Bob Wilson porte Monteverdi jusqu’à l’incandescence

Le Couronnement de Poppée, production de Bob Wilson à l’Opéra de Paris divinise le baroque.

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Les dieux sont cruels. Des frasques de Zeus aux drames des Atrides, les petites aventures conjugales mythologiques ne suffisent pas à distraire leur ennui olympien. Encore faut-il qu’ils s’amusent à manipuler les humains, pantins désarticulés à l’aube d’un effroyable abîme. Les ombres d’Hector, d’Achille, d’Ulysse et de Pénélope flottaient encore dans les méandres de l’Hadès que déjà une nouvelle génération de candidats à l’héroïsme se profilaient vers Rome. De chair et de sang, Caligula, Néron et les siens font bonne figure sur le petit théâtre tragi-comique des divinités spectatrices. Après l’Orfeo et le retour d’Ulysse, le metteur en scène Bob Wilson s’est emparé, lui aussi, du dernier opéra de Monterverdi, « l’Incoronnazione di Poppea » dans une scénographie dont le raffinement ciselé met d’autant mieux en lumière ces êtres qui se sont surpassés dans la cruauté et l’ignominie. Lumière justement, c’est ainsi que le fondateur du Watermill Center signe ses œuvres. Ici, le tyran et les créatures torturées qui l’entourent sont corsetées dans un halo implacable et divin.  Leur déplacement,  leurs gestes semblent intégralement codifiés comme s’ils étaient – et ils le sont- entièrement prisonniers de leur destin.

Le couronnement de Poppée, c’est l’histoire survenue en 55 après Jésus Christ, d’une passion prête à tout ravager pour hisser sur le trône l’objet tant désiré. Fureur, violence, sang et sensualité se mêlent autour des amours funestes de l’empereur et de son ambitieuse maîtresse, prête à tout pour faire tomber sa rivale, Ottavia. En maître de la scène, Bob Wilson s’empare des personnages et les plie dans un carcan plus tyrannique que celui imaginé par les dieux mêmes. Hératiques, ils évoluent sur scène comme des statues animées dans les décors et les lumières, dont la nudité sublime cisèle cette perle baroque d’opéra.

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Sur le plateau vide, baigné dans des lumières dont Wilson cultive le mystère, voyagent quelques décors métaphysiques. On sent que l’artiste a lu les vers du philosophe Sénèque : « Délices de l’intelligence qui s’applique à considérer les images célestes derrière leur vile forme terrestre »…

Arches, colonnes, roches brutes, cyprès déracinés et flottants dans les airs, massifs de buis formant labyrinthe, chapiteaux de temples déchus, étoiles. Telles les pièces mouvantes et disjointes d’un tableau de Magritte ou de Chirico, ils soulignent l’irréelle beauté du livret de Busenello, chef d’œuvre musical à lui seul autant par ses jeux de consonnes et de voyelles que par la profondeur de ses propos. Mention spéciale à Ottavia de Monica Baccelli, qui doit jongler entre les consonnes articulées du premier air « Disprezzata Regina » et les périlleuses voyelles de l’air final « Addio Roma… mais aussi aux Nourrices pétries de Commedia dell’arte, Manuel Nunez Camelino et Giuseppe di Vittorio, dont les travestissements font osciller dangereusement cet univers trop divin.  Dans leur ventre trop large, elles portent, mieux que Sénèque, la sagesse du monde. Comme Arnalta qui achève sa grande aria « Oggi sara Poppea di Roma Imperatrice (Aujourd’hui Poppée sera Impératrice de Rome) par ces mots pétris de bon sens :

« Devais-je être réincarnée, je voudrais naître maîtresse et mourir servante. Celle qui quitte la grandeur va à la mort en pleurant, mais celle qui reste servante jouit d’un sort plus heureux car la mort met un terme à sa misère… »

Même bon sens partagé avec Valetto (le Page aux allures chérubinesques), qui tient ses propos : « Apprends-moi vite afin que si l’orgueil me montait à la tête, je sache moi-même me corriger… »

Finalement, et Bob Wilson nous le fait bien entendre : plus le pouvoir approche, plus la sagesse recule ». Aussi figées dans leur ambition que parfois empruntés dans leurs rôles, Nero (Jérémy Ovenden, par trop falot), Poppea (Karine Deshayes, prisonnière du rôle-titre), Othone (Varduhi Abrahamyam, au timbre chaleureux), Drusilla (très talenetueuse Gaëlle Arquez) , tous broyés à l’avance dans leur propre démesure. Et dans ces décors épurés, les merveilleux costumes grand siècle dessinés par Yashi et Jacques Reynaud contribuent encore à empeser la démarche des héros, prisonniers de leur cuirasses, de leurs paniers et de leurs fraises. Les joutes les plus sensuelles qui abondent dans l’œuvre de Monteverdi en perdent une part de leur puissance. Ne reste plus que l’intellect chauffée à blanc, jusqu’à l’incandescence. Oui, Wilson étouffe toute vie dans cette mise en scène aussi sublime que démesurée, mais c’est justement pour mieux nous rappeler les mots de Nietzsche : « On peut mourir d’être immortel. »

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 Le Couronnement de Poppée, de Claudio Monteverdi. Avec Karine Deshayes, Gaëlle Arquez, Jaël Azzaretti, Amel Brahim-Djelloul, Varduhi Abrahamyan, Jeremy Ovenden, Monica Bacelli, Andrea Concetti, Robert Wilson (mise en scène et décors), Jacques Reynaud (costumes), Robert Wilson et A.J. Weissbard (lumières), Concerto Italiano, Rinaldo Alessandrini (direction). Palais-Garnier, Paris 9e. Jusqu’au 30 juin. Tél : 08 92 89 90 90. De 5 € à 195 €. Operadeparis.fr

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Comment peut-on remplacer Roberto (Alagna) ?

 

 

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Dimanche 9 février, 14h30, Opéra-Bastille. Les lumières du plafonnier s’estompent, noir dans la salle. Abdellah Lasri s’assied au rang 15. Michel Plasson rejoint son pupitre de chef. Les premiers accord de Werther inondent la salle. Le rideau se lève.  Un immense portail de bois. Un mur de pierre à demi envahi par le lierre, là où murmure une fontaine. La maison du bailli est ouverte. Des chants d’enfants s’en échappent. Une ombre, une main, une silhouette hésite à franchir le seuil. Redingote bleue, gilet doré, le costume fait Werther. Et Werther, ce soir, c’est Roberto Alagna. Il n’a pas encore ouvert la bouche, mais son silence emplit la toile grise qui dessine le ciel déjà sombre du héros.

Au rang 15, Abdellah n’a d’yeux que pour lui. Un mois déjà qu’il est à Bastille, invité temporaire pour répéter avec son aîné, avec l’orchestre, avec le chef Plasson. Sur son Facebook, la copie de son badge en CDD, et les première photos des répétitions… Ténor plein de promesses, originaire de Rabat (Maroc), sacré Révélation de l’Adami en 2010, il a travaillé avec Michel Piquemal, François Leroux, Glenn Chambers au CNSM de Paris. Il y a trois mois sur la scène du Aalto MusikTheater de Essen (Allemagne), il jouait son premier Werther, à la fois charnel et fougueux, un Werther proche sans doute du héros de Goethe, âgé seulement de 23 ans. Mercredi, sur la scène de Bastille, en remplacement de Roberto, ce sera son tour.

Comment remplacer Roberto ? Comment remplacer Roberto ? Sacré challenge pour une prise de rôle. En jean bleu et baskets beige, Abdellah a trois heures pour faire le tour de la question. Roberto, ce soir, plus que les autres soirs, rayonne. Est-ce la venue de cette petite Maléna, que sa compagne Alexandra Kurzack lui a donnée il y a dix jours ? Sa voix est à la fois puissante et pleine. Il incarne un Werther, ardent, serein, amoureux de la nature, fasciné comme les enfants (et il sait ce que cela veut dire) épris plus que tout d’absolu, qui ne peut tolérer un avenir moins grand que ses rêves et marche droit dans la vie, comme vers la mort. « Ce Werther me ressemble, me disait Roberto il y a quelques jours. C’est un mélange de retenue, d’exaltation, d’exubérance.  Il est plus latin que germain, très romantique. Il est tout de suite amoureux de cette femme, il sait lui faire sa cour, et comme c’est impossible, la terre s’ouvre pour lui. »Entre Karine Deshayes, Charlotte sensuelle, et lui, il y a cette alchimie de ceux qui vibrent du même art. Tous deux emportent l’œuvre de Massenet, malgré ses quelques lourdeurs orchestrales, au galop de leur passion dans cette mise en scène retenue et terrible de Benoît Jacquot transcendée par les lumières de Charles Edwards et André Diot.

Abdellah les suit, mieux que quiconque, il connaît chaque mot par cœur. Il ne quitte pas les lèvres du chanteur. Ses mains esquissent parfois la mesure et quand Roberto lance le célèbre « Pourquoi me réveiller », il murmure avec lui, tape des deux mains sur ses genoux pendant l’ovation du public, en liesse. Il a vingt ans de moins que Roberto. Quel poids donnera-t-il à cette vie concentrée en quelques gestes : la rencontre, une soirée, un baiser, des adieux, la mort ? C’est ce que l’on découvrira le 12 février, pour sa prise de rôle à Bastille… Souhaitons-lui beaucoup de souffle et d’étoiles pour porter sa voix au firmament.

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Le Parler Baroque qu’on aime

 

 

 

 

 

 

Coup de coeur, coup de foudre pour  Jean-Denis Monory et sa Fabrique à Théâtre !

Ses Folies Françaises offertes ces derniers jours dans le beau théâtre de l’Epée de Bois à la Cartoucherie de Vincennes ont le goût délicieux des plaisirs éternels. Tout y concourt : la saveur douce-amère du Clavecin d’Armelle Roux, les ombres et les flammes de l’éclairage à la bougie, les Fables merveilleuses de Jean de La Fontaine. Bien sûr, on les connaît par coeur, mais quel plaisir de les retrouver articulées dans la langue des Mousquetaires.

Jean-Denis ne nous prive pas du plaisir de retrouver dès les premiers mots ce Corbeau et ce Renard, avec quelle allure ! On l’écoute croasser, on l’entend rusé comme le Compère. Et puis, la trame dessinée, on embarque avec lui sur le fleuve magique de la belle langue française… Le lion et le moucheron, Pérette, les deux Pigeons, la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf, tous s’incarnent sur scène grâce aux mots et aux mimes de l’acteur.  Paisibles, le clavecin va aussi son chemin au fil des suites de Couperin et nous dépeint les sentiments dans leur pureté virginelle : la fidélité, la pudeur, l’ardeur…

 

 

 

 

 

 

Ces Folies Françaises offrent une mise en bouche savoureuse de la belle saison d’amours à laquelle nous invite la Fabrique à Théâtre, la compagnie de Jean-Denis Monory pendant toute cette saison 2012-2013…

Des Contes Baroques de Perrault aux Femmes savantes, en passant par la création O Amour, un voyage dans l’imagine baroque à ne pas manquer partout où il passe et à poursuivre aussi à l’Epée de Bois, à la fin de ce mois, avec Passionnément, Anna Magdalena,  les confidences d’Anna Magdalena, l’épouse de Jean Sébastien Bach. J’y cours ! J’y vole !

 

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