En immortalisant ce couple communiant par smartphones interposés, je savais que je tenais là mon prochain sujet d’article à partager ici, mais je ne m’attendais pas à passer autant de temps pour savoir ce qu’il fallait en dire.
Mon instinct parisien ne put m’empêcher de penser d’abord que l’on avait à faire à une preuve indiscutable de l’effet nocif des smartphones sur les relations humaines. Et d’être tenté par des conclusions hâtives sur le thème de la marche inéluctable vers un monde déshumanisé, dont la Corée avec son taux de pénétration en smartphone le plus élevé au monde, serait la tête de pont.
C’est vrai qu’à bien des égards, les Coréens paraissent de plus en plus coupés du monde qui les entourent, ou pour être plus exact, qu’ils n’y accèdent plus que sous le prisme de leurs écrans de smartphones. On peut à la limite trouver quelques circonstances atténuantes aux “commuters” qui ont les yeux rivés sur leurs écrans le temps d’un trajet quotidien d’une heure ou plus, mais il est difficile d’être plus indulgent avec ceux qui préfèrent regarder leurs Galaxy S4 plutôt que de saluer leurs voisins de palier, ou avec ces couples qui étaient partis pour dîner à deux en amoureux mais se retrouvent à quatre, ou plutôt à deux plus deux: chacun avec son smartphone respectif.
Pourtant on ne peut résumer la photo ci-dessus à de tels clichés catastrophistes. Car certes ce couple ne se regarde, ni ne se parle, mais il dégage néanmoins une certaine forme de complicité et d’affection: les mains semblent jointes par tendresse plus que par habitude, tandis que la symbiose musicale compense, dans une certaine mesure, l’éloignement que provoque l’appel de leurs smartphones respectifs.
S’aimer en Corée, société façonnée par 8 siècles de confucianisme, n’a jamais été facile, et le montrer en public encore moins. Certes, un samedi soir passé parmi la jeunesse dévergondée de Hongdae donnerait presque l’impression que la pudeur imposée par les traditions a été oubliée aussi rapidement que les années de pauvreté. Mais excepté cette parenthèse nocturne d’un des quartiers les plus dévergondés de Séoul, le quotidien des amoureux est nettement plus sobre: en public les couples ne s’autorisent pratiquement aucun autre signe de tendresse que celui de se tenir par la main ou par la taille, tandis que les baisers, même effleurés, sont inconcevables ailleurs que dans la plus stricte intimité.
L’existence du couple est d’ailleurs éphémère en Corée : elle se limite à une période commençant par le temps universitaire jusqu’au moment où naît le premier enfant. Avant cette période, l’enfer des examens rend le flirt lycéen quasi inexistant, tandis qu’après, les rôles de mari et femme sont supplantés par ceux de père et mère.
Les manifestations d’amour sont ainsi réduites à la portion congrue, peut-être parce que dès leur plus jeune âge les Coréens n’y ont pas été habitués : les parents coréens sacrifient volontiers tout leurs temps et épargne pour les études de leurs enfants mais restent avares de paroles ou gestes d’affection à leur adresse. A un jeune qui se plaindrait de ses journées harassantes entre l’école et les cours du soir, la mère rétorquera souvent un: “cham-a” (참아), expression qui serait un mélange entre patienter, endurer, et prendre sur soi.
Voilà aussi pourquoi les Coréens sont les yeux rivés sur leurs écrans de smartphones : parce qu’ils offrent un échappatoire, un espace d’expression où il est permis de s’affirmer, de partager, de s’aimer à l’abris d’une société qui voit encore d’un mauvais oeil toute forme d’extraversion personnelle.
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