Quelques feuilles plongées dans de l’eau chaude suffisent à suspendre le temps au Royaume-Uni l’après-midi. Originaire de Chine et savouré dans tout l’Orient, le thé est odeur, qu’il soit vert, fumé, rooibos, darjeeling… ou aromatisé comme l’earl grey à la bergamote ou d’autres extravagantes mixtures avec l’ajout de fleurs de cerisier ou de chrysanthème. Au XVIIe siècle, le voyageur Jean Chardin conte la pratique du thé : « Et pour l’usage journallier qu’en font les Portugais, et les Hollandois dans les Indes, il le faut regarder plustost comme un amusement d’esprits oysifs, mous, et voluptueux, que comme preuve de la vertu de ce breuvage Chinois ».
Place à la volupté. Mises à l’heure du thé, sans imaginer le thé de fous d’Alice ou la version américaine, politique, quelques fragrances, juste à déguster.
Kaléidoscope
Chez Bulgari le thé en voit de toutes les couleurs. Un magnifique thé vert a ouvert la voie en 1992 avec une création de Jean Claude Ellena. Déjà en germe s’écrit la simplicité d’un haiku chère à l’auteur. S’interprète délicatement un « thé » à la fraîcheur bergamote et d’une exquise légèreté. Puissamment original, le thé rouge est un ovni composé par Olivier Polge. Une odeur de foin, un thé chinois Yunnan à facette aldéhydée et un côté lacté, un peu gras donné par la figue (octolactone gamma, j’adore les noms scientifiques qui me font paradoxalement rêver). Ce tonitruant parfum me conduit sur les routes de l’Himalaya en quête de thé au beurre de yak rance, pocha, une interprétation toute personnelle. Figure aussi sur la carte un doux thé blanc (Jacques Cavallier en 2003). Aujourd’hui se déguste une nouvelle couleur, un thé bleu composé par Daniela Andrier, un oolong de Chine (Wu Long) avec une lavande fraîche, un zeste de pamplemousse, d’exquises feuilles de shiso, une discrète et tendre violette sur fond d’iris suave et de muscs pour voir joliment la vie en bleu.
Sur la voie du thé vert
Au pays du soleil levant se pratique, notamment dans les temples zen, la cérémonie du thé (Chadô ou Chanoyu). Le matcha, thé vert en poudre, est fouetté en mousse et se déguste selon un cérémonial très codifié inspiré par les préceptes de Sen no Rikyû au XVIe siècle. Pour Kakuzô Okakura (Le livre du thé) : « L’art du thé consiste en effet à dissimuler la beauté que l’on est capable de découvrir, et à suggérer celle que l‘on n’ose révéler ». De ce culte de l’imparfait à aujourd’hui, ce thé se retrouve aussi en cuisine, délicieusement associé à la pâte de haricot rouge (azuki) ou, pour les palais Occidentaux, savoureusement marié au chocolat blanc.
En parfum, ce thé vert a inspiré et a ouvert la voie à de nombreuses créations. Succès mondial, CK One (1995) est un parfum mixte à la fraîcheur bergamote ; un accord thé traverse le parfum de la tête au fond. Frais et agréable, il doit aussi son succès à sa parfaite adéquation à une époque où l’un est l’autre et où les codes masculins et féminins fusionnent.
Green Tea d’Elizabeth Arden (2000) ajoute à son départ hespéridé, une senteur de rhubarbe acidulée et une fraîcheur menthe aromatisée de graines de céleri.
Eau de Thé vert de Roger & Gallet joue la fraîcheur Cologne avec mandarine, orange, yuzu sur fond boisé de cèdre.
L’Occitane, à partir de 1999, a imaginé des thés verts. Un premier avec muscade, cèdre, thym, suivi d’un Thé vert & Bigarade, évidemment orange, mais aussi cèdre et muscs blancs. Les versions ensuite s’aromatiseront : menthe et puis jasmin.
En 2009 Paris–Tokyo de Guerlain, un voyage autour du thé vert avec une délicate violette, un jasmin sur fond boisé de cèdre. Très populaire au Japon notamment pour les tansu, le cèdre ou faux cyprès est appelé hinoki et se retrouve très souvent associé au thé vert dans les compositions.
En 2014 Dans Tea Escape Tokyo 2008, (Replica de Maison Martin Margiela) Fabrice Pellegrin compose une échappée belle au Japon avec poivre rose, menthe, le tout servi avec du riz soufflé.
Dans un lac ensoleillé a plongé Teazzura, Aqua Allegoria de Guerlain. Là, se déguste un thé vert à la jolie fraîcheur agrume de bergamote et yuzu tandis que fleurit un jasmin solaire sous un ciel azur.
Au pays du matin calme, le thé est aussi potion magique. Escapade vers Jeju, L’île au thé (Annick Goutal) pétille avec la légèreté du mandarinier sur infusion de thé. On imagine Camille Goutal et Isabelle Doyen parcourir l’île à la découverte des senteurs qui allaient habiter leur création. L’osmanthus s’imposa avec ses fleurs et son odeur abricotée. L’île a aussi donné son nom à un thé, le Jejudo Impérial, un thé vert de Corée (Palais des thés) ; plus « chair de poisson » que le thé vert japonais !
Histoires de thés
D’autres thés apportent leurs saveurs aux parfums, mais en mineur. S’invite aussi le maté, faux thé ou thé du Paraguay, qualifié aussi de thé des jésuites ; son nom vient du langage quechua où il signifie calebasse, contenant les herbes. S’il se boit selon le même principe d’infusion, il se retrouve aussi en parfumerie.
En 1996 Thé pour un été de L’artisan parfumeur mêlait thé vert et maté, le tout entouré de menthe, bergamote, citron, jasmin, osmanthus et hinoki. En 2000, pour L’artisan parfumeur toujours, est composé Tea for two par Olivia Giacobetti. La chanson se fredonne et surgit La grande vadrouille et le sifflotement de ralliement dans le bain turc. D’où peut-être des saveurs épicées et douces de cannelle, gingembre, miel sur fond cuir et tabac.
Dans la série des Leaves (superbe Shiso) de Comme des garçons figure un Tea (2000), à base de thé noir à la fraîcheur bergamote sur fond cèdre et maté.
Duel d’Annick Goutal avec Isabelle Doyen a été lancé en 2003. Petitgrain du Paraguay, avec maté, iris sur fond boisé (gaïac) et cuiré pour une composition puissante et originale.
Jean Charles Brosseau (superbe Ombre rose) s’est mis au Thé brun en 2005. Pierre Bourdon y rend hommage au lapsang souchong avec bergamote, ananas, cannelle, cardamome sur coeur floral et fond cumin, musc, ambre et vanille.
Mathilde Laurent dans La Treizième heure (Cartier) réussit très beau parfum, un côté thé noir puissant, du maté, du cuir, de la vanille. Tea time!
Pour Kakuzô Okakura : « Le thé n’a ni l’arrogance du vin ni l’affectation du café –et encore moins l’innocence minaudière du cacao.” Alors mettons-nous au thé, mais en parfums.