Le destin de la famille de Mme Park, retrouvée morte avec ses deux filles dans leur domicile, est une lente descente aux enfers qui ne peut laisser aucun Coréen indifférent parce qu’il met en exergue l’agonie silencieuse de ceux qui n’ont pas pu profiter du miracle économique coréen, et parce qu’il est révélateur du niveau de violence sociale dans lequel tous évoluent aujourd’hui, et dont peu se sentent totalement à l’abris.
Du père de cette famille on ne sait pas grand chose, à part qu’il était entrepreneur et qu’il succomba à un cancer en 2002, laissant derrière lui une femme et deux filles. Celui-ci laissait également des dettes, dont on ne sait très bien si elles étaient dues aux frais d’hôpital ou à ses affaires, mais dont on imagine le rôle dans la détérioration brutale de la situation économique d’une famille dont la principale source de revenu était… feu le père.
C’est pourquoi en 2005, Mme Park, alors âgée de 52 ans, et ses deux filles de 25 et 22 ans, durent se résoudre à quitter leur demeure familiale et emménager dans l’entresol exigu d’une maison individuelle, dont on peut supposer que le principal avantage résidait dans son loyer abordable: 260€ mensuels.
A ce loyer qui constituait la principale dépense mensuelle de la famille, s’ajoutaient les charges locatives d’environ 100€. Pour le reste, une liste des dépenses du mois de février 2006 retrouvée sur un calepin donne une idée du train de vie a minima de la mère et ses deux filles : la plus grande dépense courante d’un montant de 18 €, concernait de la nourriture pour chat, et l’on se doute qu’aucune dépense n’aura été oubliée sur cette liste où même les achats les plus insignifiants tels qu’une glace (0,35 €), du soja (0,50€), ou encore une canette de soda (0,50€) étaient scrupuleusement notés.
Pourtant il en aurait fallu bien d’autres de dépenses. Notamment pour soigner la fille aînée, atteinte de diabète aigu et d’hypertension au point d’être dans l’incapacité d’exercer toute activité professionnelle. Car nous sommes en Corée du Sud, pays qui de ceux de l’OCDE, dépense le moins en matière de sécurité sociale, et qui laisse l’immense majorité de ses citoyens sans couverture maladie : libre à eux d’opter pour une mutuelle privée, ou à défaut, de puiser dans leurs économies le jour où la maladie frappe, comme ce fut le cas par deux fois pour la famille de Mme Park.
Après le décès de son mari c’est logiquement sur elle que reposa la lourde tâche de subvenir aux besoins du foyer. Tâche à laquelle elle s’attela avec acharnement comme serveuse dans un restaurant de Seoul pour un salaire mensuel de 815€ : maigre somme pourtant suffisante pour permettre à la famille de vivoter.
Jusqu’à ce jour de la fin du mois de janvier dernier, où la mère tomba dans la rue, et se fractura le bras droit, se trouvant ainsi dans l’impossibilité de continuer son travail de serveuse. Un malheur n’arrivant jamais seul, le loyer de leur domicile était passé de 260 à 340€ au début de cette année.
On imagine que les semaines qui suivirent furent consacrées à tenter de trouver une solution à l’impasse financière dans laquelle se trouvait plongée cette famille : un crédit à la consommation ? Ce recours avait déjà été excessivement utilisé et les deux filles étaient déjà fichées dans les listings de consommateurs non solvables. Une demande d’aide aux proches? Cela aurait été la pire des humiliations pour une famille qui n’a plus rien d’autre que sa fierté. La fierté du pauvre en Corée, c’est de vivre sans être un fardeau, un embarras (폐, “Pae”) pour les autres. Ce fut le cas pour Mme Park, dont le petit frère devinant la misère de sa soeur, vint un jour lui donner du riz, et se vit presque réprimander de gaspiller ses ressources ainsi, alors qu’il avait lui aussi des bouches à nourrir.
Bénéficier des quelques aides de l’Etat aurait été une possibilité. Certaines aides existent et Mme Park aurait probablement pu y prétendre. Mais se renseigner, puis établir les démarches administratives adéquates n’étaient sûrement pas dans les capacités de Mme Park. Et d’ailleurs, bénéficier de ce types d’aide ne revient-il pas à devenir un fardeau pour la société toute entière?
Une société dont le succès économique fulgurant de ces dernières décennies est fondé notamment sur la croyance que chacun a ce qu’il mérite, que le système coréen sait récompenser ceux qui mettent tout en oeuvre pour y arriver. De telles valeurs furent essentielles pour mettre tout un pays au travail, sans compter ses heures ni son salaire et ainsi, sortir de la pauvreté. Mais leur corollaire est effrayant, car si les riches le sont parce qu’ils l’ont mérité, alors les pauvres aussi n’ont que ce qu’ils méritent, ou du moins ne devraient s’en prendre qu’à eux-mêmes.
Plutôt disparaître silencieusement donc, que d’être un poids pour les autres. Le dernier achat de Mme Park fut trois briquettes de charbon (2€) qu’elle alluma dans sa chambre calfeutrée avant de se coucher aux côtés de ses deux filles. Elles furent retrouvées le 26 février dernier, décédée par intoxication au monoxyde de carbone.
Le dernier message de Park avant de disparaître fut à la seule personne qu’elle pensait mettre dans l’embarras par son geste : sa propriétaire, dont le contrat de location s’arrêtait brusquement. Sur une enveloppe contenant les 475€ des loyer et charges du mois de février, elle écrivit : “A l’attention de Mme la propriétaire… Je suis désolée mais ceci sera mon dernier loyer. Je suis vraiment désolée.”
lire le billetGarer sa voiture en double file et la laisser, moteur tournant, avec tous ses effets personnels à l’intérieur, le temps d’aller récupérer un café à emporter dans le coffee shop d’en face serait pure folie à Paris. C’est pourtant mon rituel du matin à Séoul, ville 5 fois plus peuplée que Paris, mais où la petite délinquance est aussi inexistante que dans les petits villages reculés où tout le monde se connait.
Pour un Parisien, cette réalité est déconcertante : dans les rues, les boutiques d’opérateurs mobiles regorgent d’étales de smartphones derniers cris livrés à des passants indifférents, sans qu’aucune mesure de protection particulière n’ait été prise, et sans qu’aucun problème particulier ne survienne. Quant à la plupart des lieux publics à forte fréquentation tels que les couloirs du métro ou les halls de gare, ils sont recouverts d’écrans plats derniers cris, vierges de toute protection et de toute trace de vandalisme, alors qu’on imagine que leur durée de vie à la station Châtelet-les-Halles ne dépasserait pas l’échelle de la semaine.
Il m’a fallu du temps pour trouver une explication satisfaisante à cette qualité si appréciable de la société coréenne. Les Coréens sont-ils plus civiques par nature que nous autres Français ? Sont-ils mieux sensibilisés dès l’enfance et par la suite aux méfaits du vol ou du vandalisme ? Ou plus cyniquement, sont-ils dissuadés plus efficacement de voler du fait de l’omniprésence des caméras de surveillance, des policiers, et des peines encourues ?
Tous ces facteurs jouent certainement un rôle, mais j’en découvris un autre, peut-être plus fondamental que tous les autres, lors d’une rencontre avec des habitants d’un quartier un peu spécial de Séoul.
Ce quartier s’appelle Guryong, situé à deux pas du siège mondial de Hyundai – Kia Motors, et d’un quartier de Gangnam reconnaissable à ses grattes-ciel résidentiels, où l’on trouve certainement la densité de multi – millionnaires la plus élevée de tout la Corée du Sud.
Coincé entre ces deux emblèmes du capitalisme coréen triomphant, le quartier de Guryong a lui aussi émergé dans le sillage de la réussite économique fulgurante du pays à partir des années 80, mais plutôt comme une touffe coriace de mauvaises herbes qui repousserait sans cesse en marge d’un beau jardin anglais. Car c’est à cet endroit que les derniers pauvres de Gangnam dont les situations trop modestes ne convenaient plus au développement immobilier du quartier, ni à l’image d’une Corée sortie de la pauvreté que le pays voulait projeter à l’approche des Jeux Olympiques de Séoul en 1988, y élurent résidence.
Aujourd’hui, le quartier de Guryong a tout d’un bidonville de métropole du Tiers-Monde : ses ruelles sont faites de goudron cabossé, lorsqu’elles ne sont pas en terre ; ses habitations se résument à des amas de tôles récupérés ici et là, où l’eau courante n’existe pas, tandis que l’alimentation en électricité est assurée en détournant les lignes à hautes tension qui passent à proximité.
Discuter avec les habitants de Guryong, de leurs parcours et de leurs vies dans cette poche de misère cachée au milieu d’un océan d’opulence et de bling bling, n’est pas aussi délicat qu’il n’y paraît. Une fois les intentions non malveillantes clairement affichées, l’accueil des habitants, intrigués par la présence d’étrangers et pas mécontents de récupérer un peu d’attention sur eux, est chaleureux, et la discussion facile. Bien sûr, les vies de chacun ne sont pas livrées dans le détail : on devine les accidents de parcours non anticipés, les événements exceptionnels qui font basculer l’existence de gens trop modestes pour avoir des filets de sécurité.
On ne serait pas surpris d’entendre dans ces circonstances quelques manifestations de colère à l’égard d’un pays qui les a laissés sur le bas côté avec d’autres malchanceux, tandis qu’une minorité s’accaparait les richesses immenses produites par le développement économique fulgurant de la Corée depuis un demi-siècle. N’ont-ils pas travaillé eux aussi d’arrache-pied pour le développement de leur pays? On le devine. D’ailleurs, on se rend compte qu’aujourd’hui encore, les habitants de Guryong ne sont pas des fardeaux pour la société. Certes ils vivent dans une poche de pauvreté dont leurs voisins de Gangnam préfèrent détourner les yeux, mais pour le reste, la plupart des gens en âge de travailler ont un emploi, les rares enfants ou adolescents présents sont scolarisés, tandis que tous les habitants à quelques exceptions près, sont d’apparence digne, au point de se demander par exemple, si ces passants bien habillés, dont un homme en chemise, cravate et attaché-case, sont bien des habitants de Guryong ou quelques passants égarés.
Ces gens-là semblent tout faire pour mériter au moins l’eau courante et les égouts qui composent la base de toute condition de vie digne, mais ils n’y ont pas droit. Et malgré tout, les discours tenus sont plus proches d’un plaidoyer pour le modèle sud-coréen et pour le gouvernement conservateur actuel, qu’une critique du système en place. Bien sûr ces propos sont partiellement dus au patriotisme sans faille de chaque Coréen, toujours prompt à vanter les prouesses de son pays devant les étrangers, mais cette adhésion totale et semble-t-il sincère à un modèle qui les a broyés laisse perplexe. Les Coréens sont-ils moins enclins à se rebeller contre un ordre établi ? Est-ce pour cette raison que de l’autre côté du 38ème parallèle trois générations de dictateurs se succèdent sans que le peuple se soulève ? Le prétexte d’un peuple naturellement plus soumis serait confortable, mais ne convient pas, car dans ce cas, comment expliquer les multiples soulèvements des Coréens contre l’occupant japonais, puis contre les régimes militaires autoritaires de Syngman Rhee dans les années 60, puis contre le général Chun Doo-hwan dans les années 80 ?
Peut-être que si les habitants de Guryong semblent accepter leur sort, c’est parce qu’en Corée, pays dont la plupart des gens ne mangeaient pas à leur faim il y’a à peine 40 ans, et dont les traumatismes liés à la misère sont toujours vivaces chez les plus de 50 ans, être pauvre c’est faire partie de ces quelques attardés n’ayant pas su profiter d’une période où le pays tout entier se sortait de la misère. Etre pauvre, c’est n’avoir pas su participer à ce mouvement général vers la prospérité qui fait la fierté de tout un peuple, pour vivre encore dans la Corée d’il y’a un demi-siècle : cette Corée miséreuse, traumatisante, presque tabou. Bref, être pauvre pour un Coréen, c’est bien sûr une souffrance, une précarité, une faiblesse, mais c’est avant tout une honte.
Voilà pourquoi, lorsqu’on est pauvre, on le cache. Il suffit d’observer les rues de Séoul pour réaliser que la Corée n’est pas faite de riches et de pauvres, mais de riches et de faux riches, qui même s’ils sont payés à coups de lance-pierre, et vivent dans un taudis, auront néanmoins les attirails de la richesse, en premier lieu desquels les berlines de luxe allemandes ou japonaises et les sacs de marque française ou italienne. Voilà pourquoi aussi, les habitants de Guryong tiennent ces discours et ces comportements: ils n’adhèrent pas forcément au système qui les broient, mais nient leur pauvreté en public en adoptant un comportement que l’on prêterait aux riches dont ils sont pourtant aux antipodes.
L’absence de vol participe peut-être du même procédé comportemental : voler renvoie à une époque pas si lointaine et peu glorieuse où les pauvres y étaient contraints pour manger. Le miracle économique coréen a bien sûr balayé ces pratiques dans les faits, mais il n’a pas tout à fait effacé l’image du voleur miséreux dans les esprits. En Corée, le voleur n’a rien d’un Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, et tout de cette vermine crasseuse que l’on croise dans les romans de Dickens, ou dans les souvenirs d’une Corée que les Coréens préféreraient oublier.
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