Les riches et les faux riches

Garer sa voiture en double file et la laisser, moteur tournant, avec tous ses effets personnels à l’intérieur, le temps d’aller récupérer un café à emporter  dans le coffee shop d’en face serait pure folie à Paris. C’est pourtant mon rituel du matin à Séoul, ville 5 fois plus peuplée que Paris, mais où la petite délinquance est aussi inexistante que dans les petits villages reculés où tout le monde se connait.

Pour un Parisien, cette réalité est déconcertante : dans les rues, les boutiques d’opérateurs mobiles regorgent d’étales de smartphones derniers cris livrés à des passants indifférents, sans qu’aucune mesure de protection particulière n’ait été prise, et sans qu’aucun problème particulier ne survienne. Quant à la plupart des lieux publics à forte fréquentation tels que les couloirs du métro ou les halls de gare, ils sont recouverts d’écrans plats derniers cris, vierges de toute protection et de toute trace de vandalisme, alors qu’on imagine que leur durée de vie à la station Châtelet-les-Halles ne dépasserait pas l’échelle de la semaine.

Il m’a fallu du temps pour trouver une explication satisfaisante à cette qualité si appréciable de la société coréenne. Les Coréens sont-ils plus civiques par nature que nous autres Français ? Sont-ils mieux sensibilisés dès l’enfance et par la suite aux méfaits du vol ou du vandalisme ? Ou plus cyniquement, sont-ils dissuadés plus efficacement de voler du fait de l’omniprésence des caméras de surveillance, des policiers, et des peines encourues ?

Tous ces facteurs jouent certainement un rôle, mais j’en découvris un autre, peut-être plus fondamental que tous les autres, lors d’une rencontre avec des habitants d’un quartier un peu spécial de Séoul.

Ce quartier s’appelle Guryong, situé à deux pas du siège mondial de Hyundai – Kia Motors, et d’un quartier de Gangnam reconnaissable à ses grattes-ciel résidentiels, où l’on trouve certainement la densité de multi – millionnaires la plus élevée de tout la Corée du Sud.
Coincé entre ces deux emblèmes du capitalisme coréen triomphant, le quartier de Guryong a lui aussi émergé dans le sillage de la réussite économique fulgurante du pays à partir des années 80, mais plutôt comme une touffe coriace de mauvaises herbes qui repousserait sans cesse en marge d’un beau jardin anglais. Car c’est à cet endroit que les derniers pauvres de Gangnam dont les situations trop modestes ne convenaient plus au développement immobilier du quartier, ni à l’image d’une Corée sortie de la pauvreté que le pays voulait projeter à l’approche des Jeux Olympiques de Séoul en 1988, y élurent résidence.

Aujourd’hui, le quartier de Guryong a tout d’un bidonville de métropole du Tiers-Monde : ses ruelles sont faites de goudron cabossé, lorsqu’elles ne sont pas en terre ; ses habitations se résument à des amas de tôles récupérés ici et là, où l’eau courante n’existe pas, tandis que l’alimentation en électricité est assurée en détournant les lignes à hautes tension qui passent à proximité.

Discuter avec les habitants de Guryong, de leurs parcours et de leurs vies dans cette poche de misère cachée au milieu d’un océan d’opulence et de bling bling, n’est pas aussi délicat qu’il n’y paraît. Une fois les intentions non malveillantes clairement affichées, l’accueil des habitants, intrigués par la présence d’étrangers et pas mécontents de récupérer un peu d’attention sur eux, est chaleureux, et la discussion facile. Bien sûr, les vies de chacun ne sont pas livrées dans le détail : on devine les accidents de parcours non anticipés, les événements exceptionnels qui font basculer l’existence de gens trop modestes pour avoir des filets de sécurité.

On ne serait pas surpris d’entendre dans ces circonstances quelques manifestations de colère à l’égard d’un pays qui les a laissés sur le bas côté avec d’autres malchanceux, tandis qu’une minorité s’accaparait les richesses immenses produites par le développement économique fulgurant de la Corée depuis un demi-siècle. N’ont-ils pas travaillé eux aussi d’arrache-pied pour le développement de leur pays? On le devine. D’ailleurs, on se rend compte qu’aujourd’hui encore, les habitants de Guryong ne sont pas des fardeaux pour la société. Certes ils vivent dans une poche de pauvreté dont leurs voisins de Gangnam préfèrent détourner les yeux, mais pour le reste, la plupart des gens en âge de travailler ont un emploi, les rares enfants ou adolescents présents sont scolarisés, tandis que tous les habitants à quelques exceptions près, sont d’apparence digne, au point de se demander par exemple, si ces passants bien habillés, dont un homme en chemise, cravate et attaché-case, sont bien des habitants de Guryong ou quelques passants égarés.

Ces gens-là semblent tout faire pour mériter au moins l’eau courante et les égouts qui composent la base de toute condition de vie digne, mais ils n’y ont pas droit. Et malgré tout, les discours tenus sont plus proches d’un plaidoyer pour le modèle sud-coréen et pour le gouvernement conservateur actuel, qu’une critique du système en place. Bien sûr ces propos sont partiellement dus au patriotisme sans faille de chaque Coréen, toujours prompt à vanter les prouesses de son pays devant les étrangers, mais cette adhésion totale et semble-t-il sincère à un modèle qui les a broyés laisse perplexe. Les Coréens sont-ils moins enclins à se rebeller contre un ordre établi ? Est-ce pour cette raison que de l’autre côté du 38ème parallèle trois générations de dictateurs se succèdent sans que le peuple se soulève ? Le prétexte d’un peuple naturellement plus soumis serait confortable, mais ne convient pas, car dans ce cas, comment expliquer les multiples soulèvements des Coréens contre l’occupant japonais, puis contre les régimes militaires autoritaires de Syngman Rhee dans les années 60, puis contre le général Chun Doo-hwan dans les années 80 ?

Peut-être que si les habitants de Guryong semblent accepter leur sort, c’est parce qu’en Corée, pays dont la plupart des gens ne mangeaient pas à leur faim il y’a à peine 40 ans, et dont les traumatismes liés à la misère sont toujours vivaces chez les plus de 50 ans, être pauvre c’est faire partie de ces quelques attardés n’ayant pas su profiter d’une période où le pays tout entier se sortait de la misère. Etre pauvre, c’est n’avoir pas su participer à ce mouvement général vers la prospérité qui fait la fierté de tout un peuple, pour vivre encore dans la Corée d’il y’a un demi-siècle : cette Corée miséreuse, traumatisante, presque tabou. Bref, être pauvre pour un Coréen, c’est bien sûr une souffrance, une précarité, une faiblesse, mais c’est avant tout  une honte.

Voilà pourquoi, lorsqu’on est pauvre, on le cache. Il suffit d’observer les rues de Séoul pour réaliser que la Corée n’est pas faite de riches et de pauvres, mais de riches et de faux riches, qui même s’ils sont payés à coups de lance-pierre, et vivent dans un taudis, auront néanmoins les attirails de la richesse, en premier lieu desquels les berlines de luxe allemandes ou japonaises et les sacs de marque française ou italienne. Voilà pourquoi aussi, les habitants de Guryong tiennent ces discours et ces comportements: ils n’adhèrent pas forcément au système qui les broient, mais nient leur pauvreté en public en adoptant un comportement que l’on prêterait aux riches dont ils sont pourtant aux antipodes.

L’absence de vol participe peut-être du même procédé comportemental : voler renvoie à une époque pas si lointaine et peu glorieuse où les pauvres y étaient contraints pour manger. Le miracle économique coréen a bien sûr balayé ces pratiques dans les faits, mais il n’a pas tout à fait effacé l’image du voleur miséreux dans les esprits. En Corée, le voleur n’a rien d’un Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, et tout de cette vermine crasseuse que l’on croise dans les romans de Dickens, ou dans les souvenirs d’une Corée que les Coréens préféreraient oublier.

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