Grève et mouvement des indignés coréen

photo (6)

Jeon Tae-il est une icône de la lutte syndicale en Corée du Sud. Né juste après l’occupation japonaise en 1948 d’une famille pauvre comme l’immense majorité de ses compatriotes à cette époque, Jeon n’eut d’autre choix que d’abandonner ses études très tôt pour rejoindre les ateliers clandestins de textile, jonchant le quartier de Dongdaemun du Séoul des années 60. Mais curieux et avide de culture, Jeon continua à lire pour s’éduquer et très vite, ne put rester indifférent au sort de ses compagnons de travail : la plupart des femmes adolescentes, voire pré-adolescentes, travaillant 15 heures par jour week-end compris dans des conditions d’insalubrité révoltantes, et gavées aux amphétamines pour certaines afin de travailler jusqu’à leurs derniers souffles avant de mourir parfois prématurément de tuberculose.

Jeon consacra toute son énergie à trouver les moyens de remédier aux conditions de travail épouvantables dont lui-même et ses collègues étaient les victimes. Il tenta de former un syndicat ; il alerta également les médias afin de sensibiliser l’opinion publique à l’exploitation de cette main d’oeuvre vulnérable, mais en vain : la bienveillance des pouvoirs publics, davantage concernés par la croissance économique à marche forcée qu’au respect du droit du travail, penchera en faveur des patrons de ces ateliers de textiles. En 1970, à 22 ans, Jeon Tae-il s’immole par le feu dans un geste ultime d’interpellation de l’opinion publique sur le sort des ouvriers sud-coréens. Il décédera quelques heures plus tard.

Si le sacrifice de Jeon n’a pas provoqué d’avancée sociale instantanée, il aura fait émerger une conscience syndicale coréenne, et de manière plus large, il aura inspiré les luttes pour le progrès social et la démocratie qui ont émaillé l’histoire contemporaine de la Corée. Parce qu’il était jeune, ouvrier et éduqué, Jeon fut un modèle pour les leaders syndicaux qui émergèrent par la suite, mais également pour les étudiants militants pour la démocratie, dont certains n’hésitèrent pas à mettre entre parenthèse, voire à abandonner complètement leurs études universitaires tant convoitées, pour trouver un emploi d’ouvrier dans les usines, éduquer leurs collègues tels Jeon en son temps, et ainsi aider à l’émergence d’un mouvement syndical structuré.

Et c’est certainement parce qu’au milieu des années 80 et à l’approche des Jeux Olympiques de Séoul, le général Chun Doo-hwan avait en face de lui un front uni de contestataires allant des ouvriers, bras armé d’un capitalisme coréen vrombissant, aux étudiants, fers de lance des mouvements démocratiques, qu’il dû céder aux aspirations populaires de libertés et de progrès social qui font qu’aujourd’hui, la Corée du Sud est l’une des rares démocraties établie d’Asie.

Etablie certes, mais l’actualité  nous rappelle à quel point les vieux réflexes peuvent avoir la peau dure et à quel point le combat entamé par Jeon n’est pas achevé. C’est en tout cas le sentiment qui doit habiter les 8 565 travailleurs de Korail, l’équivalent coréen de la SNCF, qui pour s’être mis en grève il y’a deux semaines, sont l’objet d’une procédure de licenciement.

Comme son homologue français, Korail est une entreprise publique tiraillée entre son devoir de service public et son souci de rentabilité. C’est pour répondre à ce dernier que sa direction décida de détacher l’entité qui exploitera une nouvelle ligne à grande vitesse partant d’une gare située à Suseo, au sud de Séoul, pour la confier à une société qu’elle possèdera à 41% aux côtés d’autres actionnaires, tous publics, qui détiendront les 59% restants.

Pour les représentants syndicaux, cette manœuvre constitue la première étape d’un processus visant à privatiser au moins certaines lignes ferroviaires. C’est pourquoi ils appelèrent à la grève pour tuer dans l’œuf ce projet qu’ils jugent néfaste pour les salariés autant que les passagers. Initiée depuis une semaine, l’impact de cette grève fut au début relativement limitée, mais elle affecte aujourd’hui un train à grande vitesse sur dix et un tiers du fret ferroviaire. Et elle continue de s’amplifier, avec une journée de grève organisée cette semaine par deux mille salariés du métro de Séoul, en signe de solidarité avec leurs collègues de Korail qui co-gèrent quatre de leurs lignes de métro.

Surtout, ce conflit ne risque pas de se régler par le dialogue social, vu que pour la direction de Korail, les soupçons de privatisation sont infondés. Celle-ci affirme que toute privatisation même partielle n’est à l’ordre du jour ni de son conseil d’administration, ni de l’agenda économique du gouvernement. Pour la direction de Korail, cette grève est donc purement et simplement illégale, car non fondée sur des revendications valables.

Et qui dit grève illégale, dit sanctions à l’encontre des contrevenants grévistes, ce que la direction a fait avec application : à ce jour, ce sont ainsi plus de 8 500 grévistes qui sont sous l’objet d’une procédure de licenciement. Cette décision a été annoncée par la patronne de Korail, Choi Yeon-hye lors d’une déclaration à la presse, où elle jugea utile de préciser qu’elle appliquait ces sanctions contre “ses salariés bien aimés, avec le même coeur déchiré que celui d’une mère qui doit brandir un martinet…”

Choi précisera plus tard que bien entendu, ces procédures de licenciement étaient suspensives et qu’en dehors des instigateurs de la grève, les simples grévistes pouvaient retrouver leurs postes s’ils décidaient d’arrêter la grève et de passer devant le conseil de discipline de l’entreprise qui saurait se montrer clément. Quant aux organisateurs de cette grève, la direction de Korail a déposé plainte contre 190 d’entre eux. Ces plaintes, jugées recevables par les tribunaux, permirent à la police d’effectuer une perquisition et la saisie de documents et disques durs dans les locaux du syndicat de Korail, tandis que 10 leaders syndicaux étaient l’objets de mandats d’arrêt.

Voilà donc où en est le droit de grève dans une des entreprises publiques majeures de Corée plus de 40 ans après le sacrifice de Jeon : des travailleurs infantilisés par leur patron, victimes de chantage au licenciement, et des leaders syndicaux recherchés par la police pour avoir organisé une grève jugée illégale sur des critères tout au moins flous. Et quand bien même les motifs de cette grève seraient infondés, les méthodes pour y mettre fin semblent bien loin du minimum de dialogue entre partenaires sociaux qui devrait prévaloir dans un pays reconnaissant pleinement le droit de grève.

Mais peut-être notre regard est-il biaisé par un tropisme français. Après tout, la France n’est-elle ce pas ce pays où, comme me le rappelait un ami coréen, même les footballeurs de la sélection nationale font grève en pleine coupe du monde ? La méthode de règlement de la grève par la direction de Korail est certes cynique, mais n’est-elle pas un moindre mal face aux impératifs économiques et de service aux passagers qui doivent primer? C’est en tout cas ce que semble penser l’opinion publique, dont une bonne partie reste assez indifférente au conflit social qui touche Korail et apparemment insensible au sort des grévistes, aidée en cela par la relative hostilité de la plupart des médias qui, lorsqu’ils choisissent d’en parler, penchent en général en défaveur des grévistes.

Au delà de l’opinion publique, c’est l’apparente indifférence de la jeunesse coréenne à l’actualité sociale de leur pays, qui aurait sûrement le plus déçu Jeon. Car c’est vrai que les préoccupations de nombreux étudiants sud-coréens d’aujourd’hui sont aux antipodes de celles de leurs prédécesseurs qui, jusqu’au milieu des années 90, étaient en première ligne de la lutte contre le régime autoritaire du pays, formant souvent une union sacrée avec les ouvriers dans leurs luttes pour le progrès social, et à qui la Corée démocratique d’aujourd’hui doit beaucoup.

Hasard de l’histoire: les étudiants d’aujourd’hui sont souvent les enfants de la dernière génération d’étudiants qui eurent à lutter pour la démocratie. Une génération à ce point emblématique que tout comme les Français ont leur génération 68, les Coréens ont leur génération “386”:  la génération des Coréens qui avaient la trentaine dans les années 80, nées dans les années 60, et qui ont goûté aux joies des premiers ordinateurs équipés du processeur Intel 386.

C’est cette génération qui occupe aujourd’hui la plupart des fonctions importantes de la vie politique et socio-économique du pays après lui avoir fait emprunter un tournant démocratique décisif à la fin des années 80. Et ce sont les Coréens de cette génération qui dans la vie privée, sont les parents des étudiants d’aujourd’hui, leur assurant un environnement de sécurité et d’abondance absolus et une éducation dont ils ont eux-mêmes souvent été privés.

C’est ainsi que les étudiants Coréens d’aujourd’hui sont sûrement mieux formés, plus choyés, mieux soutenus, bref mieux préparés à affronter leur avenir dans une société plus concurrentielle que celle de leurs parents mais avec des contreparties : celles de l’individualisme, d’une relative indifférence à l’actualité et au monde qui les entoure, et donc d’une apathie face aux enjeux qui autrefois, auraient mobilisé leurs parents. Car ce qui compte pour un étudiant d’aujourd’hui, c’est sa réussite personnelle matérielle et professionnelle, et celle-ci accapare toute son énergie, tout son temps, sans plus aucune disponibilité pour les causes collectives, surtout si elles peuvent nuire à son évolution personnelle.

C’est cet état d’esprit individualiste de ses camarades de classe qu’a voulu dénoncer Ju Hyun-woo, un étudiant de la Korea University. Et pour ce faire, il a décidé d’utiliser la méthode de ses illustres prédécesseurs: délaisser les réseaux sociaux prisés par les étudiants d’aujourd’hui, d’autant plus qu’ils seraient infiltrés par les services de renseignements coréens, pour coller un message sur le panneau d’affichage du campus de l’université. Celui-là même que les étudiants des années 80 utilisaient pour communiquer et se mobiliser.

안녕

Sous le titre “Est-ce que tout va bien pour vous?”, qui pourrait être interprété comme “Ca va? On ne vous dérange pas?”, Ju qui fait preuve d’un certain courage dans la mesure où ces messages virulents sont en Corée généralement émis de manière anonyme, explique dans son affiche du 10 décembre dernier, que des milliers d’employés de Korail sont sur le point d’être licenciés pour avoir simplement fait grève contre le risque de privatisation de leur entreprise. Puis dans un ton acerbe, concis et percutant, Ju enchaîne la liste des maux qui gangrènent la Corée d’aujourd’hui : malaise des campagnes, salaires de misère, disparités sociales et suicides des jeunes, etc. Et de conclure:

Ca n’est pas que nous ne sommes pas au courant des problèmes politiques et économiques, mais nous n’avons jamais été ni autorisés, encore moins incités à réfléchir par nous-mêmes ou nous exprimer sur ces sujets. Et nous nous sommes dit que nous pourrions continuer à vivre comme ça sans trop de problème.

Mais nous ne pouvons pas vivre comme ça, parce que le monde que je vous décris est celui dans lequel nous vivons. C’est pourquoi j’ai juste envie de vous demander: est-ce que tout va bien pour vous? Pas de problème particulier dans vos vies? Ca ne vous dérange pas trop d’être indifférents à ces problèmes sous prétexte qu’ils ne vous concernent pas ? Je veux juste vous demander si vous n’êtes pas en train de vous cacher derrière le prétexte : “la politique ça ne m’intéresse pas” Si jamais tout ne va pas si bien que ça, vous ne pourrez pas ne pas le crier, quel qu’en soit la raison. C’est pourquoi je demande une dernière fois: Est-ce que tout va bien pour vous? 

Il semblerait qu’en un message, Ju ait réussi à faire sortir de leurs léthargies ses amis étudiants: en quelques jours ce message, pris de nombreuses fois en photo, fit le tour des réseaux sociaux, puis déclencha une série de réponses par affiches interposées qui apparurent ça et là dans de nombreux campus des universités de Corée, dans la rue sur des pancartes tenues par leurs auteurs, dans quelques lycées même, et publiés pour la plupart sur une page Facebook créée pour l’occasion qui compte plus de 263 000 fans à ce jour.

Souvent intitulés “Non ça ne va pas” et partageant le constat de Ju, exprimant parfois un désaccord, ces messages sont rafraichissants parce qu’ils sont un dialogue grandeur nature et public sur ce que pense la jeune génération coréenne. Pour une fois, celle-ci prend la parole pour s’exprimer. La grève de Korail en a été le déclencheur, mais très vite le mouvement des affiches évoque des thèmes plus larges préoccupant les étudiants : leurs inquiétudes sur un avenir incertain dans une société de plus en plus compétitive et précaire, leurs frustrations face aux scandales politiques nombreux en Corée, et à l’incapacité des hommes politiques à répondre à leurs attentes, leur colère face aux suicides des jeunes, symptôme d’une génération surdiplômée mais malheureuse.

Les messages sont teintés de lucidité également, et leurs auteurs précisent bien qu’une affiche ne peut pas changer le monde. Certes, mais ces milliers de messages marquant l’émergence d’une conscience citoyenne d’une jeunesse jusque là silencieusement cloîtrée dans les salles d’étude, auront sûrement l’oreille attentive des dirigeants politiques.

lire le billet

Ces préjugés tenaces dont sont victimes les femmes coréennes

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Avec les apparences émancipées que suggèrent les mini-jupes des  femmes dans les artères de Gangnam, et le cosmopolitisme grandissant de certains quartiers de Séoul comme Itaewon ou Hongdae, il est difficile pour un étranger de passage de réaliser l’ambiance de misogynie teintée de racisme dans laquelle évolue parfois la société sud-coréenne. C’est un aperçu de ces préjugés dont sont principalement victimes les jeunes femmes, que nous offre un article du quotidien Kukmin Ilbo que je traduis ici en Français.

N’oublions pas que la Corée d’il y’a à peine un siècle était appelée Royaume Ermite, tant elle refusait toute intrusion étrangère, sûre de ses traditions confucianistes parmi lesquelles celle qui prônait que la vertu première d’une femme était l’obéissance à l’homme. Il ne faut donc pas occulter les immenses progrès accomplis par la Corée en matière d’émancipation de la femme et d’ouverture à l’étranger. Mais l’article ci-après reste inquiétant parce qu’il montre à quel point c’est avant tout une certaine élite et une certaine jeunesse éduquée de la Corée d’aujourd’hui qui sont affectées par ces réflexes rétrogrades.

Si Lee Jiseon, provinciale de 25 ans récemment recrutée à Séoul, a renoncé à emménager seule pour choisir d’habiter chez sa grand-mère, c’est en partie à cause des prix de l’immobilier mais également par crainte que plus tard, cette expérience de vie en célibataire nuise à son profil auprès des agences matrimoniales. “Parce qu’avoir vécu seule peut faire croire qu’on a eu une vie sexuelle débridée” expliquait Lee le 27 novembre dernier.

Il s’avère que les craintes de Lee sont parfaitement justifiées et que ce qui ressemblerait plus à une légende urbaine se vérifie fidèlement dans la réalité. Ainsi les agences matrimoniales ont-elles tendances à refuser ou à réclamer des frais d’inscriptions plus élevés aux candidates ayant eu l’occasion de vivre seule ou d’être allées en accord d’échange à l’étranger. Dans les universités il arrive que les étudiantes membres d’associations en contact avec les étudiants étrangers soient traitées de filles faciles et victimes d’exclusion, tandis que sur internet les médisances et préjugés de certains internautes mâles à leur sujet deviennent un phénomène de société.

Lorsque Jung, 24ans et étudiante en 4ème année de l’université de Yonsei, a dû choisir sa destination pour un séjour d’échange dans un pays anglophone, elle a écarté d’emblée l’Australie. “C’est un pays anglophone certes, mais moins coté que les États-Unis ou le Canada et surtout j’ai entendu dire que les agences matrimoniales dévaluaient les candidates ayant séjourné là-bas parce qu’elles auraient la réputation d’y avoir mené un style de vie dévergondé” explique-t-elle. L’augmentation depuis quelques années de la présence de Coréennes prostituées en Australie jouerait également un rôle dans cette réputation qui fait qu’aujourd’hui, les amies de Jung sont  également réticentes à l’idée de partir en Australie.

Notre enquête auprès de quatre agences matrimoniales de Séoul et ses environs confirment que ces trois facteurs (avoir vécu hors du foyer parental, être allé en accord d’échange en Australie et avoir été membre d’une association d’échanges avec les étudiants étrangers) font l’objet d’un malus. Selon un représentant d’une agence matrimoniale du quartier huppé de Cheongdam dont les clients doivent justifier d’un patrimoine supérieurs à 15 millions d’euros : “les parents des futurs maris souhaitent souvent que leurs futurs belles-filles n’aient jamais vécu hors de chez leurs parents, ou qu’elles n’aient simplement eu aucune expérience à l’étranger. Parce qu’ils soupçonnent que les filles dans ces cas là auront eu des relations compliquées avec les hommes.” Pour une autre agence : “les frais d’inscriptions seront plus élevés pour une fille ayant séjourné en Australie et voulant trouver un bon parti.” Dans certains cas on expliquera même directement aux filles ayant vécu seules qu’elles auront dû mal à trouver un bon parti.

Ces préjugés concernant les femmes sont marqués dès l’université. En juin dernier, une association affiliée à une université privée et composée d’étudiants bénévoles aidant à l’intégration des étrangers en accord d’échange publia une annonce de recrutement sur l’intranet du campus : en quelques instants ce fut la pagaille dans les commentaires.

“C’est pas une assoc’ où se retrouvent les filles qui veulent rencontrer des blancs?” “Mais y’a encore des gens qui soutiennent ces endroits connus pour être des lieux de débauche?” ou encore: “J’ai déjà vu une fille de cette assoc’ boire avec un blanc puis fricoter avec lui dans un lieu public,” furent parmi les commentaires qui fusèrent.

Kim, 23 ans et étudiante à l’université d’Ewha fut également tentée de rejoindre une association d’échanges avec les étudiants étrangers, avant d’y renoncer, dissuadée par ses amies des promotions supérieures. Elle avouera même: “les associations en contact avec les étrangers ont tellement la réputation d’être des lieux de dévergondage que j’ai même fini par avoir une mauvaise opinion des amies qui en étaient membres.” Choi, 25 ans et étudiant à la Korea University partage le même sentiment : “Lorsqu’une étudiante me dit qu’elle fait partie d’une association d’échanges avec les étudiants étrangers, je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression qu’elle fricote avec des étrangers.” Et d’ajouter qu’il a “tendance à éviter les “dates” avec les filles qui en sont membres.”

lire le billet