert et arrêté dans le sang. En 1974, rebelote si ce n’est que le modus operandi diffère: un espion seul qui manque de peu le Président Park lors d’un discours. La Première Dame aura moins de chance et décédera.
Récemment, les opérations d’espionnage sont moins spectaculaires mais les autorités sud-coréennes considèrent plus que jamais la menace sérieuse, notamment avec l’accueil de réfugiés nord-coréens parmi lesquels pourraient se cacher des espions. Il y a une semaine, les autorités affirmaient avoir découvert un réseau d’espions coordonné par un dirigeant d’une PME dans le secteur IT mais impliquant des personnes de haut niveau dans les sphères syndicales, académiques et politiques, dont des membres du principal parti d’opposition.
Comme toujours, il est difficile de distinguer la part réelle de menace des simples règlements de compte politiciens.
lire le billetTrois anecdotes liées à l’or permettent de mesurer le chemin parcouru par la Corée depuis plus d’un siècle.
Hier (2 août 2011)
Au moment où Jean Claude Juncker, le Président de l’Eurogroupe affirmait que la crise actuelle était celle de la dette plutôt que celle de l’euro, le cours de l’or faisait un bond, suite à l’achat massif (un milliard de dollars) de ce métal précieux par la banque centrale coréenne… pour diversifier ses réserves face aux turbulences que connaissent l’euro et le dollars.
Un problème de riche en quelque sorte pour la Corée qui dispose de la 7ème plus grosse réserve en devises au monde. Aujourd’hui, elle est parmi les pays du G20, celui qui tient le mieux ses finances, avec une dette publique qui représente un tiers de son PIB (82% pour la France), d’une stabilité à toute épreuve puisque malgré la crise de 2008, elle n’a augmenté que de 2 points depuis 2007 (+19 points pour la France). En 2010, la balance commerciale Coréenne a connu un surplus record de 42 milliards de dollars (déficit de 73 milliards pour la France), tandis que sa balance budgétaire est à l’équilibre comme tous les ans depuis la crise.
1997-98
C’est la dernière fois avant l’épisode d’hier que la banque centrale coréenne a eu à acheter de l’or. Mais le contexte était radicalement différent, car c’est la période où après les pays de l’Asie du Sud-Est, la Corée est touchée de plein fouet par la crise asiatique. Jusque là, le pays avait connu deux décennies de croissance effrénée, mais fondée sur un modèle bancal où les chaebols, ces grands groupes diversifiés, se développaient tous azimuts sans stratégie, à coup d’endettements monstres rendus possible grâce à la bienveillance d’un pouvoir politique corrompu.
Les bailleurs de fonds étrangers se retirent du jour au lendemain et le pays tout entier se retrouve à deux doigts du défaut de paiement, lorsque le gouvernement appelle à la mobilisation de tous les citoyens pour sauver la Nation de la déroute financière. Des milliers de foyers se rendront dans leurs banques pour faire don d’or et autres bijoux de famille à la banque centrale de Corée.
Au final, le prêt (record pour l’époque) du FMI sera le plus déterminant dans le sauvetage de l’économie coréenne, mais les images des files d’attentes de Coréens dans les banques pour donner leurs bijoux marqueront les esprits. Cet élan sera précurseur de la capacité des Coréens à faire preuve de solidarité et sacrifice pour le bien de la Nation pour finalement rebondir et reprendre très vite la course vers la prospérité.
19ème siècle?
“Nodaji” (노다지), terme coréen signifiant une affaire en or, une aubaine, ou un coup de pot. Il existe un débat sur l’étymologie de ce mot, mais une thèse répandue voudrait que Nodaji vienne de l’expression anglaise “No Touch”, qu’une personne avec un accent coréen prononcerait : “No Ta Chi”.
Selon cette interprétation, cette formule “no touch!”, aurait été très fréquemment employée par les quelques occidentaux s’aventurant dans la péninsule coréenne au 19ème siècle, lorsque le Royaume de Joseon a été forcée de s’ouvrir à l’influence étrangère. Le sous-sol coréen, surtout au nord de la péninsule aurait été riche en minerais et métaux précieux et les premiers “Blancs” à exploiter ces richesses se seraient empressés d’éloigner les autochtones des trésors de leur sous-sol en leur criant “No touch! no touch!”.
Que cette explication soit vraie ou fausse, il est certain que si l’on avait raconté à un autochtone de l’époque que plus tard, ses arrières petits-enfants pourraient acheter en un clin d’oeil suffisamment d’or pour faire bouger son cours mondial, il n’aurait pas misé un gramme d’or dessus.
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