Ne pas poser trop de question

J’ai beau avoir l’apparence d’un Coréen, parler écrire et lire en Coréen, il existe tant de différences culturelles et dans la façon de penser que je préfère annoncer rapidement aux gens autour de moi que je suis un simple “occidental”, afin qu’ils ne soient pas vexés par mes éventuelles maladresses, dont je vous livre un exemple récent.

Je suis invité à dîner par des amis et suis placé à côté du grand-père paternel de la famille, à qui je dois évidemment la plus grande déférence. Celui-ci, est vivement intrigué par ce pays si lointain qu’est la France, et je passe une grande partie de mon dîner à répondre à ses questions sur la vie là-bas. Naturellement tout le monde se tait lorsque le grand-père parle et toute la table se retrouve à écouter avec attention notre conversation sur la vie en France. Les questions tournent autour de la vie de tous les jours et il en vient à me demander si les Français dorment aussi sur un matelas chauffant les nuits d’hiver.

Sur le coup, je ne comprends pas sa question parce que le terme “matelas chauffant” (전기 장판, “jeongi jangpan”) ne fait pas partie de mon vocabulaire de Coréen. Je lui demande naturellement ce que signifie “jeongi jangpan”… Et les convives émettent tous un rire gêné, dont je ne comprends pas tout à fait la raison aujourd’hui encore.

Il s’avère que par cette seule question de vocabulaire, mon attitude aurait été insolente, car on ne met pas dans l’embarras une personne à qui l’on doit le respect en lui posant une question inattendue. D’ailleurs, il est généralement malvenu pour une personne de poser une  question à une personne d’un statut très supérieur (souvent c’est l’âge qui détermine ce positionnement), car poser une question est une obligation qu’on impose à son interlocuteur de répondre.

Comment aurais-je donc dû réagir? D’après mes amis, un Coréen se serait contenté de répondre oui ou non à la question du grand-père, même sans savoir de quoi il s’agissait, pour changer rapidement de sujet. Puis, une fois le dîner terminé et le grand-père alité,  il se serait renseigné sur la signification de ce mot, au plus proche des convives de ce dîner.

C’est incroyable comment l’attitude la plus naturelle pour les uns, peut paraître la plus saugrenue chez les autres…

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Beauty, beauty-full

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Ca n’est pas un hasard si dans le métro de Seoul, les publicités sur la chirurgie esthétique cotoient celles de n’importe quelle marque de lessive comme si de rien n’était: ici, une femme sur trois est passée sous le bistouri.

Mais avant de fustiger les Coréennes pour leur culte de la superficialité il faut comprendre leurs motivations à vouloir être plus belle. Car ici on ne modifie pas son corps pour le simple plaisir des yeux mais pour être plus compétitive. D’ailleurs, il ne s’agit pas de beauté, mais avant tout de répondre aux canons de la beauté tels que définis par une société coréenne hyper conformiste: paupières plissées et nez rehaussés pour ressembler aux occidentales sont ainsi les interventions les plus courantes. Il est bien vu également que le contour du visage soit de forme la plus ovale possible: on peut pour cela se faire limer le menton. Sans oublier les procédés pour rester jeune et il n’est pas rare que les injections de botox se pratiquent dès la vingtaine.

La récompense de tous ces efforts et investissements sont multiples car dans cette société hyper compétitive, être belle devient un véritable avantage concurrentiel, y compris pour sa carrière. Les Coréennes espèrent ainsi pouvoir décrocher le job de leurs rêves aux dépens de concurrentes moins avenantes et dans la mesure où la plupart des postes clés des entreprises coréennes sont détenus par des hommes, le raisonnement n’est pas farfelu.

Mais bien sûr, l’objectif majeur est de décrocher le mari de ses rêves, consécration ultime dans un pays où la morale confucéenne omni-présente veut que la réussite de la femme passe par celui de son mari. Bien sûr, les mentalités changent rapidement et nombreuses sont les femmes actives menant avec succès leur carrière professionnelle. Mais la majorité d’entre elles restent tournées vers un autre objectif: accéder à la richesse et au prestige par un mariage.

Et les cliniques de chirurgie esthétiques ne sont pas dupes, qui s’affichent dans les stations de métro avec des messages on ne peut plus explicites.

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Patron voyou à la sauce Chaebol

18376882.jpg-r_760_x-f_jpg-q_x-20040331_060832Lorsqu’on parle de patrons voyous en France, c’est généralement pour dénoncer leurs agissements illégaux ou contraire à l’éthique, permettant leur enrichissement personnel ou celui de leurs actionnaires, mais rarement pour dénoncer des patrons qui se comporteraient réellement comme des voyous de rue, en agressant physiquement les gens. En Corée si.

Mais pour bien comprendre l’histoire qui suit, il faut faire une parenthèse sur les Chaebols et leur rôle central dans l’économie et la société coréenne. Dans les années 60, alors que la Corée du Sud n’est toujours qu’un chant de ruines quelques années après la guerre de Corée (1950-1953), le président Park Chung-hee entame le décollage économique du pays en s’appuyant sur quelques entrepreneurs actifs et visionnaires, à qui il octroie tous les avantages pour qu’ils réussissent: les banques sont priées d’accorder un financement presque sans limite à ces quelques heureux élus, tandis que la plupart des gros contrats publics leur sont réservés.

Ainsi émerge le modèle de développement économique coréen: d’un côté un régime politique autoritaire et dirigiste qui place le développement économique en tête de ses priorités, et de l’autre quelques entreprises qui grâce au talent de leurs fondateurs et à leurs efforts (souvent illégaux) pour cultiver leur proximité avec le pouvoir en place, se développent tous azimuts quel que soit le secteur d’activité. Ce sont les Chaebols, dont les plus connues sont Hyundai, Samsung, LG ou feu Daewoo aux destins divers mais qui connurent tous cette même success story à leurs débuts.

Ces Chaebols sont le symbole des forces et faiblesses de l’économie sud-coréenne: ils permirent un développement spectaculaire du pays, mais au prix d’un système politique autoritaire et corrompu, et d’une économie où les banques n’avaient pas leur mot à dire, notamment pour limiter l’endettement spectaculaire  des Chaebols nécessaire pour financer leurs appétits sans fin de développement. Ce modèle ne résistera pas à la crise asiatique de 1997: Daewoo en mourra tandis que la plupart des autres Chaebols seront contraints à l’éclatement pour ne se concentrer que sur quelques coeurs d’activité.

Aujourd’hui, cet éclatement n’est que partiel: si certaines filiales ont réellement été cédées, telle la cession de Samsung Motors à Renault, d’autres séparations ne furent que superficielles, préservant le modèle Chaebol au moyen de liens capitalistiques opaques ou de contrôle du management de chaque société “cédée” par un membre de la famille.

C’est dans ce contexte qu’il faut découvrir cette histoire incroyable révélée par un documentaire de MBC, l’une des trois chaînes hertziennes nationales. On y fait la connaissance de M. Yoo 52 ans, chauffeur de camion citerne  depuis 1998 pour un sous-traitant de SK Energy.

SK est un Chaebol, certes moins connu en France mais très puissant en Corée. Il est présent dans de nombreux secteurs, leader dans les telecoms, grâce à SK Telecom le premier opérateur mobile coréen. Il est leader également dans l’énergie avec SK Energy, dont l’employeur de M. Yoo est donc sous-traitant.

Faisant fasse à des conditions de travail extrêmement difficiles M. Yoo se syndicalise en 2004 pour défendre ses droits et occupe progressivement des responsabilités syndicales importantes au sein de sa branche d’activité. En août 2009, son entreprise est rachetée par l’entreprise M&M un autre sous-traitant de SK Energy. Dans les faits, les choses ne devraient pas vraiment changer: l’activité est toujours exclusivement portée par le client SK Energy, et dans le management de M&M figure M. Choi, ancien dirigeant de l’entreprise sur le point d’être rachetée. Détail notoire, ce M. Choi est également cousin germain du Chairman de SK. Le business devrait donc continuer sans encombre.

Sauf qu’on demande à M. Yoo de signer un nouveau contrat de travail où il lui est demandé, comme à tous ses collègues, de renoncer à toute activité syndicale: M. Yoo refuse et se retrouve sans emploi dès septembre 2009. S’ensuit une année durant laquelle M. Yoo manifestera seul avec son camion citerne devant le siège de ses ex-futur employeurs, tentant de donner le maximum de visibilité à ses actes de protestation pour les forcer au dialogue. Il ira également stationner son camion devant le siège de SK Energy  et du domicile de son Chairman pour faire valoir ses revendications.

Au bout d’un an, à bout de force et de ressources financières, M. Yoo accepte un rendez-vous avec le management de M&M où il est suggéré qu’on lui rachèterait au moins son camion en guise d’indemnité. Après une fouille au corps quelque peu étrange pour la circonstance, on l’amène dans une salle où des chaises sont disposées en cercle, au centre duquel on lui demande de s’agenouiller. Procédé encore plus douteux mais M. Yoo est épuisé. S’il faut perdre encore un peu plus de sa dignité et s’excuser auprès de ces gens pour obtenir l’argent tant nécessaire il est prêt à s’y résigner et se met à genoux.

C’est alors que selon M. Yoo, entrent 7 à 8 cadres de M&M qui prennent place sur les chaises autour de lui, puis arrive M. Choi qui en guise de salutation lui envoie un violent coup de pied à la poitrine. Mais cette agression n’est qu’une mise en bouche: on demande à M. Yoo de se mettre en position de pompe et on amène une batte de baseball en aluminium à M. Choi qui annonce le programme: il lui administrera 20 coups de battes dans les fesses et les jambes et lui paiera 20 million de wons (13,000 EUR) pour la peine, soit 1 millions de wons (660 EUR) le coup. Commence alors le supplice. Au bout du onzième coup de batte, alors que M. Yoo implore la pitié, M. Choi dans un élan magnanime montera le tarif à 3 millions de wons par coup de batte pour arriver au montant promis.

Enfin, pour que M. Choi termine de se défouler, on enfouira du papier toilette dans la bouche de M. Yoo pour qu’il puisse le frapper au visage sans trop de trace. On lui fera ensuite signer deux papiers que M. Yoo n’aura pas le temps de lire et  sur lesquels figurent un montant de 50 millions de wons pour l’un (33 000EUR) et 20 millions de wons pour l’autre (13 000EUR). Il s’avérera que le premier document est l’acte de vente du camion, et que le deuxième est une rémunération en compensation des coups administrés et en contrepartie de laquelle M. Yoo s’engage à ne pas porter plainte. Les photos (graphiques) des dégâts causés par M. Choi sont disponibles au milieu de cet article en coréen.

On ne sait pas ce qui est le plus choquant dans cette histoire: que ce type de châtiment corporel, bien qu’isolé, puisse encore avoir lieu dans une entreprise qui a pignon sur rue, que ce patron fou n’ait aucune once de respect pour la dignité humaine, que personne dans l’audience n’ait bougé pour arrêter le patron fou, ou encore que le management de cette entreprise n’éprouve aucun regret, ni même sentiment d’avoir quelque chose à se reprocher. Car lorsque le journaliste auteur du reportage appelle deux cadres de l’entreprise pour enquêter sur cette affaire, ceux-ci non seulement confirment, mais justifie le bien-fondé de l’acte: “il a accepté les coup en contrepartie d’une compensation, c’était du fight money en quelque sorte”, dira l’un, alors que le deuxième cadre ira même jusqu’à insulter M. Yoo en lui reprochant d’avoir quelque chose à redire  à son “juste” sort.

Ca ne serait pas faire justice aux progrès sud-coréen que de résumer sa situation socio-économique à cette affaire. Depuis 20 ans, le pays est sorti de la dictature pour devenir aujourd’hui d’une  démocratie vibrante. En un temps record, les Coréens ont vu une amélioration dramatique de leur niveau de vie avec l’avènement d’une vraie classe moyenne. Certes la société souffre toujours d’inégalités sociales mais quel autre pays de l’OCDE pourrait ne pas en dire autant? Sensibilisée par les médias, l’opinion publique s’est émue du sort de M. Yoo et sur Internet se déversent des flots de commentaires réclamant que ce crime ne reste pas impunis. Aujourd’hui, les juges affirment vouloir entendre M. Choi sur cette affaire et les experts juridiques s’accordent pour prédire que M. Choi va au devant de gros problèmes face à la Justice.

Mais voilà, M. Choi fait partie de la famille de l’un des plus puissants Chaebols dont l’importance est vitale pour l’économie coréenne. Si vitale que progressivement, le pouvoir politique leur accorda une impunité de fait, au point que des délits aussi impardonnables que des faits de corruption (Samsung) ou d’enlèvement et d’agression de personnes (Hanhwa), furent graciés par le Président au nom de l’intérêt économique supérieur de l’Etat.

Nul n’est censé ignorer la loi, dit-on. A part les Chaebols, rajouterait-on ici.

Photo: Une scène de Old Boy de Park Chan-wook

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