Entre chefs d’oeuvre et parfums de soufre présenté au musée Maillol, qui promet d’être très visité, voici LA PIECE à voir dans le cadre de l’exposition Borgia : une humble et douce Pieta de terre cuite, récemment attribuée au jeune Michel Ange et présentée pour la première fois aux yeux du public. Un ravissement. Un mystère
Il faut se tenir près d’elle, cachée, discrète dans des chambres, (camera) du musée Maillol pour sentir l’énergie qui émame de cette oeuvre étrange, trouvaille réalisée en 2003 par un chirurgien italien. Dans la région de Bologne, il avise chez un antiquaire une vierge un peu grotesque, affublée de couleurs étranges et d’une horrible main de bois, censée remplacée la main gauche de la Vierge arrachée. Le torse du Christ, surtout, atttire son attention, une précision anatomique rare, exceptionnelle pour l’époque, dans laquelle son regard de praticien reconnaît un artiste… Il achète la pièce pour quelques milliers de lires. Commence une longue quête… Qui a réalisé cette humble Pieta ? Aidé par un historien d’art, Enrigo Guidoni et un restaurateur, pendant trois ans, ils ôtent une à une les neufs couches de peintures qui défigure la jeune femme. Apparaissent des plis, des spirales, des traces mystérieuses, qui évoquent l’oeuvre d’un maître. Appelé à la rescousse, Roy Dolinver dont le profil discret hante depuis déjà vingt ans les couloirs de la chapelle Sixtine est le seul à faire le voyage à Bologne. Il tombe en admiration. Seul Michelangelo peut restituer ainsi l’intimité de cette scène, cette mère qui regarde son fils mort.
De recherches en archives en fouilles dans les bibliothèques, avec les plus grands experts, Roy Doliner progresse dans l’authentification de ce qui apparaît bientôt comme la forme première de la grande Pieta, chef d’oeuvre du Vatican. Cette Madone della Febre, fut, raconte-til, commandée à Rome par un vieux cardinal français,, de Sainte Sabine et de Saint Denis à un jeune artiste de 21 ans sans le sou qui avait fui Florence. Des lettres, des textes en ont retrouvé la trace et l’attachement du maître pour cette oeuvre de jeunesse dont il ne se sépara jamais et qu’il légua à sa mort à son cher assistant, dit Il Francese. C’était bien le moins que la Pieta restaurée apparaisse dans toute son humble splendeur pour la première fois à Paris. Elle irradie dans la pénombre du musée Maillot. Il fuut se tenir tout près d’elle pour en ressentir la puissance, et la magie intime des gestes : la main gauche de Jésus, presque soutenue par celle du Cupidon néoplatonicien (aboli et aborrhé par les papes dans la version définitive de la Pieta) , les jambes du Christ repliées, comme celle de l’enfant qui repose à ses côtés, le regard de la jeune mère qui enlace le Fils. Une fascination. Une révélation.
Expo Les Borgia et leur temps, au musée Maillol, du 17 septembre 2014 au 15 février 2015. Commissaire Claudio Crescentini, 59-61 rue de Grenelle, Paris VIIE. www.museemaillol.com
Du Perche à Montpellier, le Schumann Quartett amène un vent de fraîcheur sur la musique à cordes
Quand ils sont arrivés, un peu retardés par quelques intempéries et un train vagabond, la petite chapelle de Maison-Maugis bruissait paisiblement d’heureux bavardages. Précédés de leurs boites à instruments, les garçons bruns et la jolie blonde sont passés discrètement entre les travées et se sont glissés dans la sacristie, derrière le retable baroque. Quelques instants encore, le temps pour Jean-Claude et Micheline Leconte de revenir les présenter. Tout le restant de l’année, les attentionnés mécènes du Pont des Arts (*) écument les concours à la recherche des jeunes talents qu’ils invitent l’été à partager une soirée avec la meilleure compagnie percheronne.
Les quatre musiciens attaquent les premières notes du quatuor en ré Majeur op 76, n°5 de Joseph Haydn. Un petit mise en oreille délicate où l’autorité du premier violon, Erik Schumann s’affirme. A 32 ans, l’aîné des trois frères a déjà joué dans les plus grands orchestres d’Europe, à Salzbourg ou Lucerne, aux côtés de Gidon Kremer, Christophe Eschenbach ou Daniel Hope. Il mène Ken, 28 ans, comme lui violoniste, Mark, 25 ans au violoncelle et, à l’alto, l’estonienne Liisa Randalu. Incroyable quadrige que ces trois frères, élevés avec attention et exigence par Robert, le père, violoniste, et leur mère, japonaise et pianiste. A quatre ans, chacun manipulait déjà son petit instrument, à 12, ils accumulaient les prix et commençaient à jouer dans les orchestres. A eux quatre, ils cumulent à peine plus de cent bougies et déjà des milliers de concerts au sein des plus prestigieuses formations.
Formés par Günter Pichler du Quatuor Alban Berg, fondé en 2007 à Cologne, révélations de la dernière édition du Concours international de quatuors à cordes de Bordeaux en 2013, mais aussi vainqueurs en 2012 du concours « Schubert et la musique moderne » en Autriche, du concours Paolo Borciani, en Italie et 2e prix au prestigieux Concours international de musique de chambre d’Osaka, au Japon. Cet impressionnant pedigree ne se lit pas sur ces visages lisses et souriants qui se jouent des traits les plus périlleux sous les regards admiratifs du public.
Quand ils sont entrés, on s’attendrissait sans les connaître encore : « comme ils paraissent jeunes… ». Quand ils enchaînent sur le périlleux quatuor op 40, n°1 en la mineur de leur homonyme Schumann, on s’ébaubit, on s’extasie. Technique et virtuosité ne cèdent jamais à la fluidité et à la circulation entre les pupitres. C’est un jeu délicieux que de naviguer de la touche à l’archet tout en captant les échanges de regard entre ces partenaires. Esprit de famille, travail d’équipe, synchronisation parfaite, ces quatre là semblent respirer ensemble. Et si le casque d’or de la jolie Lisa contraste avec les chevelures de jais de ses compagnons, tous trois n’en redoublent pas moins d’attention pour laisser à sa touchante sonorité d’alto la place qu’elle mérite.
Après un entracte bucolique, égréné à pas lents entre la chapelle, le château et le potager de Maison-Maugis, les musiciens se lancent dans le fameux et terrible quatuor op 80 en fa mineur de Felix Mendelsohn. Œuvre sublime, pétrie de souffrance et de révolte, marquée par la mort de Fanny, sa soeur, et pétrie de son tragique destin. Avec la fougue de leurs vingt ans, les Schumann emportent la nef illuminée dans les tempêtes de cette œuvre romantique et désespérée. Là, les graves du beau violoncelle Testore (1710) joué par Mark, lebenjamin, élève d’Heinrich Schiff et Frans Helmerson, s’affirment avec révolte, puis sérénité.
Le public, bouleversé, s’apaisera avec le bis, tendre zakouski du quatuor en ut mineur D. 703 de Franz Schubert.Il reste juste sous les fûtaies complices de Maison-Maugis le temps pour les artistes d’être congratulés par le sénateur de l’Orne, Jean-Claude Lenoir et d’échanger avec quelques musiciens venus à leur rencontre, comme Philippe Chérond, violoncelle solo à l’Opéra de Paris et élève de Paul Tortelier. Déjà, les voici repartis vers de nouvelles salles et un nouveau public : au festival Radio-France de Montpellier jusqu’au 22 juillet, puis retour en Allemagne, au festival de Schleswig-Holstein, puis au Concertgebouw Amsterdam, à Davos, en Suiss, avant le retour, le 20 septembre, au septembre musical de l’Orne, pour un programme Mozart-Winkelmann-Schumann. Nous serons fidèles au rendez-vous.
(*) Dans le cadre de leur saison, ils recevront le trio Atanassof, le 15 août à Maison-Maugis
Crédit photo Schumann Quartet ©DR
lire le billetLe Couronnement de Poppée, production de Bob Wilson à l’Opéra de Paris divinise le baroque.
Les dieux sont cruels. Des frasques de Zeus aux drames des Atrides, les petites aventures conjugales mythologiques ne suffisent pas à distraire leur ennui olympien. Encore faut-il qu’ils s’amusent à manipuler les humains, pantins désarticulés à l’aube d’un effroyable abîme. Les ombres d’Hector, d’Achille, d’Ulysse et de Pénélope flottaient encore dans les méandres de l’Hadès que déjà une nouvelle génération de candidats à l’héroïsme se profilaient vers Rome. De chair et de sang, Caligula, Néron et les siens font bonne figure sur le petit théâtre tragi-comique des divinités spectatrices. Après l’Orfeo et le retour d’Ulysse, le metteur en scène Bob Wilson s’est emparé, lui aussi, du dernier opéra de Monterverdi, « l’Incoronnazione di Poppea » dans une scénographie dont le raffinement ciselé met d’autant mieux en lumière ces êtres qui se sont surpassés dans la cruauté et l’ignominie. Lumière justement, c’est ainsi que le fondateur du Watermill Center signe ses œuvres. Ici, le tyran et les créatures torturées qui l’entourent sont corsetées dans un halo implacable et divin. Leur déplacement, leurs gestes semblent intégralement codifiés comme s’ils étaient – et ils le sont- entièrement prisonniers de leur destin.
Le couronnement de Poppée, c’est l’histoire survenue en 55 après Jésus Christ, d’une passion prête à tout ravager pour hisser sur le trône l’objet tant désiré. Fureur, violence, sang et sensualité se mêlent autour des amours funestes de l’empereur et de son ambitieuse maîtresse, prête à tout pour faire tomber sa rivale, Ottavia. En maître de la scène, Bob Wilson s’empare des personnages et les plie dans un carcan plus tyrannique que celui imaginé par les dieux mêmes. Hératiques, ils évoluent sur scène comme des statues animées dans les décors et les lumières, dont la nudité sublime cisèle cette perle baroque d’opéra.
Sur le plateau vide, baigné dans des lumières dont Wilson cultive le mystère, voyagent quelques décors métaphysiques. On sent que l’artiste a lu les vers du philosophe Sénèque : « Délices de l’intelligence qui s’applique à considérer les images célestes derrière leur vile forme terrestre »…
Arches, colonnes, roches brutes, cyprès déracinés et flottants dans les airs, massifs de buis formant labyrinthe, chapiteaux de temples déchus, étoiles. Telles les pièces mouvantes et disjointes d’un tableau de Magritte ou de Chirico, ils soulignent l’irréelle beauté du livret de Busenello, chef d’œuvre musical à lui seul autant par ses jeux de consonnes et de voyelles que par la profondeur de ses propos. Mention spéciale à Ottavia de Monica Baccelli, qui doit jongler entre les consonnes articulées du premier air « Disprezzata Regina » et les périlleuses voyelles de l’air final « Addio Roma… mais aussi aux Nourrices pétries de Commedia dell’arte, Manuel Nunez Camelino et Giuseppe di Vittorio, dont les travestissements font osciller dangereusement cet univers trop divin. Dans leur ventre trop large, elles portent, mieux que Sénèque, la sagesse du monde. Comme Arnalta qui achève sa grande aria « Oggi sara Poppea di Roma Imperatrice (Aujourd’hui Poppée sera Impératrice de Rome) par ces mots pétris de bon sens :
« Devais-je être réincarnée, je voudrais naître maîtresse et mourir servante. Celle qui quitte la grandeur va à la mort en pleurant, mais celle qui reste servante jouit d’un sort plus heureux car la mort met un terme à sa misère… »
Même bon sens partagé avec Valetto (le Page aux allures chérubinesques), qui tient ses propos : « Apprends-moi vite afin que si l’orgueil me montait à la tête, je sache moi-même me corriger… »
Finalement, et Bob Wilson nous le fait bien entendre : plus le pouvoir approche, plus la sagesse recule ». Aussi figées dans leur ambition que parfois empruntés dans leurs rôles, Nero (Jérémy Ovenden, par trop falot), Poppea (Karine Deshayes, prisonnière du rôle-titre), Othone (Varduhi Abrahamyam, au timbre chaleureux), Drusilla (très talenetueuse Gaëlle Arquez) , tous broyés à l’avance dans leur propre démesure. Et dans ces décors épurés, les merveilleux costumes grand siècle dessinés par Yashi et Jacques Reynaud contribuent encore à empeser la démarche des héros, prisonniers de leur cuirasses, de leurs paniers et de leurs fraises. Les joutes les plus sensuelles qui abondent dans l’œuvre de Monteverdi en perdent une part de leur puissance. Ne reste plus que l’intellect chauffée à blanc, jusqu’à l’incandescence. Oui, Wilson étouffe toute vie dans cette mise en scène aussi sublime que démesurée, mais c’est justement pour mieux nous rappeler les mots de Nietzsche : « On peut mourir d’être immortel. »
Le Couronnement de Poppée, de Claudio Monteverdi. Avec Karine Deshayes, Gaëlle Arquez, Jaël Azzaretti, Amel Brahim-Djelloul, Varduhi Abrahamyan, Jeremy Ovenden, Monica Bacelli, Andrea Concetti, Robert Wilson (mise en scène et décors), Jacques Reynaud (costumes), Robert Wilson et A.J. Weissbard (lumières), Concerto Italiano, Rinaldo Alessandrini (direction). Palais-Garnier, Paris 9e. Jusqu’au 30 juin. Tél : 08 92 89 90 90. De 5 € à 195 €. Operadeparis.fr
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Versailles des Pauvres édifié par l’industriel et philanthrope Jean Baptiste Godin, le Familistère de Guise reste l’unique exemple d’une utopie sociale réalisée. En se mettant à poil devant la ministère de la culture, Aurélie Filipetti, les artistes du festival Furies de Chalons en Champagne ont exprimé, avec une sobriété émouvante et une artistique non-violence leur angoisse et leurs interrogations. Une invitation pour les patrons, les hommes et de femmes politqiues, les décideurs et tous les citoyens à aller puiser inspiration et réflexion dans la lecture des œuvres de cet industriel philanthrope, auteur notamment du « vrai socialisme en action.3
Familistère… Quand il donna un nom au palais de brique qu’il venait de construire pour ses ouvriers, Jean-Baptiste André Godin (1817-1888) mettait la famille au premier rang des valeurs importantes à ses yeux. Issu de famille très modeste, serrurier, autodidacte, il est marqué par ses années de galère. Compagnon du Devoir, en 1840, avec 4.000 francs, il crée un petit atelier de fabrication de poëles en fonte, matériau qui répartit idéalement la chaleur. Deux ans plus tard, il découvre les théories de Charles Fourier, philosophe du socialisme utopique pour qui « toute créature humaine a droit à la jouissance de la liberté naturelle à son âge et à son sexe ». Quatre ans plus tard, il établit une usine à Guise (prononcez « gu-ï-se »), à 20 kilomètres de son village natal Esquéhéries et décide, en pleine révolution industrielle, de consacrer sa fortune à l’amélioration des conditions de vie de ses ouvriers en bâtissant un Palais Social, démonstration grandeur nature des doctrines fourriéristes. En 1859, le premier bâtiment d’habitation voit le jour. Godin s’y installe avec Marie Moret, sa compagne, entouré de ses ingénieurs, ses fondeurs, ses mouleurs, et bientôt ses instituteurs, ses épiciers… Suivent les économats, le pavillon central, la buanderie-piscine, les écoles et le théâtre, le kiosque à musique…
Chacun s’y loge selon ses besoins dans le cadre de l’Association Coopérative du Capital du Travail qui gère le Familistère. Tous acceptent le règlement et sont propriétaires de leur outil de travail, de leur logement et ses services correspondants. Visionnaire elle aussi, et féministe, Marie Moret organise le service de l’enfance, avec nourricerie, pouponnat, bambinat… La première, elle institue des classes mixtes avec programmes identiques pour filles et garçons. « Godin souhaite que la population soit maîtresse de son destin poursuit Frédéric Panni. Il pense que les conditions économiques sont liées au bien-être et à la paix. Il recherche tout ce qui fait la salubrité des logements : luminosité, circulation de l’air, eau potable à chaque étage. Le soin du corps est assuré par la création d’une buanderie, près du cours d’eau et d’une piscine où l’on s’exerce à la natation vue, non comme un loisir, mais sous sa dimension d’hygiène et de prévention des maladies. »
Vingt hectares de terrain, 10 millions de briques, 30.000 mètres carrés de plancher, un kilomètres de coursive, 495 appartements, 900 fenêtres, 1.300 portes, au total ce projet de titan aura coûté deux millions de francs à son fondateur qui multiplie les activités : député de l’Aisne en 1871, journaliste, auteur de nombreux ouvrages, notamment Solutions sociales ; les Socialistes et les Droits du travail ; le Gouvernemenent : ce qu’il a été, ce qu’il doit être et le vrai socialisme en action… En 1888, Jean-Baptiste Godin meurt sans héritier et laisse le Palais des Familles à ses 1749 habitants. L’Association Coopérative poursuit la tâche, bien après la mort de Marie Moret en 1908. Une coopérative d’achats permet aux ouvriers d’acheter leurs produits de consommation au meilleur prix. Seule réserve : les « Godins », comme on dit, peinent à trouver compagne ou compagnon hors du « tas de brique ». Etrangement, mai 1968 sonne la fin de cette utopie qui a traversé les guerres et les crises.
Une nouvelle société Godin S.A est créé, propriété de la société Le Creuset puis, à partir de 1987 du groupe Cheminées Philippe. Tandis que l’usine poursuit son activité, le Palais Social, dont les logements sont
progressivement vendu à des propriétaires privés, s’endort jusqu’en 2000, année de renaissance. Guide bénévole, jeune retraitée de l’enseignement, Monique Bronchain, 68 ans, fait toujours visiter le lieu où elle est née et où sa famille a vécu pendant cinq générations. Elle en connaît les secrets comme nul autre, de l’air qui provient des caves et qui rafraîchit l’ensemble du pavillon central, aux appartements de Jean-Baptiste Godin reconstitués à l’identique. « C’est ainsi qu’elle l’appelle en le décrivant de cette façon : « Un être exceptionnel, un génie industriel, un homme de foi en l’homme, décrit-elle avec passion. Avec lui, l’argent ne va pas à l’argent, il est partagé. Il aimait dire : Même si les murs de briques devaient tomber en poussière, ce sont les générations suivantes qui se transmettront le souvenir des enseignements qui ont présidé ici. »
Les œuvres de Jean-Baptiste Godin : Solutions Sociales (1871), Les Socialistes et les Droits du Travail (1874), Mutualité sociale et association du capital et du travail (1874), Le gouvernement : ce qu’il a été, ce qu’il doit être et le vrai socialisme en action (1883)
photos Collection Familistère de Guise
lire le billetRendez-vous au Palais Garnier avec Aurélie Dupont. Le temple édifié par Charles entre 1860 et 1875 est sa maison depuis plus de trente ans. Elle est arrivée là, enfant, dans les troupes des petits rats de l’Ecole de Nanterre en 1983 jusqu’au corps de ballet en 1989. Une à une, aidée par son maître Gilbert Mayer, elle en a gravit toutes les marches, la rigide hiérarchie, jusqu’à ce 31 décembre 1998 où Hugues R. Gall l’a nommée étoile. Depuis, elle court, elle vole, elle danse, Aurélie en basket ou sur les pointes, en jean ou en tutu, ballerine idéale de Gisèle au Lac des Cygnes, émouvante et troublante dans les chorégraphies contemporaines. Avec Pina Baush qui lui a offert le rôle de l’Elue dans son Sacre du Printemps, elle a découvert les secrets de son corps, avec Jiri Kylian, elle a dansé Bella Figura seins nus, avec Sasha Waltz, elle a joué Juliette, elle forme avec Manuel Legris l’inoubliable duo du Parc d’Angelin Preljocaj… Et maintenant Chloé dans la chorégraphie qui signe l’arrivée dans les murs du nouveau directeur de l’opéra Benjamin Millepied. Elle dansait ce soir-là à Bastille, mais elle m’a reçu quelques instants.
Au deuxième étage de la Maison, comme on dit là-bas, après les ascenseurs grillagés, le parquet du couloir craque jusqu’à sa loge qui fut un temps celle de Marie-Claude Pietragalla et qui voisine aujourd’hui avec celle de Marie-Agnès Gillot. Au pied de la fenêtre, des dizaines de chaussons sagement alignés derrière quelques paires de baskets jetées en vrac. Sur le fauteuil et le divan d’un blanc immaculé des étoles de soie, des châles de laines et des bandeaux pour retenir les cheveux par dizaines. Par terre, le portrait d’une petite fille déjà sépia. Sur le miroir où la dame se fait belle, les photos de ses fils, Jacques et Georges dans les bras de leur mère, de leur père, le danseur étoile Jérémie Bélingard, ou des deux.
Chaque minute, chaque seconde compte dans son emploi du temps, alors nous avons parlé très vite. Même ses hésitations étaient langage. Parfois ses mains cherchaient une réponse entre ses paumes ou ses phalanges. Jamais désarçonnée, elle s’offrait parfois des silences, le temps de transformer en geste sa pensée, de la même manière qu’elle joue des mots pour imprimer la trace de son mouvement dans l’esprit de ceux qui la regardent. Quelques mois avant de rendre son diadème, Benjamin Millepied vient de lui confier une nouvelle mission, maître de ballet. Elle qui avait rêvé de prendre l’air s’apprête à replonger avec bonheur dans cette nouvelle aventure. En femme libre, amoureuse, elle est prête aujourd’hui à transmettre ses secrets d’étoile.
Comment abordez-vous ce Daphnis et Chloé, dont Maurice Ravel dont Benjamin Millepied signe la chorégraphie pour vous ?
Comme une jeune femme amoureuse, séparée avant de vivre pleinement un amour avec Daphnis. C’est assez clair, classique dans le déroulement. On traverse souvent un peu les mêmes histoires, le même engagement sentimental dans le jeu.
Appréciez-vous la compagnie de Ravel ?
C’est un des rares compositeurs classiques que j’écoute à la maison. Ce qui est rare et précieux avec Daphnis, c’est de voir tous les corps de métier de l’opéra réunis. Pour une fois, nous sommes en rapport direct avec les chœurs. Ils sont côté jardin. Dès que je peux, je m’assieds en coulisse, et je les écoute en stéréo. Du coup, le chef d’orchestre Philippe Jordan travaillait aussi tout le temps avec nous. C’est toujours une grande fierté que de faire le spectacle ensemble. L’Opéra de paris, c’est tout cela : les musiciens, les chœurs, les chanteurs,. Cela me semble tellement logique que je me dis : pourquoi pas plus souvent ?
Chanter, cela vous manque ?
– C’est plus les mots qui me manquent que le chant, mais je les ai tout le temps dans la tête. Quand je danse, j’ai toujours mon scénario à moi qui défile C’est comme si j’étais une danseuse, évidemment muette, mais dans ma tête, il se passe en temps réel, un dialogue avec des rythmes de paroles qui correspondent à des rythmes dansés, des silences, qui correspondent à des arrêts dans ma danse…
On aimerait connaître cette histoire… Le dernier tableau de Daphnis et Chloé par exemple ?
Là, il y a les toutes les couleurs, dramatiquement, c’est moins écrit, c’est une happy end. il faut que ça explose, c’est la joie, le sourire, tout cela. C’est l’amour accompli, assumé. Mais je mets plus de mots encore dans les choses de tendresses que j’ai avec Hervé, à la fin de son solo par exemple… Chorégraphiquement, je dois remonter avec lui, faire une espèce de 4e position, c’est à dire mettre les deux pieds parallèles. Il me fait un porter, il y a un cambré. Beaucoup de douceur, de sensualité se passent à travers le regard, car c’est la première fois que nous dansons vraiment ensemble. Ce ne sont pas forcément des mots sur un rythme, ce n’est pas juste lui prendre la main vulgairement. C’est plus un habillage écrit des sentiments. Là, je me dis que je suis amoureuse, que je prends le temps de prendre sa main, que je prends le temps de le toucher, que je prends le temps de me dire que je le trouve extrêmement beau et que je vais oser lui prendre la main…
Le silence semble important, aussi…
– C’est important le silence dans la danse, c’est un moment de réflexion pour la danseuse, et aussi pour le public… Si vous envoyez du geste, du mouvement, du mouvement, du mouvement tout le temps, au bout d’un moment, le public est asphyxié. Mais dès qu’il y a des moments de pause, ce temps là, c’est un temps de réflexion très important, surtout dans la tragédie, dans les moments de déchirure, de doute.
Et comment traduire le doute par des gestes ?
Le doute, en scène, c’est extrêmement simple et difficile à la fois. Le doute, c’est ne pas bouger, pour que le public ait ce temps-là pour réaliser. C’est un peu come un humoriste quand il fait une blague… S’il enchaîne trop vite, les gens n’ont ni le temps de rire, ni d’applaudir.
Parmi les autres ballets, lesquels ont marqué votre carrière ?
Toutes les tragédies, mais celui qui m’a le plus émue – je suis étonnée de le dire, mais comme j’arrive à la fin de mon parcours, il y a des choses qui ressortent malgré moi – J’ai beaucoup, beaucoup, aimé le Roméo et Juliette de Berlioz dans la chorégraphie de Sacha Walz. Pourtant, je ne l’ai dansé que trois fois dans toute ma carrière, mais c ‘est un personnage incroyable. J’avais 33 ans, je crois, cela m’a appris justement à à jouer la comédie. Très souvent les artistes sont faits de tous ces sentiments qu’on leur demande pour danser, mais après, il doivent les mettre en scène et cela s’apprend. C’est vraiment un apprentissage. Une danseuse qui pleure, on voit rien, on comprend pas, donc il faut que cela soit en même temps juste, pensé, ressenti, surtout pas ridicule. Juliette, cela a été un peu mon premier rôle, très fort, pas comme Gisèle qui est vraiment du théâtre. C’est vraiment moi dedans.
– A quoi correspondait cet encouragement, ou ce sermon, que vous lançait Claude Bessy, quand vous étiez à l’école de danse : « Pousse, pousse jusqu’au bout, sois plus libre » ?
Ah oui, j’avais 15 ans, en tunique parme. Pour être précise, c’est un pas qui m’était imposé où il fallait que je saute. Et le saut n’est pas ma qualité première. J’ai dû beaucoup travailler. J’ai compris toute seule comment prendre un appel pour faire un bon saut. A l’école, ils n’ont pas réussi à me l’expliquer, à part : « saute jusqu’au bout »… mais pour moi, cela ne voulait pas dire grand chose. J’ai compris des années après, comment sauter bien, faire un bon appel pour qu’il y ait une sorte de magie qui se passe en l’air avec les jambes en grand écart. C’est vrai que souvent il faut aller dans l’excès pour trouver quelque chose de juste et de naturel.
– L’excès n’a pas l’air d’être votre tempérament ?
Ah, dans le travail si !
Pas dans l’expression ?
– Je ne parle pas de jeu, je parle de mouvement. Physiquement, je suis souvent dans l’excès.
L’excès peut aussi mener à la cassure ?
– Il m’est déjà arrivé de me casser parce que j’allais trop loin, mais c’était plus l’usure qu’un mouvement de trop. Mais oui, il faut aller dans l’excès et plus on vieillit, plus il faut le faire, parce que sinon tout est rétréci.
Ah, oui, on pourrait croire que c’est le contraire ?
– Eh bien non, parce qu’à 20 ans, vous pouvez faire tout ce que vous voulez, votre corps est extrêmement laxe, c’est du caoutchouc. A 30 ans, cela se complique. Et à 40, il faut pousser la technique, comme au début, ce que je fais d’ailleurs, ne surtout pas se dire : « je sais tout faire ». Au contraire, se forcer à garder une technique solide, c’est à dire ne pas s’arrêter à un ou deux tours, retravailler 3 ou 4, continuer à faire les grands sauts. Vous dansez moins des ballets compliqués quand vous êtes plus âgée, donc naturellement votre technique vous échappe parce que vous ne la travaillez plus, c’est un cercle vicieux. Je lutte contre cela. Oui je continue à forcer mon corps.
Combien d’heures travaillez-vous par jour ?
Hier, de 10 à 19 heures, aujourd’hui de 10 à 16, et je danse ce soir à Bastille. C’est variable, mais bien chargé.
Vous trouvez encore du temps pour vos deux petits garçons ?
C’est ma priorité. J’ai du temps pour eux et pas beaucoup de temps pour moi mais tout le temps que j’ai, naturellement, j’ai envie de le passer avec eux. Je n’ai pas ma vie de 25 ans, où je sortais, où j’allais au cinéma, voir des expo, où j’allais faire la fête, dans des dîners… Peut-être, plus tard, je retournerai guincher, mais c’est une vie qui me convient.
Sont-ils venus vous voir sur scène ?
Très peu. Depuis quelques années, je danse pas mal de tragédies, et c’est long et c’est triste…
Daphnis et Chloé, c’est assez gai, tout de même ?
Daphnis passe tard, ils m’ont vue dans le Palais de Cristal. Pour Georges mon deuxième, il me voyait sur scène pour la première fois.
– Maman, t’es belle quand tu danses !
Font-ils déjà de la danse…
– Non, non, non… C’est marrant, vous dites cela comme si vous pensiez qu’ils allaient en faire ?
…
– Non, cela ne m’est pas venu à l’idée. S’ils ont envie, ils me le demanderont, mais pour l’instant, le grand fait du foot !
Et de la musique ?
– Oui, du piano, mais la danse, non. Je ne sais pas s’ils sont doués. J’essaie de ne pas me poser la question. Jamais, je ne les forcerai.
Et vous, on vous a forcée ?
(Elle hésite)… C’est difficile, je prenais des cours de danse dans mon école primaire, car je pense qu’il fallait m’occuper. J’y prenais goût, mais ce n’est pas moi qui, un jour, ait dit à ma mère : « j’ai envie de danser », non, ce n’est pas venu de moi. C’est venu parce qu’on m’a inscrit à un cours de gym, on m’a présentée une ancienne danseuse étoile, Liliane Daydee, qui a dit à ma mère que j’étais extrêmement douée, qu’il fallait se dépêcher, me présenter au concours de l’Ecole trois mois plus tard. J’étais sensible à la danse, je me souviens très bien, le mouvement sur la musique, j’adorais cela. Car j’adorais le piano et j’ai l’image encore de mon premier cours danse salle Pleyel où j’ai vu un piano. Et je m’étais mise à côté parce que la danse, finalement était secondaire par rapport à la musique.
Et l’opéra ?
– Après, j’ai demandé à ma maman de m’emmener à l’opéra. Je pensais que c’était un musée, un peu figé. Et je me souviens également avoir été extrêmement déçue après le premier spectacle, car je n’avais pas vu des enfants. Ma maman m’a expliqué, « on commence tout petit et si ça marche, tu arriveras à faire ça ». C’est comme ça que j’ai été embarquée agréablement, mais toute petite, j’avais demandé à faire du piano, vraiment.
Et maintenant que vous arrivez un peu au bout… de cette forme là de carrière ?
– J’envisageais d’aller prendre l’air, mais Benjamin Millepied m’a proposé un poste de maître de ballet que j’ai accepté. Je vais faire ça !!! Tout sera nouveau, c’est pour cela que j’ai accepté. J’ai confiance en Benjamin qui a une énergie incroyable. Il va aérer un peu ce grand théâtre, et je pense vraiment qu’il va y arriver. Tout le monde a envie d’ouvrir un peu les fenêtres. Demander à une fille comme moi, d’être maîtresse de ballet, c’est déjà un grand changement !
Comment envisagez-vous cette nouvelle vie ?
– J’ai dansé presque tout le répertoire classique, j’ai donc de l’expérience, mais surtout j’aime aider les autres à trouver leur marque de fabrique et leur propre identité. Ma façon de travailler est extrêmement libre, je regarde le danseur en face de moi, et j’essaie d’aller au plus juste et au plus proche. Pas de recopier. Je trouve cela affreux, parce que je l’ai vécu. On m’a obligée à faire comme sur une vidéo alors que je voulais faire autre chose. J’apprendrais aux plus jeunes ces petits détails qui font qu’une étoile est pour moi unique. Tous les danseurs étoiles savent danser, je n’aurais pas grand chose à leur apprendre, juste à retravailler, juste à les faire briller un peu plus… A être libre.
Comme le disait Périclès en son temps : « Il faut choisir : se reposer ou être libre »…
Non, non, ils ne vont pas se reposer, c’est sûr ! Danser, ce n’est pas qu’une histoire de pas de bourrée et de pirouette, c’est aller au plus proche, sans mentir et découvrir tout ce que l’on a en soi. Il faut se livrer beaucoup et ce ne sont pas forcément les absents qui vous l’apprennent – malheureusement, Noureev, aujourd’hui, on ne le voit plus qu’en vidéo…-), mais les chorégraphes vivants qui viennent vous faire travailler. Ce travail, on le fait la plupart du temps dans les ballets contemporains et il faudrait aussi pour le trouver dans le ballet classique. Je pense par exemple : apprendre à une danseuse étoile la lumière en scène…
C’est à dire…
Que vous ayez l’impression que la danseuse en scène est tout le temps éclairée parce qu’elle sait prendre la lumière, c’est vraiment une technique et , oui, cela s’apprend. C’est aller très, très, haut dans la perfection…
Parlez-vous souvent de danse avec votre mari qui est aussi danseur étoile ?
– Jamais, non… Jérémie est la personne la plus talentueuse que j’ai rencontrée sur cette planète, et je ne le dis pas… oui, avec des yeux plein d’amour, mais c’est une personne qui me fascine. Il a tous les dons. Le don de la danse, le don du jeu, le don de la musique. Il est extrêmement inspiré, cultivé, très curieux de tout, de toutes formes d’art. donc, j’ai plus l’impression de partager ma vie avec un artiste qu’avec un danseur étoile, surtout que lui a une place un peu différente dans la compagnie. Comme tout le monde le sait, il n’est pas un pur prince… classique. Il est plutôt sur un répertoire contemporain, donc très moderne et… ça lui va tellement bien.
Deux personnes qui font le même métier pourraient se faire de l’ombre…
Non, on ne se fait pas d’ombre, on s’encourage. Il comprend exactement ce qu’est le métier d’une danseuse et cela c’est très compliqué, enfin pas compliqué, mais difficile. On respecte tous les deux notre travail, puisque évidemment on l’aime. On ne se voit pas si souvent danser car quand je danse, il garde les enfants et quand il danse, c’est moi qui les garde. Donc, voilà… on ne danse pas ensemble, donc on a chacun notre histoire. Je tenais à ne pas danser trop avec lui…
Vous teniez à ne pas danser ensemble ?
Les couples en danse, c’est très important, comme au cinéma. Nous sommes un couple super à la ville, mais pas forcément à la scène. Je crois au couple, c’est à dire « un autre plus moi ». Je me suis toujours battue pour danser avec des gens avec qui je me sentais belle. Malheureusement, parfois, les danseuses ne pensent qu’à elles, ou inversement.
Avoir des enfants ensemble, c’était un choix courageux de votre part…
– Courageux par rapport à quoi ?
– Accepter la transformation, l’alourdissement de son corps tout en étant danseuse étoile… L’effort de souffrir pour revenir ?
– Quand on a envie, on supporte tout. Une danseuse qui tombe enceinte sait, car elle en a vu d’autre avant elle, qu’elle va être grosse, qu’elle ne saura plus danser, qu’il faudra perdre des kilos et revenir. Mais toutes les danseuses que j’ai vu avant moi être enceintes, sont revenues mieux qu’avant, et physiquement, et dans leur danse. Finalement, l’arrêt, c’est comme pour une blessure sauf que, quand on revient, on n’a pas une cicatrice, on a un enfant… Et ça, c’est vraiment bien !
Vous vous verriez recommencer ?
– Ouh la… La fille…. (elle rit…)
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Souvenir de Molitor où nous allions, enfant, faire nos plongeons scolaires et passer les fameux Tritons protocolaires…
Le granuleux du sol, où s’accrochaient la crasse et la poussière
L’étuve de la piscine d’hiver et la moiteur de son hall en céramique
L’eau gelée du grand bassin où l’on accédait l’été
Et surtout, surtout, l’intimité ombragées des cabines. On nous donnait une clef, un numéro, un garçon de cabine nous guidait vers la nôtre, on se retrouvait seul, frissonnant, dans cet espace clos, protégé seulement du brouhaha sportif par la légère porte de bois. Les pieds dépassaient par dessous, elle était à peine assez haute pour protéger nos visages des regards curieux, mais c’était chez nous. On se déshabillait enfin, on laissait ses habits de ville, sortir, différent, dans le costume de bain pour gagner les étendues liquides de nos exploits du jour…
Et voilà, cela n’est plus aujourd’hui. Rien n’a changé, ou presque, à Molitor, lieu d’élégance, d’exception, d’art et de folie légère. Par la magie du XXIe siècle, tout est revenu : les balustrades, les mosaïques, les coursives et les cabines, tout semble plus coloré, même le jaune tango, pourtant d’origine, qui recouvre à nouveau les façades… Porté par les générosités du groupe Accor, le grand Paquebot de Lucien Pollet est prêt pour de nouvelles aventures superlatives : événements artistiques, sportifs, rendez-vous mondains, soirées pétillantes et autres fantaisies…
Une chose, une chose seulement, une chose infime, manquera peut-être, aux nostalgiques dans les coursives du Grand Bassin. Les chiffres, les portes bleues sont revenues, repeintes à neuf, embellies même (ah, les délicieux petits fauteuils colorés), mais leur poignée olive n’ouvre plus sur l’intimité illusoire des cabines. Derrière la porte, quelques espaces réservés à l’art, des gaines techniques… Belle, lumineuse, Molitor offre tout le confort moderne et au-delà… Adieu le banc humide aux fesses, le sol rugueux, mouillé, où l’on était chez soi.
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Béni par les muses, le Daphnis et Chloé de Maurice Ravel, dirigé par Philippe Jordan à l’Opéra Bastille dans la chorégraphie de Benjamin Millepied et la scénographie de Daniel Buren est un chef d’œuvre.
Depuis le temps qu’il étudie cette impossible équation, Daniel Buren a fini par résoudre la quadrature du cercle. Cela se passe sur la scène de l’opéra Bastille qu’il emplit toute entière de rayures blanches et noire en guise de manifeste. Ainsi s’ouvre Daphnis et Chloé, ce ballet de Maurice Ravel et son œuvre la plus longue, créé le 8 juin 1912, il y a tout juste 102 ans, au théâtre du Châtelet par les ballets russes. Point du jour, aube du monde, le nouveau directeur du ballet de l’opéra, Benjamin Millepied ne pouvait choisir chef d’œuvre plus empli de sens pour ses premiers pas sur le plateau de Bastille. Avec ses 23 danseurs, il se confronte d’entrée à un géant des formes. Ballet humain, au sol, qui tente de s’élever au-dessus de la terre, chorégraphie des structures géométriques au ciel, la cohabitation pourrait, comme souvent, tourner à la confrontation, ainsi que le suggère l’argument du ballet : l’amour de Daphnis et Chloé mis au défi par la tentation de la troublante Lycénion, par les ruses ou la brutalité de Dorcon ou Bryaxis, mais heureusement sauvé par l’intervention sacrée des Nymphes et du dieu Pan.
Philippe Jordan doit être l’avatar de cette divinité des bergers, de la foule collectives, mais aussi joueur de flûte, pour se glisser avec une telle aisance entre ces deux titans. Fluide et présent, il emmène la partition intégrale de Ravel, réalisant l’union rare de l’orchestre dans la fosse et du chœur en coulisse. Avec leurs élans et leur ressac, chanteurs et instrumentistes dansent un pas de deux virtuel d’où jaillissent parfois, la flûte ou le violoncelle, la clarinette ou les cymbales. L’orchestre et le ballet de l’Opéra de Paris se retrouvent avec bonheur pour cette production exceptionnelle, à la fois offrande au plasticien français le plus réputé, cadeau de naissance du jeune et futur directeur du ballet, Benjamin Millepied et consécration de son actuelle directrice, Brigitte Lefèvre qui a tout imaginé de cette improbable et merveilleuse rencontre. Tout comme de son association en première partie avec le Palais de Cristal, nouvelle production – et il faut là applaudir le travail des ateliers exceptionnels sur les tutus acidulés et rafraîchissants des ateliers de costumes-, de la scintillante chorégraphie de George Balanchine. Le lien est clair entre fondateur du New-York City Ballet et Benjamin Millepied qui fut l’une des étoiles de cette formation et le protégé de son directeur Jérome Robbins. D’ailleurs, même s’il se défie des trop évidents parallèles avec les chorégraphes américains, le Daphnis et Chloé de Millepied confesse une parentèle évidente avec West-Side Story, comme un hommage à son mentor. Sous les figures signaux, il n’y a pas loin des bergers et des pirates aux petites bandes du Bronx. Dieu merci, avec Ravel et Buren, c’est l’amour qui triomphe et Daphnis, enfin rougissant, peut enfin porter Chloé aux (septièmes) cieux.
Georges Balanchinee Benjamin Millepied, le Palais de Cristal, Daphnis et Chloé de Maurice Ravel avec le chœur et l’orchestre de l’Opéra de Paris, dirigé par Philippe Jordan et Alessandro di Stefano. Jusqu’au 8 juin, le mardi 3 juin, retransmission en direct dans des cinémas de France et du monde entier et en différé sur France 3.
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La nouvelle, et parfaite, production de la Flûte enchantée qu’offrent Robert Carsen et Philip Jordan à l’Opéra Bastille révèle un Mozart à la fois sépulcral et joyeux.
Regardez Philippe Jordan , dos à la scène, au creux de la fosse d’orchestre, nue comme la terre, sombre comme un tombeau. Délaissez, quelques secondes, la splendeur de la musique et considérez cet homme, enseveli dans un tourbillon de notes et d’accords, tiré par les violons, chaviré par les timbales, suspendu aux sublimes aigus des voix, serviteur humble et attentif d’un chef d’œuvre qui le domine et le possède. Fermez les yeux, écoutez et imaginez Mozart en cette fin d’année 1791. 35 ans, tant de tournées, tant de concerts, tant de portées noircies, et tant d’autres en attente, deux enfants vivants, quatre dans les limbes, une santé fragile et une épouse lointaine. Heureux ? Pas le temps d’y penser. Produire, toujours et encore, créer, glisser entre les notes cette vie qui s’écoule goutte à goutte, dévorée par la musique. Mais parenthèse heureuse, en cet automne révolutionnaire, entre deux lourdes commandes, La Clemenzia di Tito et l’angoissant Requiem, les répétitions et la Première de la Flûte, le 30 septembre, acclamé par le public.
La Flûte Enchantée, un cadeau d’Emmanuel Schikaneder qui connaît bien Wolfgang, son ami de 11 ans. Depuis deux ans, dans les faubourgs de Vienne, son théâtre, auf der Wieden, fait recette. Un bel orchestre de 35 musiciens, d’excellents chanteurs, une belle machinerie, une grande salle de 700 places, cette langue maternelle vers laquelle Mozart rêvait tant de revenir et une féerie drôle et grave à la fois, bâtie dans la fraternité avec le directeur et tous les membres du théâtre. L’allemand et le sujet, tout ramène Wolfie vers son premier opéra, Bastien et Bastienne (1768), il n’avait que 12 ans, fraîche pastorale où la bergère Bastienne et son berger Bastien triomphaient des maléfices du devin du village, Colas.
Dans la Flûte, le prince Tamino et la princesse Pamina affrontent énigmes et sorcelleries, imposées (inventées) par leurs tout-puissants parents, le grand Sarastro et la Reine de la Nuit avec pour seule protection une flûte et des clochettes. Au terme de leurs épreuves, ils trouveront l’amour dans la félicité universelle. A leurs côtés, jumeau terrien et populaire, l’oiseleur Papageno, ne franchit pas tous les degrés de l’initiation mais gagne, et c’est tout ce qui compte pour lui, l’amour de son double féminin, la piquante Papagena.
L’Amour, éternel sujet de Mozart : le trouver, le susciter, le conquérir, le protéger, l’embellir, face aux dangers incessants de l’envie, de la jalousie, de l’avarice, de la lassitude. Et s’il échappait, si on le perdait ? En ce cas, la mort – évoquée 65 fois dans le livret – apparaîtrait, ainsi qu’il l’écrivait quatre ans auparavant à son père Léopold, comme la plus douce, et la meilleure des amies. Faut-il se sentir seul et malheureux chaque jour pour rechercher cette compagnie ? Ou plutôt, suivant pas à pas le jeune Werther qui vient de paraître en 1774, faut-il préférer l’absolu d’un amour idéal aux compromissions d’une envahissante affection ? S’envoler, ou choir, comme la feuille frémissant sous l’effet d’un invisible vent dans la vidéo de Martin Eidenberger, qui plante le décor. C’est bien Mozart qui parle avec l’oiseleur : « Gute Nacht, du falsches Welt » (Adieu, monde cruel).
En grand habitué de l’Opéra Bastille, Robert Carsen sait utiliser toutes ses prouesses techniques, de l’imposante machinerie de scène jusqu’à l’éblouissant plafond de verre pour donner à cette Flûte Enchantée des allures de Noces Funèbres, à l’image des contes populaires ou des films de Tim Burton. Les chanteurs – Pavol Breslik, immaculé Tamino ; Daniel Schmutzhard charnel Papageno , Julia Kleiter, paisible Pamina , Sabine Deivieilhe, omniprésente Königin der Nacht – se glissent harmonieusement dans ce dispositif subtil, voyageurs légers aux silhouettes démultipliées. Par delà tous les discours spirituels, philosophiques ou maçonniques, son message, affiche un enthousiasme désespéré : si plus rien ne subsiste qui vaille ici-bas, alors autant trouver ou retrouver motif à aimer au-delà.
La Flûte enchantée, de Mozart. Avec Pavol Breslik, Julia Kleiter, Sabine Devieilhe, Daniel Schmutzhard, Franz-Josef Selig, François Piolino, solistes d’Aurelius Sängerknaben Calw, Robert Carsen (mise en scène), Michael Levine (décors), Petra Reinhardt (costumes), Martin Eidenberger (vidéo), Robert Carsen et Peter van Praet (lumières), Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Paris, Philippe Jordan (direction). Opéra Bastille, Paris 12e. Jusqu’au 15 avril. Tél. : 08-92-89-90-90. Tarifs : de 15 à 195 euros.
Dernières lettres de Mozart à son épouse, Constance, du 7 au 14 octobre 1791 :
« Je rentre à l’instant de l’opéra. C’était aussi plein que les autres soirs. Le duetto mann und Weib et le Glockenspeil du 1eracte furent bissé comme d’habitude, de même que le trio des jeunes garçons du 2° acte ; mais ce qui me réjouit le plus, c’est le succès qui s’affirme par le silence ! On voit très bien comment cet opéra monte, de plus en plus, dans l’opinion. ».
« Les Leitgeb ont eu une loge aujourd’hui. Elle a bien donné son approbation à chaque morceau, mais lui, cet ennemi de tout, a tellement fait le paysan, que je n’ai pu rester ; il m’aurait fallu le traiter d’âne. Malheureusement j’y étais encore au début du second acte, donc à la scène solennelle ; il s’est moqué de tout. D’abord j’ai eu la patience de vouloir attirer son attention sur certaines paroles… mais non il riait de tout …. C’en a été trop ! Je l’ai appelé Papageno et je suis parti ».
« Je suis aussi allé sur le théâtre au moment de l’air de Papageno avec le Glockenspiel, parce que j’avais aujourd’hui une terrible envie de le jouer moi-même. J’ai fait alors la plaisanterie, à l’endroit où Schikaneder a une pause, de jouer un arpège ; il sursauta, regarda sur la scène et m’aperçut, il s’arrêta alors, il ne voulait plus continuer, je devinai sa pensée et fit un nouvel accord, alors il frappa sur son carillon et lui dit « Ferme ton bec ! » ce qui fit rire tout le monde ».
« Tu peux me croire combien tous les deux (le compositeur Salieri, son rival et sa maîtresse, la cantatrice Caterina Cavalieri) ont été aimables – comme, non seulement ma musique, mais le livret et tout l’ensemble, leur a plu – ils ont dit tous deux que c’est là un opéra digne d’être représenté dans les plus grandes festivités devant les plus grands monarques, et qu’ils viendraient sûrement l’entendre très souvent, car ils n’ont encore vu plus beau et plus agréable spectacle. Lui, il a écouté et regardé avec pleine attention, et depuis l’ouverture jusqu’au dernier choeur, il n’est pas un morceau qui ne lui ait arraché un bravo ou un bello ».
lire le billetPour cette Bohème à l’Opéra Bastille, trois quatuors amoureux dessinent jusqu’en juillet toutes les figures de la passion dans les décors cinématographiques de Jonathan Miller.
Aimer, rire et chanter, c’est le temps de la vie, le quotidien des amoureux. Plus encore pour ceux de La Bohême de Giacomo Puccini. En 1896, l’auteur de 38 ans clame une nouvelle fois, après Manon Lescaut, son goût pour le romantisme français. En ces années de Tour Eiffel, tous les artistes se croisaient d’une butte à l’autre, de Chaillot à Montsouris, et de Montmartre à Montparnasse, des toits de Paris au quartier latin, du café Momus – qui n’ouvre plus ses volets qu’à l’intérieur du palais Garnier – à la barrière d’Enfer. La grande dame pourtant est absente des inusables décors de Jonathan Miller qui place sa Bohème dans un Paris à la fois réaliste et années trente, avec ses affiches de film et sa publicité Dubonnet. Anachronisme ? Sans doute, car le « vrai » café Momus a fermé ses portes en 1851, l’année de la parution du roman d’Henri Murger, « Scènes de la vie de Bohème » qui a inspiré Puccini. Mais qu’importe les années, car Rodolfo, Mimi, Marcello et Musette sont de toutes les époques, tout comme Paris est à jamais la capitale de ceux qui s’aiment.
Comment résumer Bohème ? C’est, dans un Paris légendaire, l’histoire d’un jeune homme et d’une jeune fille pauvres qui se rencontrent, qui s’aiment, qui se séparent, et elle meurt. Dans le tournoiement de la vie, leurs amis, étudiants farceurs, Schaunard et Coline, et un autre couple, Marcello et Musette, habitués aux grands écarts, assistent, impuissants et solidaires, aux heureux, comme aux mauvais jours. Rien de plus facile, rien de plus exigeant. « De cette simplicité sourd le surnaturel, une émotion toujours nouvelle et irrépressible. Dans La Bohème, Puccini a su créer des images inoubliables : Mimi, entrant telle la muse, une bougie à la main dans la chambre du poète, le duo d’amour sous la lune, le grand café illuminé, les adieux impossibles dans le matin glacé, la mort enfin sur le lit misérable. Mais les lieux sont autant de régions de nous-mêmes : son café Momus, c’est le tournoiement même de l’existence, sa Barrière d’Enfer l’effrayant désert du coeur : La Bohème évoque ce qui nous hante tous : l’amour qui flamboie et nous emporte au ciel, la jeunesse qui s’enfuit et le temps qui détruit tout. »
Commandés par Hugues Gall pour leur création en 1995, les décors de Dante Ferretti et la mise en scène de Jonathan Miller, franchiront allègement leur centième représentation d’ici juillet sans prendre une ride. Dans leur nudité neigeuse hivernale ou la lumière dorée des premiers printemps, la chambre, les toits, la rue, la salle, la cour, la chambre tracent un cadre étroit où les artistes cisèlent leurs mots tout en laissant s’épanouir leurs sentiments et leur ligne mélodique. Simplicité d’un chef d’œuvre, où les objets les plus simples se chargent de sens : le poële, la clef, les fleurs, le bonnet, la main…
Mimi et Musette, deux figures de l’amour
Depuis Luciano Pavarotti et Mirella Freni, les plus grands couples lyriques ont fait couler les larmes des mélomanes. Dans cette production, Bastille a déjà acclamé notamment en 2001 Roberto Alagna et Angela Gheorghiu, qui vivaient leur passion autant qu’ils la chantaient. Cette année, le 27 mars prochain, la diva roumaine retrouvera la direction ardente de Daniel Oren, avec un nouveau compagnon de scène, l’athlétique ténor polonais Piotr Beczala. Un couple de haut vol très attendu après l’envol de Stefano Secco et Maria Agresta, ces premiers tourtereaux qui pour l’heure ont ému la salle, sans la bouleverser. En juillet, les immeubles parisiens de Dante Ferretti remonteront encore des ateliers de Bastille pour entourer un dernier duo : le volcanique Massimo Giordano avec la jolie Anita Hartig qui fera ses débuts à Bastille. Tanqué dans son rôle depuis 2001, Ludovic Tézier est le roc de cette production, inamovible dans le rôle de Marcello, le peintre amoureux, il collectionne les Musette roumaine, Brigitta Kele, ou russe, Elena Tsallagova, mais toutes deux flamboyantes, à l’image de leur personnage. Jusqu’en juillet, ils vont s’offrir tour à tout pour que vive et meure Mimi. Et le 14 encore, jour révolutionnaire, Bohème prendra la Bastille !
La Bohème de Giacomo Puccini, opéra en quatre tableaux (1896), livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après le roman de Henri Murger Scènes de la vie de Bohème. En langue italienne. Direction musicale : Daniel Oren, Stefano Ranzani. Mise en scène : Jonathan Miller, Décors : Dante Ferretti, Costumes : Gabrielle Pescucci. Lumières : Guido Levi. Chef de chœur : Alessandro di Stefano.
Mimi : Maria Agresta (15 au 24 mars- A), Angela Gheorghiu (27 Mars au 11 avril), Anita Hartig (
Musetta : Brigitta Keele (15 mars au 11 avril), Elena Tsallagova
Rodolfo : Stefano Secco (15 au 24 mars), Piotr Beczala (27 mars au 11 avril), Massimo Giordano (
Marcello : Ludovic Tézier ; Schaunard : Igor Gnidii (A), Lionel Lhote (B) ; Colline : Ante Jerkunica (A), Nahuel di Pierro (B)
Maîtrise des Hauts-de-Seine, Chœurs d’enfants de l’Opéra National e Paris. Orchestre et chœur de l’Opéra National de Paris.
(A) : 15, 18, 21, 24, 27, 31, MARS, 4, 7, 11 AVRIL
(B) : 29 JUIN, 2, 4, 7, 9, 12, 14 JUILLET (*)
*14 juillet : représentation gratuite. Entrée libre dans la limite des places disponibles. Tarifs : de 5 à 180 euros. Informations : www.operadeparis.fr
Journée Radio Classique (FM 101.1) en direct du Studio Bastille
le 31 mars 2014, toute la journée suivie de la diffusion en direct de La Bohème à 19h30
lire le billetGérard Mortier, grand directeur d’Opéra, nous quitte aujourd’hui, à 70 ans. Son pancréas (celui qui crée tout…) n’a pas supporté le jour où de mauvais esprits lui ont barré brutalement barré la route de la création au Teatro Real de Madrid. Tant de chemins, pourtant auraient pu s’ouvrir encore à son talent fertile. Quelques souvenirs
– Son bureau lumineux et discret au sommet de l’Opéra Bastille. Au large espace occupé par son prédécesseur Hugues Gall, il avait préféré une petite pièce chaleureuse et lumineuse où s’entassaient livres et partitions.
– Sa discrétion bonhomme. Souriant et silencieux, il arrivait toujours, on ne savait vraiment d’où. Il s’excusait de courir autant, de ne pas pouvoir vous accorder tout le temps que vous méritiez, mais il avait tant, et tant à faire, disait-il de son petit accent gantois. Et puis, il s’asseyait et s’enflammait, volubile, dès qu’on évoquait avec lui la musique, la création, les arts et les lettres.
– Figaro, l’Espagnol, celui qui se pose là avec son grand air ? Non, il ne l’aimait pas. Trop brusque, trop maladroit à son goût, trop matamore. Il n’en adorait pas moins, comme chacun d’entre nous, “les Noces” de Mozart, pour sa musique bien sûr, mais aussi pour ce regard moderne et dérangeant porté sur le mariage. « Imaginez, me disait-il, le scandale à l’époque : les serviteurs ne pouvaient choisir leur mariage. C’était surtout cela qu’ils réclamaient., cette liberté que la noblesse s’arrogeait encore.
– Sa patiente diplomatie. Alors que tant de fauves de l’orchestre se défiaient de lui à l’opéra de Paris, il était parvenu en cinq années de mandat à apprivoiser les plus redoutables. A son départ, tous l’appréciaient. Même écho dans les chœurs qui ont, avec lui, repris du souffle. Patience encore dans son effort incessant pour éveiller le public, souvent un peu ronronnant de l’opéra. Avec lui, on apprenait à goûter les surprises, à aimer l’impair. « Je suis plutôt Méphisto, celui qui pose les questions, disait-il. Ou Thyl Ulenspiegel. C’est cette image de Thyl que je voudrais laisser.
– L’émotion, ineffable, de Tristan et Isolde. Plus jamais, on n’entendra Tristan sans revoir en pensée la lumière qui transcendait la scène de Bastille. Idée géniale de Gérard Mortier : réunir deux géants, Peter Sellars et Bill Viola pour cette œuvre d’art total où la vidéo continue de l’artiste américain révolutionnait la musique de Wagner. Une renaissance ou une résurrection pour tous ceux qui ont eu le bonheur et la chance de vivre cette expérience. L’Opéra de Paris reprend cette production légendaire à partir du 8 avril, alors même que le Grand Palais rend un hommage géant à Bill Viola. Il faut en rendre grâce aujourd’hui à celui sans qui rien de cela n’existerait. Merci, monsieur Mortier, reposez en paix…
Et ce très beau témoignage de krzysztof-warlikowski dans les Inrocks
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