In somaek veritas

L’illustration figurant sur ce verre à bière coréen réussit la prouesse de rassembler à peu près toutes les forces et faiblesses de la culture d’entreprise coréenne.

La culture de la beuverie effrénée d’abord : bien qu’elle tende à diminuer sous l’action combinée de campagnes de sensibilisation nationales et de la féminisation accrue des effectifs, celle-ci reste largement répandue au sein des entreprises. Pour se rendre compte de l’étendue du phénomène il suffit de consulter le classement des spiritueux les plus vendus au monde, où deux marques de soju, l’alcool national, occupent les 1ère et 3ème place, battant à plate couture des marques telles que Johnny Walker, Absolut ou Bacardi, marques présentes dans le monde entier à la différence des ces deux sojus, dont 95% des ventes sont réalisées en Corée.

Il ne faut pas plus d’une soirée passée à Séoul pour comprendre comment ces millions de litres de soju sont consommés : vers 18h30, les restaurants se remplissent les uns après les autres de régiments de costards cravates s’attablant autour d’un barbecue de porc ou pour les occasions plus spéciales, d’un barbecue de boeuf ou d’un plat de poisson cru. Rapidement, les première bouteilles de bière et de soju sont commandées, non pas pour laisser le choix aux convives de leur boisson d’accompagnement, mais pour préparer le cocktail auquel tout le monde aura droit: le “somaek”, néologisme formé à partir des premières syllabes de “soju” et de “maekju” (bière).

Comme son étymologie l’indique, le somaek est un cocktail issu du mélange de bière et de soju. Vous l’aurez deviné, la raison d’être de ce breuvage est moins son goût complexe et raffiné que sa capacité à rendre ivre en un temps record, d’autant que la potion est généralement engloutie cul-sec, dans la cadence qui sied le mieux au caractère coréen : le pas de charge. Tous les ingrédients sont ainsi réunis pour une cuite collective caractérisée, respectant néanmoins un certain nombre de règles protocolaires strictes, ce qui nous ramène à la photo du verre ci-dessus.

En réalité, ce verre n’est pas un verre à bière, mais un verre à somaek, car y figure une graduation ludique censée indiquer les proportions de soju et de bière respectives à chaque buveur en fonction de son grade selon un principe simple: plus l’on monte en grade, plus la proportion de soju, et donc le dosage en alcool fort, est élevé. Et les grades ne manquent pas dans une entreprise traditionnelle coréenne : on y débute en tant que “sawon”, pour être promu “daeri”, puis “gwajang”,puis “chajang”, puis “bujang”, et enfin pour les plus aguerris d’entre eux, accéder à un poste de directeur exécutif “imwon”, qui comporte sa propre hiérarchie: “sangmu”, puis “jeonmu”, puis “bu-sajang”, et enfin au sommet de la pyramide corporate : le sajang, ou président.

Et au même titre qu’à chaque rang correspond sa proportion de soju, à chaque rang correspond un salaire, des responsabilités, et un nombre de collaborateurs sous ses ordres déterminés. Evidemment, plus le rang est élevé, plus ces trois facteurs augmentent : une organisation “top-down” qui a longtemps réussi au capitalisme coréen, lui-même issu d’une culture confucéenne dirigiste et de 30 ans d’un régime militaire autoritaire, propices à ce que chaque collaborateur d’une entreprise, même de grande taille, obéisse au doigt et à l’oeil à un supérieur autoritaire, lui-même sous les ordres d’un supérieur autoritaire, etc. Il n’est pas étonnant dans la cadre d’une culture d’entreprise aussi rigide que beaucoup d’alcool soit nécessaire pour que les salariés puissent eux-aussi remonter certaines informations à la hiérarchie et qu’un semblant de communication en interne puisse exister. C’est pourquoi ces séances de beuverie corporate sont considérées comme une obligation professionnelle.

L’avantage premier d’un tel système est la rapidité et la qualité d’exécution de tout projet émanant du haut. Et ça n’est pas un hasard si Samsung Electronics et Hyundai Motors sont passés maîtres dans l’art de battre leurs concurrents par la capacité à les rattraper en un temps record par des produits d’abord équivalents puis progressivement supérieurs. Ce système fonctionne bien tant que les modèles économiques et process industriels sont établis et que l’objectif est de gagner des part de marché face à un leader: la rapidité et la qualité d’exécution sont alors essentielles. Or la Corée est de moins en moins suiveuse et de plus en plus leader dans les secteurs moteurs de sa croissance économique. Elle ne peut plus se contenter de répliquer les stratégies gagnantes de ses concurrents mais doit créer, innover afin de préserver son avance face aux concurrents qu’elle a dépassés : des problématiques pour lesquelles le modèle pyramidal top-down s’avère beaucoup moins adapté dès lors que le moindre collaborateur est d’abord incité à obéir et bien exécuter plutôt qu’à créer ou proposer.

Ce système s’avère encore moins heureux lorsque l’ancienneté devient le critère de promotion principal : l’entreprise se trouve alors gérée par des managers autoritaires, mais pas toujours compétents. Et à cet égard, le “Old is strong” inscrit sur le verre de somaek s’avère également instructif : la règle voudrait que le plus gradé boive le somaek le plus corsé, mais pour l’auteur de de cette inscription comme dans l’esprit de la plupart des Coréens, les plus gradés sont forcément les plus âgés.

 

 

2 commentaires pour “In somaek veritas”

  1. Boire pour supporter la pression que la société vous impose ou supporter la pression pour boire…

    Quand le modèle top-down sera remis en question pour cause d’inefficacité, il sera intéressant de voir si la Corée du Sud essayera de copier un modèle occidental qui fonctionnera à ce moment là ou si avec l’évolution de la société et la féminisation des équipes, elle créera une autre façon de gérer les entreprises.

    Affaire à suivre donc.

    Merci encore pour vos lumières sur la société sud-coréenne.

  2. Personnellement je n’arrive pas à travailler le lendemain de ce genre de soirée. La plupart de mes collègues non plus. Et comme ça tombe en général en milieu de semaine ça n’aide pas à faire avancer les projets. A éviter au maximum si on veut rester productif.

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