
A l’heure du déjeuner, j’ai rendez-vous au Plaza pour un « speed smelling ».
Je ne vais pas y rencontrer de célibataires en mal d’âme soeur mais dix parfumeurs d’IFF (International Fine Fragrances) basés à Paris qui ont eu carte blanche pour une création olfactive. Quelques minutes chrono, mais parfois je laisse passer la cloche tant l’expérience est captivante.
Mon premier rendez-vous est avec Dominique Ropion (un grand parfumeur – Ysatis de Givenchy, Jungle de Kenzo, Lalique,…- dont j’apprécie particulièrement Géranium pour monsieur chez Frédéric Malle) qui a travaillé le kiphy (kyphi ?), ce mythique parfum égyptien dont les recettes figurent sur les murs des temples. Au plus près de la réalité, il a choisi des ingrédients naturels sauf quand c’était impossible. Se découvrent opoponax, myrrhe, gingembre, papyrus, cardamome, raisin… dans un résultat intrigant, très « champignon » et cire d’abeille. Le parfumeur a aussi imaginé une version plus accessible avec l’ajout de notes hespéridées (bergamote).
Je retrouve avec plaisir Pierre Wargnye (grand auteur de masculins dont le mythique Drakkar noir, le bel Antidote de Viktor & Rolf et en participation les derniers masculins YSL). Il a ici imaginé « Purement sensuel », une fragrance chaleureuse avec un délicieux côté ambre gris.
Je m’attarde chez Olivier Polge (talentueux auteur de nombreux succès –Dior Homme, The One for men de Dolce & Gabbana, le prochain Balenciaga ?- mais je l’admire pour son étonnant Thé rouge chez Bulgari), il a joliment travaillé un cuir sombre dont le numéro est 2907.
J’arrive chez Domitille Bertier (Tea de Comme des garçons, Miroir des secrets de Mugler…), elle a posé un « Grain de beauté », une fragrance intimiste sur peau douce.
Je file vers Anne Flipo (Jeanne de Lanvin, The essence de Porsche avec B. Jovanovic…), elle s’est penchée sur la rose qu’elle a coloré de framboise. Elle m’offre des loukoums qui illustrent ave gourmandise sa « Rose du harem ».
Je n’oublie pas Sophie Labbé (Parisienne d’YSL avec Sophia Grojsman, Organza de Givenchy…) qui avec « Entre vous et moi » a travaillé l’idée de parfum de la liberté avec les ingrédients qui lui sont chers : patchouli, encens, musc…
Je n’ai pas eu le temps de rencontrer Aliénor Massenet dont la « Geisha de Proust » me fait phantasmer.
Des fragrances qui révèlent les parfumeurs et un bel exercice en liberté, sans contrainte, sans les briefs auxquels il faut répondre, sans se conformer à l’air du temps pour plaire au plus grand nombre (les parfums commandés passent des tests avec des consommateurs qui plébiscitent des senteurs familières, accessibles).
Ce que la parfumerie pourrait être… avec bonheur en toute créativité.

Il ne s’agit ni de bière, ni de voyage dans l’espace, ni de gélules, ni de pose de faux ongles ou encore de café.
Alors, what else ?
Nouveau mot de la mode, le terme capsule est utilisé de plus en plus fréquemment. Pour Nicolas Ghesquières, initiateur pour Balenciaga de cette dénomination, les capsules sont des bases satellites de la collection principale, avec pantalons, pulls, tee-shirts… dans différentes catégories : soie, maille, cuir. Se sont aussi ajoutées les rééditions de modèles historiques (entre 1932 et 1967) avec Balenciaga Edition.
La presse s’est vite emparée du terme et le décline en de nombreux avatars qui peuvent aussi bien définir une collaboration temporaire entre un créateur et un groupe, une marque (Sonia Rykiel pour H&M, Jean-Charles de Castelbajac pou Freelance, Paule Ka pour La Redoute..) ou alors des collections d’intemporels, de classiques qui s’inscrivent hors calendrier traditionnel (collections printemps-été ou automne-hiver).
La série Black dress de Viktor & Rolf, les Essentiels d’Yves Saint Laurent (édition de 24 basiques), Edition de Thierry Mugler (des modèles iconiques réinterprétés), la Collection blanche d’Alber Elbaz pour Lanvin (des modèles de robes de mariée) ainsi qu’une nouvelle collection de tailleurs pour dame (inspiration Patty Hewes) peuvent ainsi se retrouver qualifiés de « capsules ». Avec Pre-Spring Kenzo joue le décalage horaire en vendant dès novembre des modèles inspirés de l’été suivant. Et sans oublier le salon (Capsule) qui a lieu à New York et ouvre à Paris avec des marques streetwear premium.
Un mot pratique pour définir la multiplication des modules de création en mode aujourd’hui, avec très souvent ou la dimension de la nostalgie du passé ou la volonté de construire des bases classiques intemporelles.

Son nom était personne
Pour présenter la collection anniversaire des 20 ans (printemps-été 2009), la maison Martin Margiela avait choisi le 104, lieu culturel implanté sur le site d’anciennes pompes funèbres municipales. Etait-ce une mise en bière annoncée pour un créateur qui choisit aujourd’hui de passer d’une forme d’invisibilité orchestrée à la démission, à la disparition ?
La nouvelle du départ de Martin Margiela de sa maison éponyme en décembre ne semble pas avoir fait beaucoup de remous dans le landernau de la mode. Sans doute pour deux raisons : 1° Les rumeurs sur l’absence du créateur aux commandes de ses collections circulent depuis de longs mois. 2° Le refus de paraître de Martin Margiela empêché toute matérialisation affective à son sujet, il est et restera l’homme invisible de la mode.
En 2004 la démission de Tom Ford était surmédiatisée, celle de Martin Margiela, pourtant un des créateurs majeurs du XXème siècle, ne suscite pas de vagues. Serait-ce aussi un signe à interpréter dans le sens crise de la mode et désintérêt pour la création dans ce secteur ?
Diplômé de l’académie royale d’Anvers, Martin Margiela est un peu le D’Artagnan des mousquetaires de la première génération des créateurs belges un temps réuni sous l’appellation de groupe des six : Ann Demeulemeester, Dries van Noten, Walter van Beirendonck, Dirk van Saene, Dirk Bikkembergs et Marina Yee. Assistant de Jean Paul Gaultier, Martin Margiela crée sa maison en 1984 avec dès le départ une ligne de conduite bien personnelle. Ses premières collections travaillent le recyclage (larmes de regrets sur un pull composé de chaussettes de l’armée, mais oeil brillant en pensant au gilet en assiettes cassées et au bustier en affiche de métro lacérée et peinte que je thésaurise) qui donne une nouvelle vie au vêtement. Son style semble dans le droit fil des Japonais qui avaient déjà bien bousculé la mode, mais il y ajoute aussi une trace d’austérité sans doute dans l’esprit des provinces du nord de la Belgique. Les ourlets souvent laissés à bords vifs ajoutent une touche de non finito qui tourne le dos à la couture et inscrit la mode dans un registre presque grunge.
En guise de signature, le créateur choisit l’anonymat d’une étiquette vierge (en coton écru), mais éminemment paradoxale puisque le label, cousu de fils blancs aux quatre coins, rend finalement le vêtement identifiable à l’extérieur !
Ce goût pour l’anonymat, l’effacement se retrouve aussi dans la présentation des défilés qui oblitèrent les visages des mannequins de maquillages, de bandeaux, de perruques, de masques… jusqu’à la négation de la personnalité pour que le corps anonyme soit juste au service du vêtement, porte manteau de chair.
A cette quête d’effacement, de dépersonnalisation s’ajoute la construction du personnage de celui qui choisit de se mettre à l’abri derrière le label « Maison Martin Margiela », remplaçant le je par le nous d’une équipe. La part de mystère a été aussi amplifiée avec le refus catégorique d’apparaître en fin de défilé et de se laisser photographier (là je suis immodestement fière d’avoir pu prendre deux photos de l’homme invisible). Amateur d’ombre et d’anonymat, il est le Salinger de la planète mode. Quant aux interviews, elles se passent uniquement par écrit (fax ou mail) et avec des réponses en signature collective.
Les lieux choisis pour les défilés ont aussi écrit l’histoire de la maison avec le choix d’espaces atypiques, étranges : garages, voitures de train, terrain vague, métro Strasbourg Saint Denis, armée du salut… des lieux improbables loin des paillettes qui allaient souvent de pair avec le système de la mode. Et si l’opération permettait d’être différent, elle avait aussi l’avantage de se pratiquer à moindre prix.
Mais Martin Margiela, c’est avant tout un style. A ce grand créateur on doit une forme de déconstruction du vêtement, un work in progress magnifique illustré notamment par sa veste façon stockman qui s’habille de mousselines noires (dé)montées sur bolducs…
On lui doit aussi une mode qui fait son numéro avec des chiffres donnés aux différentes lignes en fonction du type de vêtement. Sur les nouvelles étiquettes blanches se sont ainsi ajoutés des nombres de 0 à 23, celui qui est cerclé qualifie le produit. 0 signifie collection artisanale, 1 la femme, 4 garde-robe femme, 8 lunettes, 10 collection homme, 11 accessoires, 12 bijoux, 13 objets et publications, 22 chaussures…
Dans son inventaire à la Prévert, ont été (re)découverts des stocks de vêtements de théâtre, une housse d’emballage avec du scotch transparent, des trompe-l’oeil, des vêtements s’accrochant comme des pièces de bétail, de l’oversize, des demi-vêtements (serait-ce l’influence de saint Martin ?)…
A Margiela on doit la puissance du blanc qui s’oppose au noir des Japonais (même si parfois il est aussi un homme du noir dans ses basiques). Envahissant, le blanc partout se répand, peint artisanalement des chaussures (vive les modèles nippons inspirés des chaussures pour tabis), pose des housses immaculées, habille le personnel de la maison, sert de thème majeur en décoration (Carte évidemment blanche pour la Suite Elle Deco à la Cité de l’architecture et la suite Margiela au spa Caudalie, blanche avec une touche de rouge divan…).
A ses collections s’ajoute un travail de simplicité et d’élégance pour des collections femmes chez Hermès (de 2.000 à 2.004). Ses réalisations simples et classiques étaient alors disponibles dans les matières les plus belles.
-On doit à Martin Margiela une perception hors saison de la mode. Il n’hésitait pas à reproduire des vêtements déjà créés en indiquant leur date de conception.
-On lui doit le principe des collections artisanales avec des pièces uniques qui travaillent des compositions de pièces de récup ou autres (capsules de bouteilles, bandes velpeau, faux cils, brides de chaussures, cartes à jouer,…). Une création désormais présentée au moment de la haute couture dans son atelier du XIème arrondissement. Les journalistes sont conviées à regarder presque façon peep-show ses modèles via des ouvertures mystérieuses pratiquées dans des cabines où se meuvent à peine d’anonymes mannequins vivants.
-J’ai adoré sa collection en hommage à Barbie où les vêtements de la poupée américaine étaient taille humaine en respectant proportions et taille des boutons (« ma » chemise Ken à carreaux).
En 2004 Martin Margiela signe avec Renzo Rosso et s’associe ainsi au groupe italien Only the brave (Diesel), l’histoire a continué quelques saisons et puis a été perçue une évolution, le créateur semblait de moins en moins impliqué dans ses collections jusqu’au dernier défilé, caricatural.
La maison Martin Margiela va continuer sans lui et sans mettre en avant un nouveau talent mais avec les équipes déjà en place et en retravaillant les principes chers de la marque. Pourquoi pas ? Mais encore faudrait-il ne pas renier les fondements de la maison. Voir un défilé « normal » pour la collection printemps-été 2010 avec une musique tonitruante, des modèles sur des filles vaguement aguicheuses, un vrai podium… était un spectacle aux antipodes de ce que ceux qui apprécient (et j’en suis) ses créations n’ont pas eu le goût d’aimer. Les mariages du business et de la création sont rarement heureux.
Alors pour continuer le souvenir de Martin Margiela, il vaut mieux se plonger dans le bel ouvrage (Editions Rizzoli ) qui rend hommage à ces vingt années qui ont marqué la mode du XXè siècle. Et si l’on a qualifié sa mode de conceptuelle, oui dans le sens où sa création a fourmillé d’idées novatrices, amusantes, originales, mais non dans le sens où sa mode est parfaitement et simplement accessible à tous dans la majorité de ses modèles.
La rumeur prête à Martin Margiela des envies de peintures, de restauration… L’avenir le dira.
Mais on attend avec impatience LE parfum Martin Margiela (un numéro, un objet sans nom ?) sur la création duquel il a participé au développement avec L’Oréal. Avec un créateur atypique, on espère une fragrance hors tendances et originale. A découvrir très bientôt.