120 rue de Lyon, 22h20, ils ont fini un peu en avance. Les musiciens sortent en courant. Sur le plateau, les chariots emportent les éléments de décor, une forêt de bottes de paille, un vieux tracteur, une atmosphère champêtre imaginée par Laurent Pelly comme un écrin pour une histoire d’amour. Dans la loge de Roberto Alagna, tout est rangé. Quelques partitions sur le piano. Un sillage de parfum. Une voix dit Bonjour. Sur le canapé, Un jeune homme, en jean, relace ses basket blanc, tee shirt kaki et moulant, crinière blonde, quelques rides dans le sourire. Il appelle : « Iago »… Une jeune femme, très élégante en robe sixties, le rejoint, s’assied à ses côtés. Ils se ressemblent, même sérieux, même simplicité. Après trois semaines de répétitions dans le ventre de Bastille, depuis quelques jours, ils chantent ensemble. Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak sont heureux, à la scène comme à la ville.
Cet Elixir d’amour semble fait pour vous…
Roberto Alagna. Notre amour, c’est déjà 90% de l’histoire. Ils sont amoureux tous les deux, mais ils ne sont pas de la même couche sociale, elle est riche, il est timide, elle est sûre d’elle, il n’a pas d’argent. Mais la vérité, c’est qu’ils s’aiment tous les deux. Au premier duo, il lui dit Tu peux dire ce que tu veux, mais le premier amour, on ne l’oublie jamais…
Alexandra Kurzak. Ils se connaissent depuis toujours, comme j’aime Roberto depuis toute ma vie et pour toute ma vie. Tous les souvenirs, les émotions que nous avons ressenties, il y a trois ans, quand nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre, reviennent. C’est troublant, même curieux : nous revivons notre rencontre à Londres
– Love at first sight, cela existe vraiment ?
Alexandra Kurzak. Nous sommes l’exemple vivant. C’était très étrange de le rencontrer pour la première fois à Londres. On m’a proposé ce rôle dans Robert le Diable, je connaissais pas bien la langue française, j’avais d’autres propositions, mais j’ai dit à ma mère : Je veux au moins voir une fois Alagna dans ma vie. . Il était si célèbre. J’étais très timide, car je l’admirais tant. Je l’ai appelé Maestro, il m’a répondu : Ne m’appelle pas ainsi, je suis Roberto.
R.A. Je ne m’attendais pas à rien de cela. Je pensais chanter avec une jeune soprano que je ne connaissais pas, j’espèrais ne pas être ridicule. Quand je l’ai vue sur les photos, j’ai dit : bof. Elle semblait sévère, très maquillée et quand je l’ai rencontrée, c‘était tout le contraire. J’ai aimé tout de suite sa fraîcheur et un petit détail : elle a ouvert son portefeuille et tout était bien rangé. Je me suis dit : c’est une femme pour moi !
C’est étonnant, justement, cette façon si spontanée de vous comporter à la scène …
R.A. Sur scène, on est comme un couple de danseurs, on improvise et tout est facile. Dès que j’invente un truc, elle est là ; quand c’est elle, je la suis… Sa rigueur musicale, son aisance corporelle, c’est très appréciable chez un soprano. J’aime cela, inventer… C’est cela qui fait la vie sur scène, la vérité du jeu.
A.K. Nous suivons bien sûr le livret, la partition, mais ensemble, nous laissons toujours une petite place pour l’improvisation.
Vous partagez cette communion dans la vie ?
R.A. Ce que j’ai aimé dès le premier jour chez elle, c’est cette simplicité, cette fraîcheur. Il y avait quelque chose qui m’emmenait dans un autre monde, avec elle. Ni guindé, ni artificiel. Ces artistes en Pologne, des gens de la troupe, qui chantent tous les jours avec la maman soprano qui continue à chanter, le papa corniste dans l’orchestre, c’est tout ce que j’aime le plus : la musique et la famille et quelqu’un avec les pieds sur terre.
AK Ma mère, c’est ma mère. Le soir, à 7 heures, au théâtre, elle chante comme une diva, mais à la maison, elle fait la cuisine, elle est ma mère.
Justement, en 32 ans de carrière, comme faites-vous pour garder les pieds sur terre ?
R.A. C’est grâce à ma famille aussi, à mon tempérament. Certains croient parfois que je viens de nulle part, que j’ai un ego surdimensionné, c’est tout le contraire, c’est une timidité qui fait qu’au contraire, je file. Je ne suis jamais à l’aise dans les réceptions, moi, je suis bien sur scène.
Et votre secret pour conserver votre jeunesse, votre fraicheur, physiquement, et dans le chant ?
R.A La jeunesse de la voix, c’est la clarté. Les anciens, même pour les basses ou les barytons, disaient dès qu’une voix était trop sombre, qu’elle était déjà usée, vieille. Si on commet l’erreur d’épaissir sa voix, peu à peu, on est obligé de réduire son répertoire. Si on garde une clarté, on peut chanter très longtemps, en passant d’un rôle dramatique à un rôle léger, comme celui-ci.
AK Roberto est vraiment une exception, il peut passer d’un registre à l’autre de Nemorino au roi Artus, au Cid. C’est bien sûr un don de la nature, une possibilité, mais c’est aussi un travail.
Echangez-vous des conseils ?
A.K. Au tout début, j’avais demandé à Roberto. J’étais encore timide. Il m’a dit : Tu pourrais faire cela et ça a été terrible pour moi. Je pensais que j’avais fait de mon mieux. Toute femme rêve d’être la plus belle, la meilleure, pour l’homme qu’elle aime… J’ai fondu en larmes, j’étais complètement bloquée. Il m’a promis : « Je ne te dirai plus rien ». Maintenant qu’on se connaît, c’est différent, on se dit tout. Le chant, c’est vraiment notre vie, comment parler d’autre chose…
RA. Chacun de nous est programmé pour chanter d’une certaine façon et quand on vient mettre un grain de sable dans cet engrenage, cela mettre en péril l’artiste. C’est ce qu’il s’est passé, elle ne pouvait plus chanter. Et je pense que cela aurait été la même chose pour moi, malgré les années d’expérience, Un grand ténor, Giuseppe di Stefano, disait toujours : Ne me donnez pas de conseil, je sais me tromper tout seul !
Avez-vous maintenant des projets communs ?
A.K. Roberto a chanté partout, il va continuer à Salzbourg, Bayreuth, on va aussi chanter ensemble, Turandot, Otello, Paillasse, la Juive, à New-York, et bientôt pour un concert à Orange…
RA. J’aimerais aussi prendre des vacances, m’occuper de ma fille, je n’ai plus de temps à perdre… Nous vivons entre la France et la Pologne, avec nos Ornella, ma fille aînée et notre petite Malena, qui est avec nous, ici, à Paris. Entre deux représentations, on va se marier, à Varsovie.
Mais pour vous, cette voix, ce chant, c’était un don ?
C’est aussi beaucoup, beaucoup de travail. Depuis que je suis enfant, mon oreille était éduquée à l’opéra, car il y avait plein de ténors chez moi. Je savais couvrir les sons, comme eux, mais mon corps ne pouvait pas encore le supporter. J’ai passé 5 ans avec le professeur cubain Ruiz, jusqu’à huit heures par jour, comme un instrumentiste, pour décrocher ces fameuses notes de passage. J’ai travaillé comme un forcené, comme un sauvage pour arriver à cela. La chance que j’ai eue, c’est que l’instrument a vite répondu… A 20 ans, quand j’ai chanté mon premier opéra, c’était là. Le diamant était là… et il fallait polir tout cela.
Comment l’entretenez-vous ?
R.A. On polit encore aujourd’hui, tous les jours. Après plus de trente ans, je suis toujours en train de rechercher, de travailler. Et en même temps, c‘est un plaisir, formidable. Souvent, on dit de tel chanteur ou chanteuse : Oh, c’est triste, il a perdu sa voix. Je ne crois pas cela. On ne perd pas sa voix, on perd les nerfs, le mental, on perd la flamme. On s’éteint, et même quand on doute, quand on perd la confiance en soi, c’est comme cela qu’on peut s’éteindre, c’est difficile, il faut un sacré mental. C’est un travail de chaque jour. Ce qu’il faut garder c’est la passion du travail, de l’étude, la flamme de l’amour…
L’Elizir d’Amore, de Gaetano Donizetti, du 2 au 25 novembre, à l’Opéra de Paris, avec Roberto Alagna, Alexksandra Kurzak, Ambrogio Maestri, Mario Cassi, Melissa Petit, direction musicale, Donato Renzetti, Mise en scène, Laurent Pelly. Retransmission en direct le 14 novembre sur France Musique.https://www.operadeparis.fr/saison-15-16/opera/lelisir-damore
lire le billetLe Couronnement de Poppée, production de Bob Wilson à l’Opéra de Paris divinise le baroque.
Les dieux sont cruels. Des frasques de Zeus aux drames des Atrides, les petites aventures conjugales mythologiques ne suffisent pas à distraire leur ennui olympien. Encore faut-il qu’ils s’amusent à manipuler les humains, pantins désarticulés à l’aube d’un effroyable abîme. Les ombres d’Hector, d’Achille, d’Ulysse et de Pénélope flottaient encore dans les méandres de l’Hadès que déjà une nouvelle génération de candidats à l’héroïsme se profilaient vers Rome. De chair et de sang, Caligula, Néron et les siens font bonne figure sur le petit théâtre tragi-comique des divinités spectatrices. Après l’Orfeo et le retour d’Ulysse, le metteur en scène Bob Wilson s’est emparé, lui aussi, du dernier opéra de Monterverdi, « l’Incoronnazione di Poppea » dans une scénographie dont le raffinement ciselé met d’autant mieux en lumière ces êtres qui se sont surpassés dans la cruauté et l’ignominie. Lumière justement, c’est ainsi que le fondateur du Watermill Center signe ses œuvres. Ici, le tyran et les créatures torturées qui l’entourent sont corsetées dans un halo implacable et divin. Leur déplacement, leurs gestes semblent intégralement codifiés comme s’ils étaient – et ils le sont- entièrement prisonniers de leur destin.
Le couronnement de Poppée, c’est l’histoire survenue en 55 après Jésus Christ, d’une passion prête à tout ravager pour hisser sur le trône l’objet tant désiré. Fureur, violence, sang et sensualité se mêlent autour des amours funestes de l’empereur et de son ambitieuse maîtresse, prête à tout pour faire tomber sa rivale, Ottavia. En maître de la scène, Bob Wilson s’empare des personnages et les plie dans un carcan plus tyrannique que celui imaginé par les dieux mêmes. Hératiques, ils évoluent sur scène comme des statues animées dans les décors et les lumières, dont la nudité sublime cisèle cette perle baroque d’opéra.
Sur le plateau vide, baigné dans des lumières dont Wilson cultive le mystère, voyagent quelques décors métaphysiques. On sent que l’artiste a lu les vers du philosophe Sénèque : « Délices de l’intelligence qui s’applique à considérer les images célestes derrière leur vile forme terrestre »…
Arches, colonnes, roches brutes, cyprès déracinés et flottants dans les airs, massifs de buis formant labyrinthe, chapiteaux de temples déchus, étoiles. Telles les pièces mouvantes et disjointes d’un tableau de Magritte ou de Chirico, ils soulignent l’irréelle beauté du livret de Busenello, chef d’œuvre musical à lui seul autant par ses jeux de consonnes et de voyelles que par la profondeur de ses propos. Mention spéciale à Ottavia de Monica Baccelli, qui doit jongler entre les consonnes articulées du premier air « Disprezzata Regina » et les périlleuses voyelles de l’air final « Addio Roma… mais aussi aux Nourrices pétries de Commedia dell’arte, Manuel Nunez Camelino et Giuseppe di Vittorio, dont les travestissements font osciller dangereusement cet univers trop divin. Dans leur ventre trop large, elles portent, mieux que Sénèque, la sagesse du monde. Comme Arnalta qui achève sa grande aria « Oggi sara Poppea di Roma Imperatrice (Aujourd’hui Poppée sera Impératrice de Rome) par ces mots pétris de bon sens :
« Devais-je être réincarnée, je voudrais naître maîtresse et mourir servante. Celle qui quitte la grandeur va à la mort en pleurant, mais celle qui reste servante jouit d’un sort plus heureux car la mort met un terme à sa misère… »
Même bon sens partagé avec Valetto (le Page aux allures chérubinesques), qui tient ses propos : « Apprends-moi vite afin que si l’orgueil me montait à la tête, je sache moi-même me corriger… »
Finalement, et Bob Wilson nous le fait bien entendre : plus le pouvoir approche, plus la sagesse recule ». Aussi figées dans leur ambition que parfois empruntés dans leurs rôles, Nero (Jérémy Ovenden, par trop falot), Poppea (Karine Deshayes, prisonnière du rôle-titre), Othone (Varduhi Abrahamyam, au timbre chaleureux), Drusilla (très talenetueuse Gaëlle Arquez) , tous broyés à l’avance dans leur propre démesure. Et dans ces décors épurés, les merveilleux costumes grand siècle dessinés par Yashi et Jacques Reynaud contribuent encore à empeser la démarche des héros, prisonniers de leur cuirasses, de leurs paniers et de leurs fraises. Les joutes les plus sensuelles qui abondent dans l’œuvre de Monteverdi en perdent une part de leur puissance. Ne reste plus que l’intellect chauffée à blanc, jusqu’à l’incandescence. Oui, Wilson étouffe toute vie dans cette mise en scène aussi sublime que démesurée, mais c’est justement pour mieux nous rappeler les mots de Nietzsche : « On peut mourir d’être immortel. »
Le Couronnement de Poppée, de Claudio Monteverdi. Avec Karine Deshayes, Gaëlle Arquez, Jaël Azzaretti, Amel Brahim-Djelloul, Varduhi Abrahamyan, Jeremy Ovenden, Monica Bacelli, Andrea Concetti, Robert Wilson (mise en scène et décors), Jacques Reynaud (costumes), Robert Wilson et A.J. Weissbard (lumières), Concerto Italiano, Rinaldo Alessandrini (direction). Palais-Garnier, Paris 9e. Jusqu’au 30 juin. Tél : 08 92 89 90 90. De 5 € à 195 €. Operadeparis.fr
lire le billetRendez-vous au Palais Garnier avec Aurélie Dupont. Le temple édifié par Charles entre 1860 et 1875 est sa maison depuis plus de trente ans. Elle est arrivée là, enfant, dans les troupes des petits rats de l’Ecole de Nanterre en 1983 jusqu’au corps de ballet en 1989. Une à une, aidée par son maître Gilbert Mayer, elle en a gravit toutes les marches, la rigide hiérarchie, jusqu’à ce 31 décembre 1998 où Hugues R. Gall l’a nommée étoile. Depuis, elle court, elle vole, elle danse, Aurélie en basket ou sur les pointes, en jean ou en tutu, ballerine idéale de Gisèle au Lac des Cygnes, émouvante et troublante dans les chorégraphies contemporaines. Avec Pina Baush qui lui a offert le rôle de l’Elue dans son Sacre du Printemps, elle a découvert les secrets de son corps, avec Jiri Kylian, elle a dansé Bella Figura seins nus, avec Sasha Waltz, elle a joué Juliette, elle forme avec Manuel Legris l’inoubliable duo du Parc d’Angelin Preljocaj… Et maintenant Chloé dans la chorégraphie qui signe l’arrivée dans les murs du nouveau directeur de l’opéra Benjamin Millepied. Elle dansait ce soir-là à Bastille, mais elle m’a reçu quelques instants.
Au deuxième étage de la Maison, comme on dit là-bas, après les ascenseurs grillagés, le parquet du couloir craque jusqu’à sa loge qui fut un temps celle de Marie-Claude Pietragalla et qui voisine aujourd’hui avec celle de Marie-Agnès Gillot. Au pied de la fenêtre, des dizaines de chaussons sagement alignés derrière quelques paires de baskets jetées en vrac. Sur le fauteuil et le divan d’un blanc immaculé des étoles de soie, des châles de laines et des bandeaux pour retenir les cheveux par dizaines. Par terre, le portrait d’une petite fille déjà sépia. Sur le miroir où la dame se fait belle, les photos de ses fils, Jacques et Georges dans les bras de leur mère, de leur père, le danseur étoile Jérémie Bélingard, ou des deux.
Chaque minute, chaque seconde compte dans son emploi du temps, alors nous avons parlé très vite. Même ses hésitations étaient langage. Parfois ses mains cherchaient une réponse entre ses paumes ou ses phalanges. Jamais désarçonnée, elle s’offrait parfois des silences, le temps de transformer en geste sa pensée, de la même manière qu’elle joue des mots pour imprimer la trace de son mouvement dans l’esprit de ceux qui la regardent. Quelques mois avant de rendre son diadème, Benjamin Millepied vient de lui confier une nouvelle mission, maître de ballet. Elle qui avait rêvé de prendre l’air s’apprête à replonger avec bonheur dans cette nouvelle aventure. En femme libre, amoureuse, elle est prête aujourd’hui à transmettre ses secrets d’étoile.
Comment abordez-vous ce Daphnis et Chloé, dont Maurice Ravel dont Benjamin Millepied signe la chorégraphie pour vous ?
Comme une jeune femme amoureuse, séparée avant de vivre pleinement un amour avec Daphnis. C’est assez clair, classique dans le déroulement. On traverse souvent un peu les mêmes histoires, le même engagement sentimental dans le jeu.
Appréciez-vous la compagnie de Ravel ?
C’est un des rares compositeurs classiques que j’écoute à la maison. Ce qui est rare et précieux avec Daphnis, c’est de voir tous les corps de métier de l’opéra réunis. Pour une fois, nous sommes en rapport direct avec les chœurs. Ils sont côté jardin. Dès que je peux, je m’assieds en coulisse, et je les écoute en stéréo. Du coup, le chef d’orchestre Philippe Jordan travaillait aussi tout le temps avec nous. C’est toujours une grande fierté que de faire le spectacle ensemble. L’Opéra de paris, c’est tout cela : les musiciens, les chœurs, les chanteurs,. Cela me semble tellement logique que je me dis : pourquoi pas plus souvent ?
Chanter, cela vous manque ?
– C’est plus les mots qui me manquent que le chant, mais je les ai tout le temps dans la tête. Quand je danse, j’ai toujours mon scénario à moi qui défile C’est comme si j’étais une danseuse, évidemment muette, mais dans ma tête, il se passe en temps réel, un dialogue avec des rythmes de paroles qui correspondent à des rythmes dansés, des silences, qui correspondent à des arrêts dans ma danse…
On aimerait connaître cette histoire… Le dernier tableau de Daphnis et Chloé par exemple ?
Là, il y a les toutes les couleurs, dramatiquement, c’est moins écrit, c’est une happy end. il faut que ça explose, c’est la joie, le sourire, tout cela. C’est l’amour accompli, assumé. Mais je mets plus de mots encore dans les choses de tendresses que j’ai avec Hervé, à la fin de son solo par exemple… Chorégraphiquement, je dois remonter avec lui, faire une espèce de 4e position, c’est à dire mettre les deux pieds parallèles. Il me fait un porter, il y a un cambré. Beaucoup de douceur, de sensualité se passent à travers le regard, car c’est la première fois que nous dansons vraiment ensemble. Ce ne sont pas forcément des mots sur un rythme, ce n’est pas juste lui prendre la main vulgairement. C’est plus un habillage écrit des sentiments. Là, je me dis que je suis amoureuse, que je prends le temps de prendre sa main, que je prends le temps de le toucher, que je prends le temps de me dire que je le trouve extrêmement beau et que je vais oser lui prendre la main…
Le silence semble important, aussi…
– C’est important le silence dans la danse, c’est un moment de réflexion pour la danseuse, et aussi pour le public… Si vous envoyez du geste, du mouvement, du mouvement, du mouvement tout le temps, au bout d’un moment, le public est asphyxié. Mais dès qu’il y a des moments de pause, ce temps là, c’est un temps de réflexion très important, surtout dans la tragédie, dans les moments de déchirure, de doute.
Et comment traduire le doute par des gestes ?
Le doute, en scène, c’est extrêmement simple et difficile à la fois. Le doute, c’est ne pas bouger, pour que le public ait ce temps-là pour réaliser. C’est un peu come un humoriste quand il fait une blague… S’il enchaîne trop vite, les gens n’ont ni le temps de rire, ni d’applaudir.
Parmi les autres ballets, lesquels ont marqué votre carrière ?
Toutes les tragédies, mais celui qui m’a le plus émue – je suis étonnée de le dire, mais comme j’arrive à la fin de mon parcours, il y a des choses qui ressortent malgré moi – J’ai beaucoup, beaucoup, aimé le Roméo et Juliette de Berlioz dans la chorégraphie de Sacha Walz. Pourtant, je ne l’ai dansé que trois fois dans toute ma carrière, mais c ‘est un personnage incroyable. J’avais 33 ans, je crois, cela m’a appris justement à à jouer la comédie. Très souvent les artistes sont faits de tous ces sentiments qu’on leur demande pour danser, mais après, il doivent les mettre en scène et cela s’apprend. C’est vraiment un apprentissage. Une danseuse qui pleure, on voit rien, on comprend pas, donc il faut que cela soit en même temps juste, pensé, ressenti, surtout pas ridicule. Juliette, cela a été un peu mon premier rôle, très fort, pas comme Gisèle qui est vraiment du théâtre. C’est vraiment moi dedans.
– A quoi correspondait cet encouragement, ou ce sermon, que vous lançait Claude Bessy, quand vous étiez à l’école de danse : « Pousse, pousse jusqu’au bout, sois plus libre » ?
Ah oui, j’avais 15 ans, en tunique parme. Pour être précise, c’est un pas qui m’était imposé où il fallait que je saute. Et le saut n’est pas ma qualité première. J’ai dû beaucoup travailler. J’ai compris toute seule comment prendre un appel pour faire un bon saut. A l’école, ils n’ont pas réussi à me l’expliquer, à part : « saute jusqu’au bout »… mais pour moi, cela ne voulait pas dire grand chose. J’ai compris des années après, comment sauter bien, faire un bon appel pour qu’il y ait une sorte de magie qui se passe en l’air avec les jambes en grand écart. C’est vrai que souvent il faut aller dans l’excès pour trouver quelque chose de juste et de naturel.
– L’excès n’a pas l’air d’être votre tempérament ?
Ah, dans le travail si !
Pas dans l’expression ?
– Je ne parle pas de jeu, je parle de mouvement. Physiquement, je suis souvent dans l’excès.
L’excès peut aussi mener à la cassure ?
– Il m’est déjà arrivé de me casser parce que j’allais trop loin, mais c’était plus l’usure qu’un mouvement de trop. Mais oui, il faut aller dans l’excès et plus on vieillit, plus il faut le faire, parce que sinon tout est rétréci.
Ah, oui, on pourrait croire que c’est le contraire ?
– Eh bien non, parce qu’à 20 ans, vous pouvez faire tout ce que vous voulez, votre corps est extrêmement laxe, c’est du caoutchouc. A 30 ans, cela se complique. Et à 40, il faut pousser la technique, comme au début, ce que je fais d’ailleurs, ne surtout pas se dire : « je sais tout faire ». Au contraire, se forcer à garder une technique solide, c’est à dire ne pas s’arrêter à un ou deux tours, retravailler 3 ou 4, continuer à faire les grands sauts. Vous dansez moins des ballets compliqués quand vous êtes plus âgée, donc naturellement votre technique vous échappe parce que vous ne la travaillez plus, c’est un cercle vicieux. Je lutte contre cela. Oui je continue à forcer mon corps.
Combien d’heures travaillez-vous par jour ?
Hier, de 10 à 19 heures, aujourd’hui de 10 à 16, et je danse ce soir à Bastille. C’est variable, mais bien chargé.
Vous trouvez encore du temps pour vos deux petits garçons ?
C’est ma priorité. J’ai du temps pour eux et pas beaucoup de temps pour moi mais tout le temps que j’ai, naturellement, j’ai envie de le passer avec eux. Je n’ai pas ma vie de 25 ans, où je sortais, où j’allais au cinéma, voir des expo, où j’allais faire la fête, dans des dîners… Peut-être, plus tard, je retournerai guincher, mais c’est une vie qui me convient.
Sont-ils venus vous voir sur scène ?
Très peu. Depuis quelques années, je danse pas mal de tragédies, et c’est long et c’est triste…
Daphnis et Chloé, c’est assez gai, tout de même ?
Daphnis passe tard, ils m’ont vue dans le Palais de Cristal. Pour Georges mon deuxième, il me voyait sur scène pour la première fois.
– Maman, t’es belle quand tu danses !
Font-ils déjà de la danse…
– Non, non, non… C’est marrant, vous dites cela comme si vous pensiez qu’ils allaient en faire ?
…
– Non, cela ne m’est pas venu à l’idée. S’ils ont envie, ils me le demanderont, mais pour l’instant, le grand fait du foot !
Et de la musique ?
– Oui, du piano, mais la danse, non. Je ne sais pas s’ils sont doués. J’essaie de ne pas me poser la question. Jamais, je ne les forcerai.
Et vous, on vous a forcée ?
(Elle hésite)… C’est difficile, je prenais des cours de danse dans mon école primaire, car je pense qu’il fallait m’occuper. J’y prenais goût, mais ce n’est pas moi qui, un jour, ait dit à ma mère : « j’ai envie de danser », non, ce n’est pas venu de moi. C’est venu parce qu’on m’a inscrit à un cours de gym, on m’a présentée une ancienne danseuse étoile, Liliane Daydee, qui a dit à ma mère que j’étais extrêmement douée, qu’il fallait se dépêcher, me présenter au concours de l’Ecole trois mois plus tard. J’étais sensible à la danse, je me souviens très bien, le mouvement sur la musique, j’adorais cela. Car j’adorais le piano et j’ai l’image encore de mon premier cours danse salle Pleyel où j’ai vu un piano. Et je m’étais mise à côté parce que la danse, finalement était secondaire par rapport à la musique.
Et l’opéra ?
– Après, j’ai demandé à ma maman de m’emmener à l’opéra. Je pensais que c’était un musée, un peu figé. Et je me souviens également avoir été extrêmement déçue après le premier spectacle, car je n’avais pas vu des enfants. Ma maman m’a expliqué, « on commence tout petit et si ça marche, tu arriveras à faire ça ». C’est comme ça que j’ai été embarquée agréablement, mais toute petite, j’avais demandé à faire du piano, vraiment.
Et maintenant que vous arrivez un peu au bout… de cette forme là de carrière ?
– J’envisageais d’aller prendre l’air, mais Benjamin Millepied m’a proposé un poste de maître de ballet que j’ai accepté. Je vais faire ça !!! Tout sera nouveau, c’est pour cela que j’ai accepté. J’ai confiance en Benjamin qui a une énergie incroyable. Il va aérer un peu ce grand théâtre, et je pense vraiment qu’il va y arriver. Tout le monde a envie d’ouvrir un peu les fenêtres. Demander à une fille comme moi, d’être maîtresse de ballet, c’est déjà un grand changement !
Comment envisagez-vous cette nouvelle vie ?
– J’ai dansé presque tout le répertoire classique, j’ai donc de l’expérience, mais surtout j’aime aider les autres à trouver leur marque de fabrique et leur propre identité. Ma façon de travailler est extrêmement libre, je regarde le danseur en face de moi, et j’essaie d’aller au plus juste et au plus proche. Pas de recopier. Je trouve cela affreux, parce que je l’ai vécu. On m’a obligée à faire comme sur une vidéo alors que je voulais faire autre chose. J’apprendrais aux plus jeunes ces petits détails qui font qu’une étoile est pour moi unique. Tous les danseurs étoiles savent danser, je n’aurais pas grand chose à leur apprendre, juste à retravailler, juste à les faire briller un peu plus… A être libre.
Comme le disait Périclès en son temps : « Il faut choisir : se reposer ou être libre »…
Non, non, ils ne vont pas se reposer, c’est sûr ! Danser, ce n’est pas qu’une histoire de pas de bourrée et de pirouette, c’est aller au plus proche, sans mentir et découvrir tout ce que l’on a en soi. Il faut se livrer beaucoup et ce ne sont pas forcément les absents qui vous l’apprennent – malheureusement, Noureev, aujourd’hui, on ne le voit plus qu’en vidéo…-), mais les chorégraphes vivants qui viennent vous faire travailler. Ce travail, on le fait la plupart du temps dans les ballets contemporains et il faudrait aussi pour le trouver dans le ballet classique. Je pense par exemple : apprendre à une danseuse étoile la lumière en scène…
C’est à dire…
Que vous ayez l’impression que la danseuse en scène est tout le temps éclairée parce qu’elle sait prendre la lumière, c’est vraiment une technique et , oui, cela s’apprend. C’est aller très, très, haut dans la perfection…
Parlez-vous souvent de danse avec votre mari qui est aussi danseur étoile ?
– Jamais, non… Jérémie est la personne la plus talentueuse que j’ai rencontrée sur cette planète, et je ne le dis pas… oui, avec des yeux plein d’amour, mais c’est une personne qui me fascine. Il a tous les dons. Le don de la danse, le don du jeu, le don de la musique. Il est extrêmement inspiré, cultivé, très curieux de tout, de toutes formes d’art. donc, j’ai plus l’impression de partager ma vie avec un artiste qu’avec un danseur étoile, surtout que lui a une place un peu différente dans la compagnie. Comme tout le monde le sait, il n’est pas un pur prince… classique. Il est plutôt sur un répertoire contemporain, donc très moderne et… ça lui va tellement bien.
Deux personnes qui font le même métier pourraient se faire de l’ombre…
Non, on ne se fait pas d’ombre, on s’encourage. Il comprend exactement ce qu’est le métier d’une danseuse et cela c’est très compliqué, enfin pas compliqué, mais difficile. On respecte tous les deux notre travail, puisque évidemment on l’aime. On ne se voit pas si souvent danser car quand je danse, il garde les enfants et quand il danse, c’est moi qui les garde. Donc, voilà… on ne danse pas ensemble, donc on a chacun notre histoire. Je tenais à ne pas danser trop avec lui…
Vous teniez à ne pas danser ensemble ?
Les couples en danse, c’est très important, comme au cinéma. Nous sommes un couple super à la ville, mais pas forcément à la scène. Je crois au couple, c’est à dire « un autre plus moi ». Je me suis toujours battue pour danser avec des gens avec qui je me sentais belle. Malheureusement, parfois, les danseuses ne pensent qu’à elles, ou inversement.
Avoir des enfants ensemble, c’était un choix courageux de votre part…
– Courageux par rapport à quoi ?
– Accepter la transformation, l’alourdissement de son corps tout en étant danseuse étoile… L’effort de souffrir pour revenir ?
– Quand on a envie, on supporte tout. Une danseuse qui tombe enceinte sait, car elle en a vu d’autre avant elle, qu’elle va être grosse, qu’elle ne saura plus danser, qu’il faudra perdre des kilos et revenir. Mais toutes les danseuses que j’ai vu avant moi être enceintes, sont revenues mieux qu’avant, et physiquement, et dans leur danse. Finalement, l’arrêt, c’est comme pour une blessure sauf que, quand on revient, on n’a pas une cicatrice, on a un enfant… Et ça, c’est vraiment bien !
Vous vous verriez recommencer ?
– Ouh la… La fille…. (elle rit…)
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