La Flûte enchantée de Mozart : aimer au-delà

La nouvelle, et parfaite, production de la Flûte enchantée qu’offrent Robert Carsen et Philip Jordan à l’Opéra Bastille révèle un Mozart à la fois sépulcral et joyeux.

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Regardez Philippe Jordan , dos à la scène, au creux de la fosse d’orchestre, nue comme la terre, sombre comme un tombeau. Délaissez, quelques secondes, la splendeur de la musique et considérez cet homme, enseveli dans un tourbillon de notes et d’accords, tiré par les violons, chaviré par les timbales, suspendu aux sublimes aigus des voix, serviteur humble et attentif d’un chef d’œuvre qui le domine et le possède. Fermez les yeux, écoutez  et imaginez Mozart en cette fin d’année 1791. 35 ans, tant de tournées, tant de concerts, tant de portées noircies, et tant d’autres en attente, deux enfants vivants, quatre dans les limbes, une santé fragile et une épouse lointaine. Heureux ? Pas le temps d’y penser. Produire, toujours et encore, créer, glisser entre les notes cette vie qui s’écoule goutte à goutte, dévorée par la musique. Mais parenthèse heureuse, en cet automne révolutionnaire, entre deux lourdes commandes, La Clemenzia di Tito et l’angoissant Requiem, les répétitions et la Première de la Flûte, le 30 septembre, acclamé par le public.

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La Flûte Enchantée, un cadeau d’Emmanuel Schikaneder qui connaît bien Wolfgang, son ami de 11 ans. Depuis deux ans, dans les faubourgs de Vienne, son théâtre, auf der Wieden, fait recette. Un bel orchestre de 35 musiciens, d’excellents chanteurs, une belle machinerie, une grande salle de 700 places, cette langue maternelle vers laquelle Mozart rêvait tant de revenir et une féerie drôle et grave à la fois, bâtie dans la fraternité avec le directeur et tous les membres du théâtre. L’allemand et le sujet, tout ramène Wolfie vers son premier opéra, Bastien et Bastienne (1768), il n’avait que 12 ans, fraîche pastorale où la bergère Bastienne et son berger Bastien triomphaient des maléfices du devin du village, Colas.

Dans la Flûte, le prince Tamino et la princesse Pamina affrontent énigmes et sorcelleries, imposées (inventées) par leurs tout-puissants parents, le grand Sarastro et la Reine de la Nuit avec pour seule protection une flûte et des clochettes. Au terme de leurs épreuves, ils trouveront l’amour dans la félicité universelle. A leurs côtés, jumeau terrien et populaire, l’oiseleur Papageno, ne franchit pas tous les degrés de l’initiation mais gagne, et c’est tout ce qui compte pour lui, l’amour de son double féminin, la piquante Papagena.

L’Amour, éternel sujet  de Mozart : le trouver, le susciter, le conquérir, le protéger, l’embellir, face aux dangers incessants de l’envie, de la jalousie, de l’avarice, de la lassitude. Et s’il échappait, si on le perdait ? En ce cas, la mort – évoquée 65 fois dans le livret – apparaîtrait, ainsi qu’il l’écrivait quatre ans auparavant à son père Léopold, comme la plus douce, et la meilleure des amies. Faut-il se sentir seul et malheureux chaque jour pour rechercher cette compagnie ? Ou plutôt, suivant pas à pas le jeune Werther qui vient de paraître en 1774, faut-il préférer l’absolu d’un amour idéal aux compromissions d’une envahissante affection ? S’envoler, ou choir, comme la feuille frémissant sous l’effet d’un invisible vent dans la vidéo de Martin Eidenberger, qui plante le décor. C’est bien Mozart qui parle avec l’oiseleur : « Gute Nacht, du falsches Welt » (Adieu, monde cruel).

En grand habitué de l’Opéra Bastille, Robert Carsen sait utiliser toutes ses prouesses techniques, de l’imposante machinerie de scène jusqu’à l’éblouissant plafond de verre pour donner à cette Flûte Enchantée des allures de Noces Funèbres, à l’image des contes populaires ou des films de Tim Burton. Les chanteurs – Pavol Breslik, immaculé Tamino ; Daniel Schmutzhard charnel Papageno , Julia Kleiter, paisible Pamina , Sabine Deivieilhe, omniprésente Königin der Nacht – se glissent harmonieusement dans ce dispositif subtil, voyageurs légers aux silhouettes démultipliées. Par delà tous les discours spirituels, philosophiques ou maçonniques, son message, affiche un enthousiasme désespéré : si plus rien ne subsiste qui vaille ici-bas, alors autant trouver ou retrouver motif à aimer au-delà.

La Flûte enchantée, de Mozart. Avec Pavol Breslik, Julia Kleiter, Sabine Devieilhe, Daniel Schmutzhard, Franz-Josef Selig, François Piolino, solistes d’Aurelius Sängerknaben Calw, Robert Carsen (mise en scène), Michael Levine (décors), Petra Reinhardt (costumes), Martin Eidenberger (vidéo), Robert Carsen et Peter van Praet (lumières), Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Paris, Philippe Jordan (direction). Opéra Bastille, Paris 12e. Jusqu’au 15 avril. Tél. : 08-92-89-90-90. Tarifs : de 15 à 195 euros.

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Dernières lettres de Mozart à son épouse, Constance, du 7 au 14 octobre 1791 :

« Je rentre à l’instant de l’opéra. C’était aussi plein que les autres soirs. Le duetto mann und Weib et le Glockenspeil du 1eracte furent bissé comme d’habitude, de même que le trio des jeunes garçons du 2° acte ; mais ce qui me réjouit le plus, c’est le succès qui s’affirme par le silence ! On voit très bien comment cet opéra monte, de plus en plus, dans l’opinion. ».

 « Les Leitgeb ont eu une loge aujourd’hui. Elle a bien donné son approbation à chaque morceau, mais lui, cet ennemi de tout, a tellement fait le paysan, que je n’ai pu rester ; il m’aurait fallu le traiter d’âne. Malheureusement j’y étais encore au début du second acte, donc à la scène solennelle ; il s’est moqué de tout. D’abord j’ai eu la patience de vouloir attirer son attention sur certaines paroles… mais non il riait de tout …. C’en a été trop ! Je l’ai appelé Papageno et je suis parti ».

« Je suis aussi allé sur le théâtre au moment de l’air de Papageno avec le Glockenspiel, parce que j’avais aujourd’hui une terrible envie de le jouer moi-même. J’ai fait alors la plaisanterie, à l’endroit où Schikaneder a une pause, de jouer un arpège ; il sursauta, regarda sur la scène et m’aperçut, il s’arrêta alors, il ne voulait plus continuer, je devinai sa pensée et fit un nouvel accord, alors il frappa sur son carillon et lui dit « Ferme ton bec ! » ce qui fit rire tout le monde ».

« Tu peux me croire combien tous les deux (le compositeur Salieri, son rival et sa maîtresse, la cantatrice Caterina Cavalieri) ont été aimables – comme, non seulement ma musique, mais le livret et tout l’ensemble, leur a plu – ils ont dit tous deux que c’est là un opéra digne d’être représenté dans les plus grandes festivités devant les plus grands monarques, et qu’ils viendraient sûrement l’entendre très souvent, car ils n’ont encore vu plus beau et plus agréable spectacle. Lui, il a écouté et regardé avec pleine attention, et depuis l’ouverture jusqu’au dernier choeur, il n’est pas un morceau qui ne lui ait arraché un bravo ou un bello ».

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