J’ai décidé de partager ici le récit d’une cérémonie funéraire d’un proche à laquelle j’eus le privilège malheureux de participer, parce que comprendre comment les Coréens enterrent leurs morts, c’est apercevoir un peu de ce qui reste au fond d’eux-mêmes, débarrassés le temps d’une parenthèse de trois jours, de la course effrénée à la prospérité qui les accapare tout le reste du temps.
Le temps est une donnée relative. Trois jours pour faire le deuil d’un proche peut paraître court aux yeux des Français et aussi de certains Coréens qui se plaignent de ce que les contraintes de la vie moderne empiètent sur l’intégrité des rites traditionels. Mais trois jours, pour la majorité des Coréens qui marient leurs enfants en deux heures ou qui ne partent jamais en vacances plus longtemps qu’un weekend prolongé, c’est énorme.
Jour 1
La première journée commence avec le décès du proche survenu en début de soirée. La famille du défunt organise alors l’acheminement du corps vers le funérarium où vont se dérouler la plupart des événements qui suivront. Il faut ensuite louer la chambre funéraire: une grande salle pour accueillir les proches, et une chambre attenante où est installé l’autel du défunt. Celui-ci n’y repose pas. Il est matérialisé par un portrait photo placé dans un cadre orné de rubans noirs trônant derrière un mur floral et devant un pot d’encens.
Le défunt laisse une veuve et deux filles, toutes deux mariées. Ces trois femmes et en l’absence de fils, les deux gendres seront les cinq hôtes dont le rôle sera prépondérant dans le déroulement de la cérémonie. Le rôle du funérarium est également essentiel: en plus des prestations classiques qu’on lui connait en France, il fournit les costumes traditionnels de deuil que la mère et les filles ne quitteront plus pendant les trois jours. Il offre également le service de restauration qui permettra aux invités de ne jamais manquer de rafraichissements, d’alcools ou de nourriture. Enfin il alloue une personne dédiée à temps plein durant les trois jours, et dont la mission sera le bon déroulement de la cérémonie funéraire dans le strict respect des rites funéraires hérités de la culture confucéenne.
La soirée est assez avancée lorsque toute l’organisation est mise en place. La famille est là, les proches commencent à affluer. Chaque visiteur se rend d’abord dans la chambre funéraire pour offrir un dernier hommage au défunt selon un protocole déterminé: allumer un bâton d’encens, puis sous le regard des cinq hôtes, offrir le plus respectueux des hommages au défunt : deux “Jeol”, geste de prosternation, genoux, mains et front à même le sol, suivi d’un salut debout, tête baissée, le corps incliné à 45 degrés. Il se tourne ensuite vers les cinq hôtes et échangera avec eux un dernier Jeol comme marque de reconnaissance, respect, affection.
D’autres expressions de condoléances et de soutien seront échangées. Mais les Coréens ne sont ni très tactiles, ni très à l’aise dans l’expression verbale spontanée de leurs sentiments. C’est dans le Jeol, cette forme de rabaissement de soi en face de celui qu’on salue, qu’est contenue l’essence coréenne du respect, de l’affection, et du soutien.
Jour 2
Les visiteurs affluent progressivement et bientôt, toutes la salle se remplit de proches ou de moins proches: les amis de toujours, les collègues de travail, la famille éloignée qui pour l’occasion a affrété un bus pour monter à la capitale pendant la nuit, depuis leur village du sud de la Corée. Tous se retrouvent pour saluer le défunt avant son “long voyage” et pour lui offrir ainsi qu’à sa famille cette denrée précieuse, peut-être la plus précieuse d’entre toutes dans la vie du Coréen moderne: leur temps.
Il y a presque une forme de soulagement après deux années à vivre dans un Séoul en ébullition, de voir tous ces gens prendre enfin le temps d’être ensemble: une journée entière pour la plupart, alors que la trentaine de très proches prolongeront par une veillée nocturne, puis par la crémation et l’enterrement le lendemain. Tous sont assis à même le sol autour de tables où sont servis tout au long de la journée et de la nuit du riz, du porc fumé, de la soupe de boeuf et de poireaux (yukkaejang), des gâteau de riz (tteok), et des fruits frais. Le soju et le magkeolli, les deux alcools nationaux, coulent à volonté car il faut boire: pour oublier la perte d’un proche, mais aussi pour marquer ce moment si singulier où tous se retrouvent et prennent le temps de partager ce moment essentiel et singulier.
D’autres visiteurs, amis d’amis, ou famille très éloignée, n’auront jamais rencontré le défunt de son vivant mais se succèderont tout au long de la journée pour le saluer ainsi que sa famille, et surtout pour laisser une enveloppe contenant généralement entre 40 et 100 euros : contributions non négligeables au financement de la cérémonie et autres frais liés au décès.
Est-ce parce que le décès du défunt est plus un soulagement après une lente agonie qu’un choc brutal? L’ambiance n’est ni aux lamentations ni aux larmes. La tristesse est contenue et digne malgré les quantités d’alcool consommées, notamment par les amis soixantenaires du défunt. Des enfants en bas âges jouent sagement à côté de leurs parents et leurs amis de longue date qui malgré la tristesse de l’occasion, sont heureux de se retrouver après tant d’années.
Au milieu de l’après-midi, la famille proche s’éclipse pour la mise en bière, le moment le plus intense et éprouvant des trois jours. La mise en bière n’est en fait que la dernière étape d’un rituel qui prépare le défunt pour son dernier voyage et qui se compose traditionnellement du lavage du corps, puis de son habillage d’un costume de chanvre réservé aux morts, puis d’un dernier moment que les proches passent avec le défunt ainsi vêtu, avant son enveloppement dans un linceul pour enfin, le placer dans le cercueil.
Les contraintes modernes d’hygiène et de temps font que lorsque la famille prend place dans l’antichambre pour assister au travers d’une vitre, au début de la cérémonie, le corps du défunt est déjà lavé et repose sur une table médicale recouvert d’un linceul. L’employé du funérarium qui nous est préposé ainsi qu’un assistant font leur entrée et procèdent d’abord à l’habillage du défunt. Les gestes sont délicats et précis ; la synchronisation entre les deux exécutants est parfaite afin de respecter la dignité du défunt et faire qu’aucune parcelle de son corps, à l’exception des pieds et de la tête, ne soit dévoilée à l’assistance.
Une fois habillé, le visage du défunt est lavé, rasé, puis maquillé, ses cheveux peignés, afin de lui donner une apparence la plus présentable possible aux membres de la famille qui sont maintenant autorisés à pénétrer dans la salle afin de lui dire un dernier adieu. Traditionnellement, cette séquence est codifiée au point que l’emplacement de chaque membre de la famille est prédéterminé en fonction de sa proximité et de son rang vis-à-vis du défunt.
Puis l’assistance repasse dans l’antichambre pour l’enveloppement final du corps. Là encore, l’exécution est parfaite: elle respecte des règles strictes de pliage, d’ornement, et de nouage d’un nombre défini de rubans, afin d’aboutir à une esthétique fidèle aux traditions mortuaires confucéennes. Finalement,, les membres de la famille repassent dans la salle, et six d’entre eux placent le corps dans le cercueil, qui sera fermé au bout d’une cérémonie qui aura duré une heure et qui aura permis au défunt d’être déjà un peu dans l’au delà. Alors peut se tenir le premier “Jesa”.
Le Jesa, c’est le banquet en l’honneur des morts, dont le menu et la disposition des mets sont strictement codifiés. Ce banquet a lieu à l’anniversaire de la mort de l’ancêtre, traditionnellement chez l’aîné mâle de la famille: celui qui porte le flambeau d’une lignée familiale généralement plusieurs fois millénaire. Le rite du Jesa simule très concrètement le repas des esprits : avant d’y procéder, on ouvre les portes du foyer pour que les esprits puissent s’introduire ; entre chaque Jeol de leurs descendants, les couverts sont déplacés de plat en plat afin que les esprits goûtent à tout, tandis que les membres importants de la famille se succèdent pour remplir les verres d’offrande d’alcool de riz.
Le premier Jesa du défunt a lieu devant l’autel de la chambre mortuaire, en présence de tous les invités qui se succèdent pour offrir leurs deux Jeols suivi d’un salut debout, le corps incliné. Certains participants, dont la religion protestante assimile ce rite à de l’idolâtrie, se contenteront de s’agenouiller pour prier. Le défunt n’ayant pas de fils, je me demande à qui reviendra la tâche de perpétuer sa mémoire les années suivantes.
Jour 3
“Dora gada” (돌아가다), signifie revenir, retourner, rentrer, retrouver. C’est également le terme respectueux pour signifier décéder. Est-ce de son héritage bouddhiste et de sa conception cyclique de l’existence que le Coréen emprunte cette expression? Celle-ci me semble en tout cas fort appropriée alors que nous nous trouvons tous au crématorium par le matin ensoleillé du troisième et dernier jour de ces funérailles. La crémation ne va pas de soi en Corée, où le confucianisme assimile l’incinération du corps à une deuxième mort. Mais il faut vivre avec son temps et prendre en considération les contraintes pratiques, économiques de ceux qu’on laisse derrière soi. C’est pourquoi notre défunt, comme un nombre croissant de Coréens, émit le souhait d’une crémation.
La quasi-totalité des personnes présentes a passé la nuit ensemble au funérarium à discuter, manger et boire, puis à s’assoupir un peu à même le sol. Les yeux sont rougis par la nuit blanche, les visages hagards, certaines bouches pâteuses aux relents de Magkeolli. Tous sont rassemblés dans une salle d’attente, les regards figés sur un écran plat LG dernier cri qui permet de visualiser en direct l’entrée de la chambre d’incinération par où le cercueil fut introduit. Il ne se passe strictement rien à l’écran, si ce n’est que sur sa partie gauche un compteur indique le temps restant avant la fin de l’incinération, tandis qu’en bas défilent des messages d’informations, parmi lesquels celui qui signale que des chargeurs de smartphones gratuits sont à la disposition des visiteurs à la cafétéria. Personne à part moi, ne semble trouver ce message quelque peu incongru.
Enfin commence le dernier trajet terrestre du défunt dont les cendres ont été recueillies dans une urne en marbre. Je me souviens de la réaction surprise d’une touriste coréenne visitant la Bourgogne et réalisant que les cimetières se trouvaient généralement juste à la sortie des villages ou attenants à l’église. En Corée, les cimetières sont perdus dans la montagne, comme s’il fallait marquer par cette distance la séparation du monde des vivants de celui des morts.
La destination finale du défunt est un cimetière situé non loin de Seoul et donc du domicile de ses filles. Certains membres de la famille du défunt auraient préféré qu’il repose dans son village natal au sud de la Corée, auprès de ses parents et de tous ses ancêtres, tout comme ils auraient préféré qu’il ne fût pas incinéré. Mais les contraintes de la vie moderne ont encore une fois joué en leur défaveur: pour le défunt, mieux valait faciliter le quotidien de ses filles et leurs visites, que respecter les traditions ancestrales.
Mais le coeur des traditions reste intact: la famille et les très proches sont tous là, derniers témoins de ces trois jours de deuils, réunis autour de la dernière demeure du défunt. Alors qu’en France c’est à ce moment qu’affluerait le plus grand monde, en Corée ce dernier hommage ne réunit que les plus intimes qui offrent un ultime Jesa. Les dernières larmes sont versées, les derniers Jeols sont offerts, avant de reprendre le bus et finalement le cours normal de la vie qu’impose la Corée moderne : sans répit, violente parfois, mais trépidante aussi.
Je me dis qu’en France une telle épreuve inciterait au moins pour quelques semaines à plus d’introspection, de temps pour soi et ceux qu’on aime, à réfléchir au sens des choses et de son existence. Je pressens qu’ici, l’effet sera contraire ; que chacun mettra encore plus d’ardeur aux tâches de la vie quotidienne: étudier, travailler, réussir. Parce qu’en observant les proches du défunts, cette famille soudée autour de la dernière demeure de l’un des leurs, je comprends une fois de plus qu’en Corée, l’individu a moins sa place qu’en France, que chacun n’est que le maillon d’un tout : au même titre que le citoyen s’efface au nom de l’intérêt supérieur de la Nation, l’individu sacrifie son intérêt personnel au profit de celui de sa famille. Parce que son existence n’a de sens que s’il trace un trait d’union entre ses ancêtres et les générations futures.
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