Scandale pour un bol de nouilles

Mais quelle mouche a donc bien pu piquer ce cadre supérieur d’un grand groupe coréen passager d’un vol Séoul-Los Angeles du 15 avril dernier ? Tentait-il de battre le record du comportement le plus odieux en classe affaires? Testait-il la patience et la qualité de service supposée irréprochable de la Korean Air? Sa performance, rapportée d’abord par les réseaux sociaux, puis par les médias coréens, lui permet en tout cas d’atteindre ces deux objectifs haut la main.

Tout commence avant le décollage, lorsque le passager en question s’aperçoit que le siège à côté du sien est occupé. Furieux de ne pouvoir voyager tranquillement étalé sur deux sièges, celui-ci se serait plaint en des termes peu appropriés auprès du personnel navigant, leur intimant l’ordre de le changer tout de suite de place. Le décompte final des passagers n’est pas effectué mais le personnel obtempère et propose à ce passager si soucieux de son espace vital de changer de place, lorsque celui-ci s’aperçoit qu’il est observé par un collègue (supérieur?) qui voyage sur le même vol que lui. Notre passager décide alors de rester sagement à sa place initiale.

Ca n’est que partie remise pour notre cadre supérieur décidément bien irascible, car il existe tant d’occasions de rendre la vie infernale aux hôtesses de l’air, lors des 13 heures de vols qui séparent Séoul de Los Angeles. A commencer par le premier repas où ce passager se plaint de son riz qui serait rance. L’hôtesse s’excuse platement et lui remplace son riz qui après vérification ne posait aucun problème, au contraire du passager qui renvoie également le riz de remplacement, lui aussi supposément rance.

Notre passager de mauvais poil aura au moins servi à rendre un hommage appuyé au travail difficile et ingrat des hôtesses et stewards en général et de la Korean Air en particulier, notamment à leur patience à toute épreuve, car lorsque celui-ci exige qu’on lui prépare un Ramyun (bouillon de nouilles asiatiques) en lieu et place du riz supposé rance, le même manège nourri de mauvaise foi recommence: le Ramyun devra être remplacé à plusieurs reprises, sous prétexte tantôt que les nouilles seraient crues, tantôt que le bouillon serait trop salé. Lorsqu’enfin le Ramyun préparé plut aux goûts de Monsieur, celui-ci put enfin se rassasier et se débarrasser élégamment du bol vid par terre.

Ce premier repas n’est apparemment qu’un échantillon infime de tout ce que notre passager fit subir aux hôtesses de la Korean Air: scandale parce que la température ambiante est trop élevée, esclandre parce qu’un article proposé en duty free n’est plus disponible, refus d’obtempérer lorsqu’on lui demande de retourner à son siège et d’attacher sa ceinture, le tout dans le langage familier qu’on imagine. C’est sûrement avec un sentiment mêlé de soulagement et d’appréhension que le personnel de bord dut accueillir les dernières heures de vol annonçant la fin de leur calvaire mais également la préparation du dernier repas.

Comme redouté, celui-ci partit sur les mêmes bases que le repas précédent: après s’être perdu en insultes parce qu’un plat qu’il aurait souhaité ne figurait pas au menu, notre cauchemar de passager se serait levé pour réclamer le Ramyun qu’il aurait commandé, puis excédé, aurait frappé le visage d’une hôtesse de l’air à l’aide d’un magazine enroulé.

Certes la Korean Air n’est pas une compagnie aérienne parfaite. Mais ceux qui ont eu l’occasion de voler chez eux en classe éco, affaire ou première, s’accorderont pour témoigner du caractère quasi-irréprochable de la prestation du personnel de bord: leur réactivité, leur volonté de toujours satisfaire au maximum de leurs capacités les demandes des passagers, leurs sourires trop impeccables qu’on pourrait à la limite leur reprocher de trop en faire, leur patience enfin, à supporter les passager les plus désagréables. Patience qui prit fin ici avec ce geste brutal et humiliant.

Pour autant, notre turbulent passager ne fut pas particulièrement réprimandé lors du temps de vol restant. Le personnel de bord se contenta d’informer le commandant de bord de la situation, qui lui même informa les autorités américaines de la présence à bord d’un individu quelque peu violent. Et c’est ainsi que celui-ci fut accueilli à son arrivée à l’aéroport de Los Angeles par… le FBI. On connait la capacité de discernement des autorités américaines lorsqu’il s’agit d’accueillir des individus posant d’éventuels problèmes sur leur sol. Notre passager se vit néanmoins offrir deux choix: soit d’être placé en détention provisoire et interrogé par les autorités américaines pour avoir attenté à la sécurité d’un vol à destination des Etats-Unis, soit de repartir illico pour la Corée. Notre passager dut sûrement sentir le caractère un peu bancal de sa version des faits selon laquelle c’est l’hôtesse de l’air qui se serait malencontreusement cognée la tête contre le magazine enroulé qu’il tenait à la main. Il repartit par le premier vol pour Séoul.

Cet épisode aérien resterait du registre de l’anecdote malheureuse s’il n’était pas révélateur d’un mal plus profond dont souffre la société coréenne plusieurs fois évoqué sur ce blog : l’extrême précaution, pour ne pas dire l’indulgence avec laquelle les médias coréens traitent tout sujet pouvant nuire à un Chaebol. Ce sont d’ailleurs, comme bien souvent en Corée, grâce aux médias sociaux que cette affaire a été connue du grand public, notamment par la publication des captures d’écran du compte-rendu détaillé des faits rapporté par un membre de l’équipage de ce vol sur son smartphone, très vite suivi par l’identité du passager en question. Il s’agirait d’après les informations qui circulent sur les réseaux sociaux d’un manager senior du groupe Posco.

Posco n’est peut-être pas l’un des Chaebols les plus connus hors de Corée. Il n’empêche que c’est l’un des acteurs majeurs du capitalisme coréen pour au moins trois raisons: la première, c’est qu’il est un champion mondial dans sa catégorie de sidérurgiste: 4ème producteur mondial d’acier, Posco est l’un des fleurons de l’industrie coréenne qui avait même fait brièvement parler de lui en France il y’a dix ans, lorsque feu Arcelor se défendait contre l’OPA de Mittal, et que le Coréen était évoqué comme potentiel chevalier blanc.

La deuxième raison c’est qu’en tant que producteur d’acier, Posco est le socle de nombreux secteurs à succès de l’industrie coréenne tels que l’automobile, dont la Corée est le 5ème producteur mondial devant la France, et les chantiers navals, dont la Corée est numéro un mondial. Ca n’est d’ailleurs pas anodin si Park Tae-joon, le fondateur défunt de Posco, était l’un des tout proches du dictateur Park Chung-hee, le père de la Corée moderne et de l’actuelle Présidente de la République Park Geun-hye.

Enfin la dernière raison majeure qui fait de Posco l’un des fleurons du capitalisme coréen, c’est la relative bonne image institutionnelle dont le groupe jouit auprès des Coréens, et notamment auprès des jeunes générations pourtant plus enclines à poser un regard critique  sur les omnipotents Chaebols. Posco arrive généralement en tête des classements des entreprises lorsqu’elles sont jugées en fonction de leurs performances en matière d’entreprise citoyenne ou de développement durable (un comble pour un sidérurgiste). Le groupe arrive également souvent en tête des sondages auprès des étudiants, sur l’entreprise où ils préféreraient être embauchés, devant les habituels Samsung ou SK.

C’est cette belle image qui aurait pu être égratignée lors de ce vol Séoul-Los Angeles du 15 avril dernier, s’il s’avérait que le passager en question fût effectivement un dirigeant de Posco. Bien sûr il serait injuste d’incriminer un groupe tout entier du fait du comportement condamnable de l’un de ses dirigeants, ou d’en déduire quelques enseignements sur la culture d’entreprise qui règne au sein de Posco . Il n’empêche, être cadre dirigeant d’un Chaebol en Corée, c’est être dans la position sociale du dominant par excellence : c’est avoir sous ses ordres une armée de petits ou gros bras dévoués et corvéables à merci ; c’est être choyé par les fournisseurs, sous-traitants, partenaires, et prestataires de toute nature, trop contents d’avoir un client aussi prestigieux ; c’est aussi en général être un homme âgé de la cinquantaine dans une société profondément patriarcale. C’est en somme jouir d’une position sociale telle, qu’elle pourrait procurer un sentiment d’impunité propice à se comporter n’importe comment.

Face à ces informations circulant sur Internet, le rôle de tout média d’information serait d’en vérifier l’exactitude afin de confirmer ou d’infirmer. En l’occurrence, il semblerait que le passager en question soit effectivement un dirigeant de Posco dans la mesure où des journalistes de la chaîne TV SBS ont recueilli une déclaration du groupe prenant la défense de son dirigeant, confirmant implicitement l’identité et les informations liées au passager en question.

Que la version des faits rapportés sur Internet soit exacte ou pas, il est donc confirmé qu’un cadre dirigeant de Posco est impliqué dans une affaire de trouble à bord d’un vol international ayant provoqué l’intervention du FBI. Or aucun média coréen n’a pour l’instant eu le courage de mentionner le nom de Posco, préférant parler d’un grand groupe coréen, et ainsi préserver l’image d’un des plus puissants acteurs économiques de la Corée.

Et ça marche: sur la rubrique news de Naver, le Google coréen, la requête “Posco” ne renvoie aucun résultat ayant trait à l’affaire du vol Séoul – LAX, alors que cette même requête sur les rubriques blog, ou forum de discussions de ce même Naver ne renvoie pratiquement qu’à cette affaire. Voilà pourquoi le concept de journalisme citoyen est né en Corée à la fin du siècle dernier: pour palier aux lacunes coupables d’une presse traditionnelle aux ordres de puissants annonceurs locaux.

Pour terminer sur une note plus légère: une habituée d’Air France se demande  sur Twitter si le comportement du malotru aurait été similaire à bord d’un vol de la compagnie française. Sûrement pas pense-t-elle, vu que lors de ses voyages, elle remarque de nombreux mâles coréens, la cinquantaine, complètement flétris devant les physiques imposants des hôtesses d’Air France, se contentant de manger docilement tout ce qu’on veut bien leur donner lors des repas.

 

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Séoul l’indifférente

Je sais bien qu’il serait de bon ton d’écrire ici quelques lignes sur les tensions en Corée : l’angoisse qui doit régner à Séoul et ses environs où quelques 24 millions d’habitants vivent à un vol d’oiseau de la frontière nord-coréenne; la ruée vers les supermarchés à la recherche de produits de première nécessité; la présence militaire ou policière plus marquée dans les rues, les regards tendus et inquiets des passants.

Le problème, c’est qu’il n’en est rien, à part peut-être pour la présence militaire il est vrai un peu plus marquée. Pour le reste, les couples s’attardent devant les forsythias et les cerisiers en fleur qui annoncent enfin l’arrivée du printemps. Dans les artères de Gangnam ou près de l’Hotel de Ville, la circulation est aussi dense qu’à l’accoutumée. Et le fait que les restaurants ou bars paraissent un peu moins bondés s’explique avant tout par le ralentissement économique plutôt que par la crainte d’un bombardement. Bref, beaucoup sont dans l’état d’esprit de ce moine bouddhiste à qui l’on demandait comment il interprétait les menaces proférées par Kim Jong-Un et qui répondit : “comme un bâtard qui aboie dans une rue déserte…”

Si les Coréens du Sud semblent si immunisés contre les tensions avec leurs voisins du Nord c’est également parce que celles-ci ne sont que les dernières d’une longues séries de provocations, menaces et affrontements sporadiques qui ont jalonné le demi-siècle qui s’est écoulé depuis l’armistice de 1953. Et si pour l’opinion mondiale, les tensions semblent n’avoir jamais été aussi élevées cette fois-ci, c’est aussi parce qu’elle a oublié, à la différence de la plupart des Coréens, celles qui les ont précédés.

L’épisode de 1994 par exemple, sous l’ère de Kim Il-Sung, grand-père de Kim Jong-Un et père fondateur de la Corée du Nord. Lorsque soupçonné par la communauté internationale de conduire un programme nucléaire clandestin, le régime de Pyongyang décide de se retirer du Traité de non prolifération nucléaire, l’administration de Bill Clinton envisage sérieusement une attaque aérienne préventive contre les installations nord-coréennes, au risque du déclenchement d’une deuxième guerre de Corée que le secrétaire d’Etat à la défense de l’époque William Perry admet et assume publiquement.

De nombreux Coréens se remémorent cet épisode en avouant que cette fois-là, oui, ils y ont cru au début d’une nouvelle guerre, parce qu’attaquée par les Etats-Unis, la Corée du Nord n’aurait eu d’autre choix que celui de se défendre. Comme ils se souviennent (pour les plus âgés) du commando de 31 soldats nord-coréens qui s’infiltra en 1968, avec pour objectif d’assassiner le Président du Sud, pour être arrêté en plein Seoul, aux abords du palais présidentiel lors de combats de rue faisant 68 morts côté Sud. Ou plus récemment le bombardement de l’île de Yeongpyeong qui fit les première victimes civiles depuis la fin de la guerre de Corée.

Un ami à qui je demandais s’il n’était pas inquiet par la Corée du Nord, me répondit: “mais il n’y a aucune raison de s’inquiéter! parce que si la guerre éclate vraiment, alors on mourra tous ensemble et en même temps !” Voilà au cynisme près, l’autre raison majeure pour laquelle les Coréens du Sud ne s’en font pas trop : une sorte de fatalisme face à un voisin qui représente une menace réelle, mais contre qui l’impuissance prévaut. Et la nouvelle donne nucléaire n’ajoute finalement pas grand chose au sentiment d’insécurité d’une population sud-coréenne, dont une bonne moitié vit entassée depuis un demi-siècle, sous la menace de plusieurs centaines de pièces d’artilleries qui provoqueraient des dégâts considérables.

Du fatalisme et beaucoup d’indifférence aussi, en particulier chez les jeunes qui n’ont connu ni la guerre, ni la misère qui en a résulté, et pour qui la Corée du Nord évoque à peine plus qu’un turbulent voisin partageant la même langue et quelques vagues héritages historiques communs. Pour cette génération-là, une guerre semble tout simplement inconcevable justement parce que leurs parents en ont trop souffert et qu’ils ont oeuvré toute leur vie pour que leurs progénitures ne connaissent jamais ni les morts, ni la misère qu’eux-mêmes ont eu à subir.

Leurs efforts ont bien payé. Trop peut-être, car si aujourd’hui leurs enfants ne manquent de rien et peuvent se consacrer tout entier à leurs réussites personnelles, ils réinventent aussi une conscience nationale qui s’arrête au 38ème parallèle. Quel serait l’intérêt d’une réunification pour cette génération pour qui la réussite individuelle prime sur tout et qui ne se sent aucune affinité avec le Nord? Qui n’a connu la guerre qu’au travers des récits de leurs grands-parents, et qui n’est séparé d’aucun membre de sa famille par cette frontière infranchissable, à part peut-être pour le cas d’un grand-oncle éloigné ? Certains étudiants avec qui je discute n’hésitent pas à tenir un discours décomplexé sur la question et à rejeter ouvertement la réunification.

Les perspectives d’une réunification ne pourront que s’éloigner au fur et à mesure que cette génération arrive aux commandes. Déjà beaucoup semblent l’évoquer comme un voeu pieux : une réunification à condition qu’elle ne soit pas au détriment de la prospérité économique, à condition qu’elle ne signifie pas une marée d’immigrants venus du Nord prenant les emplois de ceux du Sud. 13 siècles d’unité nationale sont finalement bien peu de choses face à 20 ans de prospérité.

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